Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome II

CHAPITRE III – Une soubrettecompromettante

La Revanche était un magnifiquenavire d’un tonnage presque double de celui de l’Ariel.Édifié d’après les plans de l’ingénieur Harry Dorgan, encoreaméliorés par Roger Ravenel et Antoine Paganot, il était muni d’unecoque en nickel extra-légère et de chaudières au pétrole qui luipermettaient d’atteindre une prodigieuse vitesse.

Il était, en somme, construit d’après le mêmesystème que les paquebots Éclair de la compagnie fondée par FredJorgell et qui faisaient en quatre jours la traversée de New Yorkau Havre, il était armé de canons de soixante millimètres à freinhydropneumatique du modèle le plus récent ; enfin, ilpossédait un tube lance-torpilles.

Il comptait cent cinquante hommes d’équipage,pourvus de carabines Winchester à répétition.

Fred Jorgell avait surtout tenu à ce que lesmatelots de la Revancheeussent servi comme soldats oucomme marins de l’État, et il avait recommandé à Edward Edmond,spécialement chargé de l’embauchage, de recruter de préférence deshommes qui auraient déjà assisté à une guerre, comme, par exemple,l’expédition des îles Philippines.

Malheureusement, Edward Edmond n’avait euaucune difficulté à concilier les recommandations du milliardaireet les ordres de la Main Rouge. La plupart des hommes qu’il avaitengagés, et qui pouvaient montrer des certificats de présence aucorps, appartenaient à la redoutable Association.

Quant au capitaine, ce n’était autre que Slughl’ex-tramp, l’homme de confiance de Cornélius, l’ancien gouverneurde la garnison de l’île des pendus.

L’audacieux bandit, qui avait navigué dans sajeunesse à bord d’un brick de pirates, avait suffisamment deconnaissances nautiques pour diriger un navire ; d’ailleurs,il s’était adjoint, en qualité de second, un loup de merexpérimenté, un fin matelot, en la personne du capitaine ChristianKnox ; le vieux forban avait fini par se décider à accepterles brillantes propositions qui lui étaient faites et, en modifiantsa coupe de barbe et s’affublant de lunettes, il s’étaitsuffisamment « camouflé » pour n’être pas reconnu desjeunes filles, qui lui avaient vu apporter à Golden-Cottage lafameuse bouteille trouvée au fond de la mer.

Slugh, pour arriver à ce résultat, avaitprésenté à Fred Jorgell des certificats de premier ordre, et EdwardEdmond avait enlevé l’affaire en déclarant qu’il le connaissaitpersonnellement.

Slugh, d’ailleurs, avait complètement modifié– lui aussi – son aspect physique. Il s’était débarrassé de salongue barbe de chemineau, pour ne conserver qu’une touffe de poilsà la partie inférieure du menton, à la mode yankee. Son visage, auxtraits anguleux et rudes, sa peau tannée par le grand air et lesoleil lui donnaient tout à fait les apparences d’un capitaine demarine un peu brusque mais loyal ; sa carrure imposante sedessinait sous un superbe uniforme bleu à galons dorés, et ilavait, ma foi, fort bonne mine.

On voit combien avaient été terribles lesconséquences de la trahison d’Edward Edmond ; sur centcinquante hommes de l’équipage, cent vingt appartenaient à la MainRouge. Comme Slugh l’avait dit à Cornélius quelques heures avant ledépart, il n’aurait qu’un geste à faire, qu’un doigt à lever, pourse trouver entièrement maître du yacht.

La Revanche appartenait à la MainRouge depuis le capitaine jusqu’au chauffeur, en y comprenant mêmele maître d’hôtel et le cuisinier, et jusqu’à l’employé,spécialement embauché, qui devait faire fonctionner l’appareil detélégraphie sans fil.

Edward Edmond avait eu l’imprudence de faireengager la gitane Dorypha, sa maîtresse, comme femme de chambre, auservice d’Andrée de Maubreuil, une petite Écossaise nommée Ketty,cousine éloignée de mistress Mac Barlott, remplissant les mêmesfonctions auprès de Frédérique.

L’Irlandais avait eu, d’abord, beaucoup depeine à décider la danseuse à remplir un pareil rôle, puis,finalement, l’imprévu de l’aventure avait triomphé de seshésitations. D’ailleurs, Edward Edmond et Slugh lui-même luiavaient fait de magnifiques promesses ; Dorypha s’étaitrappelée qu’elle avait été autrefois, à Grenade, au service de lafemme d’un corregidor,et il lui avait paru amusant dejouer de nouveau ce rôle.

