Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome II

CHAPITRE VII – La gitane héroïque

Dans le camp des Français, la journée s’étaittristement terminée. Andrée et Frédérique n’avaient dîné que d’unetablette de chocolat, découverte par Agénor dans sa cabine, et queles deux jeunes filles s’étaient partagée ; quant aux hommes,ils n’avaient pris que quelques gorgées d’eau minérale ;encore cette ressource était-elle sur le point de leur manquer.

Il avait fait, l’après-midi, une chaleuraccablante. Il était évident que les bandits qui s’étaient emparésdu navire l’orientaient vers le sud-ouest, sans doute pour aborderdans quelqu’une des petites îles du nord de la Polynésie, et cetteconstatation donnait de grandes inquiétudes à l’ingénieur et à sesamis.

Après une soirée mélancoliquement passée, toutle monde, sauf Agénor qui était de faction, songea à se retirerdans sa cabine. On se souhaita le bonsoir, et Andrée et Frédériqueembrassèrent leurs fiancés plus tendrement que de coutume. Ellesavaient besoin de tout leur courage pour retenir les larmes quileur montaient aux yeux ; et, avant de se séparer, une foisseules dans la cabine d’Andrée, elles se jetèrent en pleurant dansles bras l’une de l’autre.

– Chère Frédérique !

– Chère Andrée !

– Je sens que je ne vais pas fermer l’œilcette nuit. Je tremble qu’il n’arrive malheur à Roger.

– Oh ! moi, je suis sûre aussi de nepas dormir. Si tu restais avec moi dans ma cabine, il me semble quej’aurais moins peur !

– Eh bien, oui, cela vaut mieuxainsi !… Mais tais-toi donc, il me semble que j’ai entenduparler…

Les deux jeunes filles écoutèrent avecattention.

Mlle de Maubreuil nes’était pas trompée. Bientôt une voix – celle de Dorypha – se fitentendre dans le silence, appelant d’un tonprécautionneux :

– Mademoiselle de Maubreuil !Mademoiselle de Maubreuil !

– C’est vous, Mercédès ?

– Oui, mademoiselle.

– Mais où êtes-vous ?

– Dans la cabine voisine de la vôtre.Mettez-vous à la fenêtre, mais parlez bas !

– Qu’y a-t-il donc ?

– Faites ce que je vous dis !Allongez la main !… Bien. Maintenant, prenez le paquet que jevous tends ! Faites attention… c’est assez lourd !

– En effet, mais qu’est-ce que c’est quecela ?

– Ne dites rien, c’est du jambon. Je saisque vous êtes réduites à la famine. Mais attendez, ce n’est pasfini ! Voici encore une caisse de conserves… vous la tenezbien ?

– Oui, mais je ne sais comment vousremercier.

– Prenez toujours… Vous me remercierezaprès. Voici du pain, du chocolat, maintenant. Ça va être le tourdes bouteille car on ne peut pas manger sans boire, n’est-ce pas,señora ?

Et la gitane, toujours insouciante, eut unjoyeux éclat de rire.

À ce moment, Andrée et Frédérique entendirentcomme un bruit de lutte, puis le hublot de la cabine de Dorypha sereferma avec un bruit sec, et elles distinguèrent, de l’autre côtéde la cloison, les accents d’une brutale voix d’homme.

– Mon dieu, murmura Frédérique, la pauvrefille a été victime de son dévouement ! Elle vient d’êtresurprise par un de ces misérables ! Ils ne lui pardonnerontpas d’avoir essayé de venir à notre secours !

Tremblantes d’angoisse, les deux jeunes fillesessayèrent d’entendre la discussion qui avait lieu dans la cabinevoisine et qui se poursuivait avec de grands éclats de voix, maiselles n’arrivaient qu’à saisir des bribes de phrases et des motsentrecoupés.

Au moment où la gitane se préparait à passerles bouteilles de vin dont elle avait parlé à Andrée de Maubreuil,elle s’était sentie brusquement saisie par les épaules, elles’était retournée et elle s’était trouvée en face de l’Irlandaisqui, furieux de se voir abandonné, n’avait cessé de l’espionnerdepuis la veille.

– Je t’y prends ! ricana lemisérable, c’est toi qui fournis des vivres aux gens des cabines.Je vais prévenir tout le monde de ta trahison !

La gitane se débattait comme une hyène pours’arracher à l’étreinte de l’Irlandais ; comme il ne lalâchait pas assez vite, elle lui planta dans les joues les onglesde ses dix doigts, le sang coula, Edward, furieux, hors de lui,criant de toutes ses forces :

– À moi, Slugh ! À moi, ceux de laMain Rouge ! Vous êtes trahis !… Au secours !… Venezvite !…

– Te tairas-tu, vile crapule !…gronda la gitane, qui d’une main impatiente et fiévreuse, cherchaitson poignard.

La lutte entre Dorypha et son ex-amant secontinuait, implacable et sourde, dans les ténèbres de lacabine.

Mais les cris de l’Irlandais avaient étéentendus. Aux mots de Main Rouge et de trahison, tout le monde futsur pied en un clin d’œil. L’électricité fut rallumée et les gensde la bande du capitaine Knox arrivèrent sur le pont au moment mêmeoù les partisans de Slugh commençaient à manœuvrer les palans quiretenaient la grande chaloupe sur ses portemanteaux. Ce fut de partet d’autre une explosion de rage.

– Personne ne touchera à cette chaloupe,déclara Christian Knox. Elle appartient au bâtiment et c’est moi,le capitaine, qui ai seul le droit d’en disposer.

– Le seul capitaine ici, c’est moi !hurla Slugh, se départant pour une fois de son flegme habituel. Unpeu de nerf, vous autres, dit-il à ses hommes, n’écoutez pas cequ’il vous chante et halez ferme sur les palans !

– Je défends qu’on touche à cettechaloupe ! cria Knox en faisant jouer le déclic d’un grosrevolver.

– On y touchera si l’on veut !répliqua Slugh en exhibant à son tour un énorme browning.

– C’est ce que nous allonsvoir !

– C’est tout vu !

Slugh, d’un geste rapide, avait pressé sur lagâchette de son arme avant que Knox eût eu le temps de se mettre endéfense.

Le vieux pirate tomba comme une masse, lapoitrine trouée d’une balle. Il avait été atteint en plein cœur,tué net.

– Voilà comme je traite les ennemis de laMain Rouge ! s’écria Slugh d’un air terrible ; etmaintenant, à qui le tour ?

Personne ne broncha et ce fut au milieu d’unprofond silence que Slugh ordonna :

– Vous autres, laissez cette embarcationtranquille ! Ce n’est plus la peine ; maintenant que cechenapan a cassé sa pipe, j’espère que tout le monde ici va marcherdroit…

Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Unegerbe de flammes venait de jaillir des cabines de l’arrière,illuminant tout le navire d’une lueur sanglante.

– By God !jura le bandit. Le feu que j’avaisoublié ! J’ai dû mal calculer la longueur de la mèche !Mais vite, que quelqu’un aille éteindre le foyer de l’avant, prèsde la soute aux poudres.

– La soute aux poudres !

Ces mots terribles donnèrent des ailes auxmoins ingambes ; en un clin d’œil, dix matelots, armés deseaux d’eau, se ruaient dans l’entrepont et arrivaient juste àtemps pour éteindre la mèche du second foyer d’incendie. Lesautres, Slugh en tête, couraient du côté des cabines d’arrière,dont le bois résineux, couvert d’une épaisse couche de peinture,brûlait avec de sinistres crépitements.

Du milieu des flammes, on entendait s’éleverdes cris de femmes.

Slugh, que son sang-froid n’avait pasabandonné une minute, ordonna de faire jouer les pompes et bientôtdes torrents d’eau tombèrent au milieu du brasier.

Mais le feu, qui trouvait un aliment dans unefoule de matières éminemment combustibles, ne paraissait pasdiminuer d’intensité. On entendait les cris déchirants desFrançais, grillés vifs dans leurs cabines.