Sur la recommandation d’Edward Edmond, lagitane avait tout de suite été acceptée, et cela d’autant plusaisément que toutes les filles de service auxquelles on s’étaitadressé avaient refusé nettement de s’engager dans une expéditionaussi mystérieuse et qui ne paraissait pas sans danger.

Dorypha était une comédienne admirable.Laissant de côté les toilettes tapageuses, les audacieux décolletéset l’effronté maquillage, elle avait revêtu un costume tailleur dedrap noir, d’une coupe sévère, et ses beaux cheveux blonds secachaient sous un bonnet tuyauté, qui lui donnait une petite minehypocrite et puritaine des plus réjouissantes.

Trouvant le nom de Dorypha trop compromettant,la gitane s’était présentée sous celui de Mercédès. Andrée l’avaitacceptée de confiance, tout en remarquant qu’elle avait l’air trèsdéluré.

– Cette Mercédès ne semble pas avoirfroid aux yeux, avait-elle dit.

– De fait, avait ajouté le naturalisteRavenel, elle a des yeux qui brasillent comme des charbons d’enfersous ses grands cils de velours noir.

Mais la gitane, souple, câline et prévenante,pleine d’attentions pour sa maîtresse qu’elle avait prise enamitié, n’avait pas tardé à faire oublier cette premièreimpression ; elle s’acquittait de son service avec unehabileté exemplaire, et sa gaieté, son air bon enfant l’avaientrendue sympathique à tout le monde.

On n’avait, d’ailleurs, aucun reproche à luifaire sur sa tenue et sa conduite. Et, dans ce milieud’intellectuels d’une urbanité raffinée, cette fille du ruisseau,élégante d’instinct et de race, trouvait moyen de ne pas fairetache. Dorypha, répétons-le, était une comédienne admirable.

Nul ne se fût douté que cette soubrette, ausourire fripon, qui apportait d’un air modeste et respectueux lechocolat ou le courrier de ces demoiselles sur un plateau d’argent,était la même effrontée drôlesse que l’on avait vu lever la jambedans les bouges à matelots, et balancer sa croupe comme unepouliche du haras de Cordoue.

À bord de la Revanche, l’installationdes passagers était luxueuse et les cabines confortables. Dès lepremier jour de la traversée, Andrée et Frédérique pensèrent que levoyage serait des plus agréables. Grâce à l’armement formidable duyacht et à la collaboration de lord Burydan, elles regardaient ladélivrance de M. Bondonnat comme une chose certaine. Il leurparaissait impossible que la garnison de l’île des pendus pût faireune résistance sérieuse et, pour elles, l’expédition s’annonçaitcomme une véritable partie de plaisir.

L’ingénieur Paganot, le naturaliste Ravenel etle poète Agénor n’étaient pas loin de partager cette manière devoir.

Comment auraient-ils eu quelque chose àredouter sur ce beau navire, si formidablement armé, qui, sous unciel bleu, par un soleil magnifique, fuyait à toute vitesse sur lacalme surface de l’océan Pacifique ? Rien qu’à voir les facesbasanées des hommes de l’équipage, qui, dans leurs uniformes neufs,avaient l’air de vieux braves, d’honnêtes héros blanchis dans lescombats, ils se sentaient rassurés.

– Ce sont de solides gaillards, répétaitPaganot.

– Très solides ! ajoutaitAgénor.

– Et je crois qu’on peut avoir confianceen eux à tous les points de vue, concluait le naturalisteRavenel.

Les trois Français commettaient là une lourdeerreur, mais, comment auraient-ils pu soupçonner qu’ils étaientvictimes d’une pareille machination ? Leur confiance étaittelle qu’ils s’en remettaient entièrement à l’honnête capitaineSlugh, qui, admis à leur table, charmait tout le monde par sespittoresques anecdotes, aussi bien que par son robuste appétit.

Il arrivait bien quelquefois que le capitainelaissât échapper quelque expression crapuleuse, mais on mettaitcela sur le compte de la « rude franchise » particulièreaux vieux loups de mer.

Un fait qui eût dû éveiller les soupçons desdeux ingénieurs, c’était la taciturnité subite du capitaine, sitôtque la conversation tombait sur quelque question technique. Slughsavait bien conduire un navire par routine, à la façon des pirateset des marchands de copra des îles de corail, mais il se fûtembrouillé tout de suite si on l’avait poussé à fond au sujet de lalatitude, et il eût été parfaitement incapable, à lui tout seul, derelever le point pour établir la situation exacte du bâtiment.

C’était le capitaine Knox qui se chargeait dece soin et lui remettait chaque jour les chiffres exacts de lalongitude et de la latitude, relevés sur les feuilles de soncarnet.

D’ailleurs, Slugh n’avait manifesté aucunétonnement, et pour cause, lorsqu’une fois en dehors de la rade deSan Francisco l’ingénieur Paganol, délégué officiel de FredJorgell, avait donné l’ordre d’orienter le navire vers le nord.

Le premier jour de la traversée, l’ingénieurcommanda au télégraphiste d’entrer en communication avec le postede San Francisco, pour annoncer à Fred Jorgell et à Harry Dorganque tout allait bien ; au bout de peu de temps, l’employé vintapporter la réponse du milliardaire, qui faisait les meilleurs vœuxpour le succès de ses amis. Mais, dans la même journée, desmatelots, en abaissant trop rapidement une vergue, s’y prirent avecune telle maladresse que l’énorme pièce de bois vint frapperobliquement la cabine vitrée où se trouvaient les appareils et lesfaussa presque tous.

Les Français n’attachèrent pas une importancepar trop grande à cet accident, étant donné, surtout, que letélégraphiste leur promit de réparer, tant bien que mal, le dégât,ce qui ne demanderait pas plus de deux jours de travail.

Tous avaient donc pleine confiance et nul nesoupçonnait l’orage qui s’amoncelait au-dessus de leur tête.

Cependant, Andrée avait remarqué qu’EdwardEdmond, qui, promu au grade de commissaire du bord, mangeait à unetable à part avec le personnel de service, paraissait de fortmauvaise humeur ; mais la jeune fille avait attribué cemécontentement au dérangement que lui causait le voyage et ellen’avait pas remarqué les étranges regards, à la fois ardents etirrités, que l’Irlandais jetait à la jolie camériste espagnole,chaque fois qu’elle apparaissait sur la dunette.

Edward Edmond, en effet, était furieux d’avoirentrepris ce voyage et presque autant d’avoir amené avec lui laDorypha ; l’Espagnole ne quittant sa maîtresse ni le jour nila nuit, car elle occupait la cabine contiguë à celle d’Andrée,l’Irlandais ne pouvait avoir que de rares et furtives relationsavec sa maîtresse.

Dorypha, qui, en réalité, n’était nullementéprise de lui, s’amusait de cette situation et se plaisait à letaquiner de mille façons ; quand elle passait sur le pont, àquelques pas de lui, elle avait une façon ironique de sourire, quimettait Edward Edmond en fureur.

Quelquefois elle s’approchait de la cabinequ’il occupait, s’avançant à pas de loup et regardant avecprécaution autour d’elle, puis, quand il croyait qu’elle allait yentrer donner enfin satisfaction à ses désirs éperdus, elles’échappait en riant, vive et légère comme une oiselle.

Elle l’aguichait de mille façons. Parfois ellelui tendait ses lèvres dans un coin sombre, puis brusquement sedérobait au baiser et se sauvait en criant :« Mademoiselle… je vois mademoiselle qui mecherche. »

Par contre, la gitane montrait toutel’amabilité possible envers le naturaliste Roger Ravenel. Trèsexpérimentée dans les choses de la passion, elle trouvait lenaturaliste très bel homme, sa physionomie intelligente etdonquichottesque, avec son nez énorme, ses petits yeux bruns etvifs et ses moustaches en bataille, était allée droit au cœur de lagitane.

– Celui-là a vraiment l’air d’un homme,songeait-elle parfois, et je crois que je l’aimerais bien, au moinspendant huit jours !…

Elle appréciait moins, à ce point de vuespécial, l’ingénieur Paganot. Avec sa face rose et entièrementrasée, l’ingénieur, pour elle, ressemblait trop à tous ces Yankeesqu’elle ne pouvait souffrir. Pour elle, un homme sans moustachesn’existait pas, c’était là un principe absolu.

Cependant, parmi les hommes de l’équipage, ils’en trouvait un certain nombre qui avaient eu l’occasion d’admirerla Dorypha dans ses danses capiteuses, à la bodega duVieux-Grillage, ou dans d’autres bouges du même genre. Elle n’avaitpas tardé à être reconnue.

Son nom avait volé de bouche en bouche et,maintenant, quand la gitane apparaissait sur le pont, les matelotsformaient de petits groupes pour mieux la regarder, les unsricanant bêtement, d’autres les yeux allumés de luxure.

Vicieuse comme une vraie fille du diable, laDorypha, quand elle croyait n’être pas vue, décochait aux marinsdes œillades moqueuses, ou, parfois, elle traversait lentement lepont en balançant imperceptiblement la croupe et les hanches, commesi elle eût été sur le point d’attaquer une de ceshabaneras, un de ces tangos, qui faisaient bondir ethurler toute une salle en folie.

Quand il pouvait la pincer entre deux portes,Edward Edmond lui adressait d’amers reproches de cette conduite,mais elle ne faisait que rire de ses sermons et de sa colère.

– Ils peuvent tirer la langue,répondait-elle, mais ils ne m’auront pas ! Je ne suis qu’à toiseul, querido mio, alma de mi corazon[7].

Elle donnait une petite gifle sur les oreillesrouges de l’Irlandais et s’esquivait.

Dès le second jour, Slugh n’avait pas été sanss’apercevoir de l’influence démoralisatrice qu’exerçait la présencede la gitane, et il avait dû, plusieurs fois, dissiper lui-même lesgroupes que formaient les marins en extase dès que paraissaitl’Espagnole ; lui aussi avait voulu semoncer la Dorypha, maisla drôlesse n’en faisait jamais qu’à sa tête, et les menaces ni lespromesses n’avaient aucun effet sur elle.

Ce n’était pas là le plus grave sujet depréoccupation de Slugh. Habitué depuis de longues années àcommander aux tramps et connaissant sur le bout du doigt lapsychologie spéciale de cette sorte de gens, il s’apercevait tout àcoup que cet équipage, qu’il aurait cru avoir parfaitement en main,montrait déjà des tendances à l’indiscipline. Quelques-uns desbandits restaient sur leurs couchettes à fumer et à boire, enjouant aux cartes, et rien ne pouvait les faire changer d’attitude.D’autres tenaient dans les coins des conciliabules mystérieux.

Le premier jour même, comme on avait à peineperdu de vue la côte américaine, Slugh avait été obligé de faire unexemple ; dans le poste de l’équipage, un matelot nomméWallis, ivre à ne pas tenir sur ses jambes, l’avait insultégrossièrement, le traitant de « sanglant coquin », de« maudit pirate du diable », et autres semblablesépithètes. En toute autre circonstance, Slugh aurait brûlé à boutportant la cervelle de l’insolent, mais comme, sous aucun prétexte,il ne fallait éveiller les soupçons des Français, le capitaine secontenta d’assommer son insulteur d’un coup de poing.

Il y eut un bruit d’os et de chair broyés etl’homme tomba à terre le crâne fracassé, les yeux vitreux et lalangue pendante. La mort avait été instantanée.

– Qu’on cache cette charogne dans uncoin, ordonna Slugh, et à la nuit tombante, on le jettera à lamer ; il ne manque pas de requins dans ces parages !

Un silence de mort accueillit ces paroles.Deux hommes s’empressèrent d’emporter le cadavre de l’ivrogne, maisSlugh avait compris qu’en prenant le commandement de laRevanche il avait assumé une lourde responsabilité.

En y réfléchissant, il trouva bientôt la causede cette propension à la révolte qu’il remarquait parmi ses hommes.Il ne pouvait en accuser une autre personne que le capitaineChristian Knox qui, depuis qu’il était à bord où ses talentsnautiques le rendaient indispensable, prenait de petits airsironiques, montrant à Slugh une déférence exagérée et gouailleuse,lui donnant cent fois par jour le titre de capitaine sous lesprétextes les plus futiles.

Slugh se repentit alors amèrement d’avoirembauché ce vieux pirate capable de toutes les trahisons, et qui,certainement, avait dû s’assurer à l’avance de nombreux partisansparmi les hommes de l’équipage.

Il résolut de surveiller de près le vieuxcoquin et de lui brûler la cervelle à la première occasion.

Knox, cependant, paraissait ne se soucier enrien de la mauvaise humeur, pourtant très visible, du capitaine entitre. Il sifflotait gaiement en se promenant sur le gaillardd’avant, les mains dans les poches, le cigare à la bouche, en hommequi se sent chez lui et qui se considère comme le maître de lasituation.

Knox était précisément un de ceux qui, lorsquela Dorypha paraissait, lui envoyaient des œillades ou s’extasiaientsur sa prestance.

Slugh lui fit remarquer, avec beaucoup decalme, que ce n’était pas à lui de donner le mauvais exemple auxhommes, et Knox parut accepter cette observation d’assez bonnegrâce. Mais le pirate avait ses projets. Un impérieux désir lepoussait vers la danseuse, pour laquelle il éprouvait un de cescoups de fièvre, une de ces ardeurs de sang, qui sont irrésistibleschez des tempéraments impulsifs comme le sien et comme lui brûlésd’alcool.

Ce soir-là, Andrée de Maubreuil, quidécidément était de plus en plus satisfaite des soins de sanouvelle camériste, lui avait fait cadeau d’une jolie bague ornéed’une opale qu’elle avait achetée lors de son passage à LaNouvelle-Orléans.

Andrée s’était tout à coup rappelé la hainequ’avait son père pour les pierres précieuses et, se repentant deson achat, elle avait donné la bague à sa fidèle Mercédès.

Celle-ci, qui depuis longtemps convoitait lebijou, avait remercié sa maîtresse avec toutes les exagérations del’emphase espagnole, lui baisant les mains et lui jurant undévouement éternel. Andrée de Maubreuil s’était beaucoup amusée decette scène. Peu de temps après, se sentant fatiguée, la jeunefille était rentrée dans sa cabine et, après avoir souhaité lebonsoir à Frédérique, sa voisine immédiate, elle s’était faitdéshabiller par Dorypha et s’était mise au lit.

Quand la gitane put se croire bien sûre que samaîtresse dormait et qu’elle ne vit plus aucune lumière chez lesautres passagers, elle se risqua, comme elle le faisait souvent, àmonter sur le pont.

Pieds nus dans de mignonnes pantoufles, ellesortit du couloir des cabines sans avoir été vue de personne. Ellegagna le pont, s’assit sur un banc et, la tête renversée enarrière, les seins cambrés, presque nue sous son mince peignoir,elle se laissa aller à une voluptueuse détente de tout son être,offrant toute sa chair frissonnante à la fraîche caresse de labrise nocturne.

Tout à coup, elle poussa un cri étouffé.

Un homme, jusqu’alors caché derrière unrouleau de cordages, venait de bondir sur elle et, la saisissant aucou d’une main, fourrageait brutalement de l’autre les splendeursde son corsage entrouvert.

À dix mètres de là, les hommes de quart,évidemment complices, tournaient le dos et sifflotaient en faisantmine de ne rien voir.

– Si tu cries, je t’étrangle !murmura d’une voix rauque le capitaine Knox à l’oreille de lagitane.

Comme elle n’essayait pas de se dégager, ilcontinua :

– Viens dans ma cabine, je te donneraidix dollars !

Dorypha ne répondait toujours pas.

– En veux-tu vingt ? tu lesauras ! Je te veux et tu seras à moi !

Il avait quelque peu desserré son étreintemais, brusquement, la gitane se redressa, comme un arc dont on abrisé la corde. Et le capitaine Christian Knox ressentit au brasune douleur aiguë.

Pendant les quelques secondes où il l’avaitcrue immobile, consentante peut-être, la Dorypha avaitsournoisement cherché le stylet toujours attaché à sa jarretière,et maintenant, ricanante et moqueuse, ne se donnant même pas lapeine d’appeler au secours, elle lui tenait tête, le lardant de lapointe aiguë de son arme, à petits coups.

Le capitaine écumait de rage.

– Maudite gueuse ! râla-t-il. J’aienvie de te crever la peau !

Tout en battant en retraite devant la gitaneil cherchait son couteau, mais, au moment où l’ayant enfin trouvéil s’apprêtait à l’ouvrir, il se sentit rudement empoigné aucollet, et Dorypha profita aussitôt de cette interventioninattendue pour le désarmer en s’emparant du couteau, non sansavoir fait prestement disparaître son stylet dans son corsage.

Exaspéré jusqu’à la fureur, Knox se rua sur cenouvel adversaire dans lequel, à la clarté de la lune, il reconnutRoger Ravenel. Mais il avait affaire à forte partie ; lenaturaliste, sportsman émérite, était de première force à la boxe.Avant d’avoir pu se rendre compte de ce qui lui arrivait, Knoxreçut sur la mâchoire un coup qui faillit lui couper la langue etlui fit sauter deux dents. Il roula à terre en crachant le sang eten jurant comme un possédé.

Les hommes de quart s’avançaient, mais presqueen même temps qu’eux, Slugh parla et, tout bouleversé de cettescène dont il redoutait les conséquences, demanda ce qui s’étaitpassé. Roger Ravenel le mit au courant en peu de mots, Slughexprima la plus véhémente indignation et, avec une courtoisie quieût été parfaitement grotesque en toute autrecirconstance :

– Si je ne craignais de réveiller cesdames à une heure pareille, je brûlerais la cervelle de ce coquin àl’instant même ! Mais soyez tranquille, monsieur Ravenel, ilva être mis aux fers ! Allons, Sprinter, Kolbak !Empoignez-moi ce gaillard-là, désarmez-le et descendez-le à fond decale dans les locaux disciplinaires !

Sprinter et Kolbak, deux anciens pensionnairesde l’île des pendus, étaient des hommes dévoués sur qui Slughpouvait compter absolument ; en un clin d’œil, Christian Knox,malgré ses hurlements et ses coups de pied, fut solidement ligotéet emporté.

Slugh prit congé du naturaliste en le priantde garder le silence sur ce petit drame, afin de ne point causer descandale et en lui affirmant d’un air digne qu’il veillerait à cequ’un aussi regrettable incident ne se reproduisît plus.

Dorypha avait assisté à toute cette scène dansune pose indolente, nullement émue et plutôt amusée de lasuccession des péripéties ; mais, quand elle se retrouva seuleavec Roger Ravenel, sa physionomie prit une expression apeurée etdouloureuse.

– Vous n’avez pas été blessée,mademoiselle ? demanda le naturaliste avec sollicitude.

– Non, murmura la gitane d’une voix trèsdouce, en portant la main à son cœur comme pour en comprimer lesbattements. J’ai eu très peur !… Ah ! SainteVierge ! il me semble que je vais me trouver mal !…

Elle étendit les mains, chancela, et vints’abattre dans les bras de Roger Ravenel qui s’était avancé pour lasoutenir. En même temps, comme si dans son égarement elle n’eûtplus su ce qu’elle faisait, elle avait pris le naturalistepar-dessus le cou, sa joue s’appuyait contre sa joue et le jeunehomme sentait tout contre lui ce beau corps tiède et frémissant,presque nu sous l’étoffe légère.

Roger Ravenel perdait la tête. Une étrangeémotion l’envahissait, et pour retenir la gitane toujours prête àtomber, il fut obligé de la prendre par la taille. Elle en profitapour nouer plus étroitement ses bras autour de son cou. Leurslèvres se rencontrèrent et le jeune homme ressentit la brûluredélicieuse d’un baiser.

Le naturaliste, faisant violence aux désirsfous dont il était consumé, avait reculé sa bouche loin de celle dela sirène, puis il la déposa sur le banc et relâcha doucementl’étreinte des beaux bras frais qui l’enlaçaient.

Déjà la gitane ouvrait les yeux en souriantavec un soupir qui n’avait rien de douloureux.

– Je vous demande mille pardons, monsieurRavenel, dit-elle avec un sourire délicieux, mais je crois que jeviens d’avoir un étourdissement ! Ce ne sera rien. Je vaisdéjà mieux !

– Vous n’avez plus besoin de messoins ? demanda-t-il poliment.

– Merci, fit-elle, railleuse, ce serapour une autre fois. Je vais très bien. Bonsoir, monsieurRavenel.

Le naturaliste regagna sa cabine, à la foismécontent et charmé de cette aventure, mais ni Dorypha ni luin’avaient aperçu la face haineuse de l’Irlandais Edward Edmond qui,tapi dans l’ombre du couloir, avait été témoin de toute cettescène.

Il attendit la nuit et se mit aux aguets,épiant la gitane qui, souvent, ses maîtres couchés, son servicefini, montait sur le pont pour respirer la fraîcheur de labrise.

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