Slugh lui-même, par une contradiction qu’unpsychologue se chargera d’expliquer, était sincèrement ému etdonnait des ordres pour activer le sauvetage des passagers. Ilvoulait bien assassiner ces jeunes gens, qui ne lui avaient jamaisfait de mal, mais il ne voulait pas les faire rôtir à petit feu,cela n’était pas dans ses ordres.

Disons-le, tout l’équipage, armé de seaux, dehaches et de barres de fer, travaillait avec ardeur.

Un cri immense s’éleva de toutes les poitrineslorsqu’un homme aux vêtements en cendres, à la barbe brûlée,apparut au seuil d’une des cabines. C’était le poète Agénor, quivenait d’arracher aux flammes la petite femme de chambreécossaise.

Presque au même moment, Roger Ravenel, tenantdans ses bras Frédérique, tombait évanoui entre les mains desmatelots qui se portaient à son secours.

Un peu après, l’hercule aux bras tatoués,Pierre Gilkin lui-même, retira des flammes le corps inanimé del’ingénieur Paganot. On lui prodigua toutes sortes de soins, maisdès qu’il eut ouvert les yeux, il poussa des crisdéchirants :

– Andrée, où est Andrée ? je veux lasauver !

Mais le malheureux, les mains et le corpsatrocement brûlés, était incapable de faire un mouvement.

– Andrée, répétait-il, sauvezAndrée !

À ce moment, Dorypha, la gitane, fendit lafoule des matelots. Après une longue lutte, elle avait enfin réussià terrasser Edward Edmond et à lui glisser son stylet entre deuxcôtes. Elle souriait, heureuse.

– C’est moi qui sauveraiMlle de Maubreuil ! s’écria-t-elle, et,s’emparant d’un caban de matelot, elle le trempa dans un seau d’eauet le jeta sur ses épaules, puis, sans hésitation, elle se lança aumilieu des flammes.

Pendant dix secondes il y eut un silence demort. On n’entendait que le crépitement de l’incendie et lesifflement de l’eau immédiatement volatilisée au contact descharbons ardents.

Dorypha avait disparu derrière le rideau desfumées rousses, pailletées d’étincelles.

– Elle ne reviendra pas ! cria unevoix dans le silence de la foule haletante.

– Qui a dit cela ? s’écria PierreGilkin. Je vais aller la chercher, moi !

Bousculant tous ceux qui voulaient le retenir,l’hercule s’avança vers le brasier, mais au moment où il allait ypénétrer, Dorypha reparut, portant sur son épaule, entortillé dansle vêtement mouillé dont elle s’était munie, un corps inerte. Il yeut une acclamation générale.

– Vive la Dorypha !

Tous s’empressaient pour la voir, pour ladébarrasser de son fardeau et, en cet instant, elle eût fait cequ’elle eût voulu de tous ces hommes.

Andrée de Maubreuil avait été déposée sur lacouchette d’une des cabines des gens de service. L’ingénieurPaganot lui prodigua les soins les plus dévoués et il souffraitlui-même de cruelles brûlures. Il avait avalé en hâte une gorgée dewhisky, et une sorte de fièvre l’empêchait d’avoir conscience de ladouleur cuisante qu’il éprouvait.

Andrée de Maubreuil, dont la cabine setrouvait toute proche de la cloison étanche, n’avait presque passouffert du feu, mais, au moment où la danseuse l’avait saisie,elle était déjà à demi asphyxiée.

L’ingénieur, auquel s’étaient joints Agénor etle naturaliste, maintenant rassuré sur le compte de Frédérique,appliquèrent à la jeune fille l’énergique traitement usité enpareil cas. On pratiqua des tractions rythmées de la langue et larespiration artificielle et Dorypha, dont la blonde chevelure avaitété seulement un peu roussie, fit preuve envers son ex-maîtressed’un dévouement infatigable, mais ce ne fut qu’après deux heures desoins qu’Andrée put être considérée comme hors de danger.

À ce moment, les matelots étaient maîtres del’incendie, dont l’eau seule n’eût pas eu raison, mais qui avaitfini par céder devant les bombes extinctrices dont Paganot avaitheureusement emporté une provision.

Les luxueuses cabines de l’arrière, la salle àmanger, les salons avaient été complètement détruits. Il n’enrestait que des poutres noircies et à demi calcinées. Encoreétait-ce une chance inouïe que le feu n’eût pas atteint lesréserves de pétrole destinées aux machines de bord et qui ne setrouvaient qu’à peu de distance de là.

Ce drame avait été si rapide que c’est à peinesi les Français, un peu revenus à eux-mêmes, commençaient à serendre compte de l’épouvantable danger qu’ils venaient de courir.Dorypha les mit au courant, sans oublier de faire un éloge trèssenti de son nouvel amoureux, Pierre Gilkin.

– Il faut absolument, dit tout à coupl’ingénieur, que je parle à Slugh. Maintenant qu’il a reconquistoute son autorité, j’espère que les choses vont changerd’aspect.

– Je vais avec vous, dit Agénor.

Tous deux s’avancèrent dans le couloir quiséparait les cabines, mais là ils se heurtèrent à deux matelots quimontaient la garde, la carabine sur l’épaule et la baïonnette aucanon.

– On ne passe pas ! cria l’un d’euxaux Français.

– Mais je veux voir le capitaine, ditAgénor.

– On ne passe pas. Rentrez, ou je faisfeu.

Du seuil de la cabine, Dorypha avait assisté àcette scène.

– Caramba ! s’écria-t-elle,nous allons voir si je ne vais pas passer, moi !

Elle marcha hardiment vers le matelot et, secampant effrontément en face de lui :

– C’est vrai que tu veux m’empêcher depasser ? fit-elle.

– Mes ordres ne vous concernent pas,répondit l’homme.

– C’est bien heureux ! Mais à tout àl’heure, je vais revenir.

Son absence fut assez longue. Quand elle seprésenta de nouveau à l’entrée du couloir, elle était accompagnéede Pierre Gilkin et de cinq ou six de ses plus robustes camarades.Slugh venait à quelque distance en arrière, l’air mécontent. Lesdeux sentinelles de la Main Rouge cédèrent la place sansdifficulté.

– Désormais, dit la danseuse auxFrançais, ce sont mes amis qui se chargent de veiller à votresûreté. Vous allez vous installer le plus confortablement possibledans les cabines vides, et je vous jure, foi de gitane, que vous nemanquerez de rien !

« Le capitaine Slugh a compris que, s’ilvoulait faire le méchant, les amis de Pierre Gilkin, réunis auxanciens partisans du capitaine Knox, ne le laisseraient paslongtemps tranquille. Il a été convenu que Slugh nous débarqueraitau premier port où nous voudrons atterrir. Après, lui et ses hommesiront au diable, s’ils le veulent, avec la Revanche. Voilàle seul moyen que j’aie trouvé d’arranger les choses.

– Nous ne demandons rien de plus,répondit l’ingénieur Paganot, parlant au nom de ses amis ;pourvu que nous soyons en sûreté avec les jeunes filles qui noussont confiées.

– De cette façon, fit Slugh avec sonsourire de bonhomie auquel personne ne se laissait plus prendre,tout le monde sera content.

Le bandit dissimulait mal son ironiquesatisfaction.

Une heure auparavant, grâce à la collaborationdes deux plus anciens matelots du bord, il avait relevé la positionexacte de la Revanche et ordonné au timonier de mettre lecap vers le nord.

– Dans deux ou trois jours, songeait-il,nous serons arrivés à l’île des pendus. Ma mission sera remplie. Jemettrai à terre les Français et leurs petites bonnes amies, et lesLords de la Main Rouge en feront tout ce qu’ils voudront. Pour moi,je m’en lave les mains ! Je crois que, dans des circonstancesaussi difficiles, je n’ai pas mal mené ma barque…

Les Français se trouvaient hors d’état dedéjouer une pareille ruse. L’incendie les avait privés desinstruments nécessaires pour relever la position du yacht, puis ilsétaient complètement absorbés par les soins que nécessitaientl’état de Frédérique et surtout celui d’Andrée. Enfin, ils avaientconfiance dans la protection de Dorypha, qui avait été pour euxcomme un bon génie.

Après tant de péripéties, la traversée leursemblait devoir s’achever dans les conditions les pluspaisibles.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer