Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome II

CHAPITRE V – Un feu de joie

À la suite des confidences de Louis Grivard,Lorenza avait passé une nuit d’insomnie. Mille projets seprésentaient à son esprit, mais elle les repoussait l’un aprèsl’autre comme inexécutables.

Les premiers rayons du jour pénétraient déjàpar l’interstice des rideaux de velours lilas, doublés de soieorange, qui protégeaient le sommeil de la jeune femme, qu’ellen’avait pas encore fermé l’œil. Son visage avait pâli, ses yeuxétaient légèrement cernés par la fatigue, mais elle paraissaitsatisfaite.

Elle sonna sa bonne, la vieille Graziella, quilui apporta le chocolat matinal et lui demanda maternellement desnouvelles de sa santé.

– J’ai mal dormi, répondit la jeunefemme, mais n’importe, approche de mon lit le petit bureau decitronnier, je veux griffonner un télégramme.

La vieille obéit. Lorenza, se penchant dansune pose mal commode, mais qui eût ravi d’aise un sculpteur, traçaquelques lignes d’une écriture fiévreuse et mit sur l’enveloppel’adresse de Mr. Fritz Kramm, le marchand de tableaux.

– Tu porteras cela à la poste tout desuite, dit-elle à Graziella, mais auparavant tire les rideaux, queje ne sois pas incommodée par le soleil. Il faut que je dormejusqu’à midi.

La vieille femme s’empressa et, laissant lachambre plongée dans d’épaisses ténèbres, sortit sur la pointe despieds pour ne revenir qu’à midi.

Lorenza avait bien dormi, et ces quelquesheures de repos avaient suffi pour rétablir complètement sesforces. Le collier de grosses perles qui ne la quittait pas, mêmependant son sommeil, rayonnait d’un doux éclat. Elle les flatta,distraitement de la main, leur parla comme à des êtres animés.

– Je vois, fit-elle, mes chères petites,à la beauté de votre orient ce matin que mon sommeil m’a étéprofitable. Je possède tout mon sang-froid et je suis prête àentamer la lutte.

Lorenza se leva, s’habilla et, après avoirpris son bain, déjeuna très légèrement. Elle avait donnérendez-vous à Fritz Kramm pour trois heures de l’après-midi. Ellel’attendit avec un peu d’impatience nerveuse, s’occupant à releversur un mignon carnet à couverture de nacre les heures de départ despaquebots et des trains qu’elle trouvait dans un volumineuxindicateur.

Elle s’interrompit de ce travail pour appelerGraziella.

– Que désire la signora ? demanda lavieille.

– Tu vas m’allumer du feu dans cettecheminée.

– Bien, signora.

– Tu jetteras aussi quelques pastilles desenteur dans le brûle-parfum et tu mettras à rafraîchir dans unseau à glace deux flacons de ce moscato-spumante que j’ai reçu deFlorence le mois dernier ; puis tu t’occuperas de faire nosmalles.

Et comme la vieille Graziella réprimait mal ungeste de surprise :

– Oui, dit la jeune femme, il se peut quenous partions ce soir ou demain pour une assez longueexcursion.

« Ah ! j’oubliais ! Il fautfaire disparaître cette toile et ce chevalet. Tu les monteras à machambre.

Graziella se hâta d’obéir, et bientôt cesdivers préparatifs furent terminés. Lorenza s’était étendue sur ledivan de cuir de Venise à grandes arabesques d’or, dans une poseadorablement féline. Ses bras nus sortaient des manches d’un largepeignoir de soie pourpre, tout brodé de chimères japonaises, et,sous le casque sombre de sa lourde chevelure, ses yeux bleus oùpassait de temps en temps une lueur étaient profondémentpensifs.

Trois heures venaient de sonner lorsque FritzKramm, avec une ponctualité toute yankee, se présenta à la porte ducottage. Graziella l’introduisit immédiatement.

Dès le seuil du petit salon, le marchand detableaux aspira avec délices l’atmosphère subtile et pénétrante quirégnait dans cette pièce ; les cassolettes exhalaient desfumées de bois d’aloès et d’encens, les grands bouquets de fleursdans les vases se pâmaient dans la tiédeur de l’air et, de Lorenzaelle-même, montaient d’alanguissants et capiteux effluves, comme sitout son corps n’eût été qu’une grande fleur de chair plusdélicatement embaumée. Fritz eut la sensation de pénétrer dans lacaverne enchantée de quelque Circé, son cœur battait au galop, sesmains tremblaient et il comprenait obscurément qu’il ne pourraitrien refuser de ce que lui demanderait cette femme.

Lorenza tout de suite le mit à l’aise par unegaieté, une vivacité de reparties qu’il ne lui avait encore jamaisvues.

– Vous m’avez écrit, balbutia-t-il d’unevoix tremblante d’émotion ; est-ce que vous seriez décidée àvous montrer moins cruelle ?

Lorenza eut un franc éclat de rire.

– Pas si vite, signor Kramm,murmura-t-elle, votre imagination vous entraîne trop loin.

– Pourquoi donc m’avez-vous faitvenir ?

– Le sais-je moi-même ? repritLorenza en riant de plus belle. Mettons, si vous voulez, que cesoit parce que je n’avais rien à faire cet après-midi, ou encoreparce que je voulais vous faire goûter mon excellent muscat.

– Quoi qu’il en soit, répliqua Fritz trèstroublé, je vous suis profondément reconnaissant de votre gracieuseinvitation !

La jeune Florentine s’était levée ; elleposa elle-même sur un guéridon le plateau et les coupes roses etdorées qui bientôt se couronnèrent de la mousse blonde etpétillante du précieux vin.

– Que trouvez-vous de monmuscat ?

– Il est exquis, signora !

– Toute à votre service ! Ma cave,sans être aussi bien garnie que celle des Fred Jorgell et desWilliam Dorgan, est entièrement à votre disposition !

La conversation se continua quelque tempsencore sur un ton de futilité. Fritz enrageait de ce badinage, etses yeux luisants ne quittaient pas la belle jeune femme dont lesmoindres mouvements semblaient avoir l’élasticité de ceux d’unepanthère.

– Écoutez, signora, dit-il en se levantbrusquement, c’en est assez de ces plaisanteries ! Cessez dejouer avec moi comme le chat joue avec la souris !… Vous savezque je vous aime !… que je suis fou de vous !…

– Malheureusement, s’écria la jeune femmedans un éclat de rire qui montra ses dents éblouissantes, c’est unepassion que je ne partage pas !

Le visage de Fritz s’était empourpré, sesprunelles luisaient.

– Je ne vous demande pas, supplia-t-il,de m’aimer du jour au lendemain… Mais ayez seulement pour moi unpeu de bonté, d’affection, et je vous rendrai la plus heureuse desfemmes !…

Il s’était jeté aux genoux de l’Italienne, quicontinuait à le regarder avec un sourire moqueur.

– Relevez-vous, dit-elle. Voilà quemaintenant vous me faites des déclarations en règle ! Fi donc,c’est abuser de mon hospitalité ! Tenez, asseyez-vous et buvezencore un verre de muscat. On dit en Italie que c’est un vin qui ale goût des baisers !

– Mais, enfin, s’écria Fritz Kramm avecdésespoir, que voulez-vous ? que demandez-vous ?… Je vousle donnerai ! Voulez-vous que je vous épouse ?

De la tête et de l’index levés malicieusement,Lorenza fit un signe négatif.

– Désirez-vous quelque bijou, quelqueparure ? Parlez ! Exprimez une volonté quelle qu’ellesoit, elle sera accomplie !

Fritz était haletant.

Tout son sang-froid l’abandonnait. Il brûlaitde fièvre. Machinalement, il but coup sur coup deux coupes de cevin volcanique qui charriait comme de la flamme dans sesveines.

– Lorenza, bégaya-t-il d’une voixsuppliante, Lorenza, sois à moi et je mettrai à tes pieds desmonceaux d’or et de bank-notes !

– Voilà qui est beaucoup promettre,répliqua la jeune femme d’un ton de persiflage. Je suis sûre que,si je vous demandais seulement les bank-notes que vous avez dans ceportefeuille que je devine dans la poche intérieure de votresmoking, vous y regarderiez à deux fois !

Fritz eut un cri de triomphe. Ces paroles nelui indiquaient-elles pas que l’Italienne était une femme vénalecomme les autres, qu’elle n’avait fait tant de façons que pourmettre ses faveurs à un taux plus élevé, et qu’elle serait à luipourvu qu’il y mît le prix ? D’un geste enthousiaste, il avaittiré le portefeuille de sa poche et le tendait à Lorenza.

– Tiens, lui dit-il, prends. Il y a làplusieurs milliers de dollars, ils sont à toi ! Tiens, gardetout, et je t’en promets encore bien davantage !…

Sans cesser de sourire, Lorenza avait prisnonchalamment le portefeuille, l’avait ouvert et, tout en faisantmine de compter les bank-notes qu’elle froissait entre ses doigts,elle regardait d’un œil scrutateur les quelques autres papiers quise trouvaient avec les billets de banque.

– Pourvu, songeait-elle avec angoisse,que la lettre soit là ! Si ce misérable l’avait serrée dansquelque coffre-fort, tout serait perdu !

Mais son regard fureteur avait discerné unpapier couvert de quelques lignes écrites à l’encre violette. D’uncoup d’œil elle vérifia la signature : Jérôme Grivard. C’étaitlà sans nul doute la lettre fatale dont lui avait parlél’artiste.

D’un geste rapide, elle s’en saisit et la fitglisser dans son corsage. Elle s’empara de même de lareconnaissance dont Louis lui avait parlé.

Fritz, lui, était tellement persuadé queLorenza n’en voulait qu’à ses bank-notes qu’il souriait stupidementen dégustant à petites gorgées une coupe de muscat.

Cependant, Lorenza avait pris deux bank-notes,elle les avait tortillées et, les ayant jetées dans la cheminée,elle s’amusait à les voir brûler.

À cette vue, le bandit sursauta.

– Que fais-tu donc ? demanda-t-il,mais c’est stupide ! Tu brûles des bank-notes,maintenant ?

Lorenza haussa les épaules et, pour touteréponse, jeta tranquillement au feu deux ou trois autres billets debanque.

Il y avait, dans les claires prunelles de lajeune femme, on n’aurait pu dire quoi de haineux et de gouailleur àla fois, qui rendit Fritz Kramm vaguement inquiet.

– Après tout, balbutia-t-il, brûle-les sicela te fait plaisir, je te les ai données !

– J’espère que vous ne les regrettez pas,railla-t-elle, en jetant d’un coup cinq ou six bank-notes dans lesflammes.

– Non ! non ! fit-il, ellessont à toi, je t’en promets d’autres ! Mais rends-moi lespapiers qui se trouvent avec !… Ce sont des lettres auxquellesje tiens.

– Des lettres de femmes, sans doute,cria-t-elle avec une joie fébrile, je suis jalouse, moi ! Aufeu les lettres de femmes, au feu toutes les paperasses !

Continuant à rire, d’un rire nerveux etstrident, d’un rire de folie, elle vida entièrement le contenu duportefeuille dans les flammes.

Fritz était devenu blême. Il s’était élancépour arracher quelques-uns de ces papiers à l’incendie, maisLorenza, qui feignait toujours de plaisanter, le maintint enrespect avec une espèce de torche faite de bank-notes flambantesqu’elle lui approchait du visage.

Déjà il était trop tard, bank-notes et papiersne formaient plus qu’un grand tas de cendres noires au milieudesquelles couraient des étincelles pareilles à des insectes defeu.

L’antiquaire était abasourdi. Il ne comprenaitpas cette conduite bizarre. Il était à cent lieues de soupçonnerque Lorenza, dans le cours de sa nuit d’insomnie, avait froidementet minutieusement prémédité ses moindres gestes.

Au moment où elle avait jeté les papiers aufeu, il eût voulu l’étrangler, mais, dans le même moment, il latrouvait adorable.

– Vous êtes terrible ! s’écria-t-ilavec une mauvaise humeur qu’il essayait de dissimuler. Vous voyez –il n’osait plus la tutoyer – que j’ai supporté sans trop me fâcherla perte de mes billets de banque et de mes papiers.

– Vous n’étiez déjà pas si gracieux toutà l’heure. Si vous m’aimez autant que vous le dites, il fautmontrer à mes volontés une soumission absolue et entière !

– J’essayerai, fit-il piteusement, maisne m’avez-vous pas promis, ajouta-t-il avec humilité, que vousseriez moins cruelle ? J’ai fait ce que vous me demandiez,somme toute.

– Vous y avez mis trop de mauvaise grâce.N’allons pas si vite en besogne. D’ailleurs, je ne vous ai rienpromis, je ne suis pas encore assez sûre de votreaffection !

Tout en parlant, elle était redevenue calme etsouriante.

De nouveau il se sentait sans force devant sonsourire ensorceleur.

– Écoutez, dit-elle, j’avoue que j’ai étéun peu étourdie. Il faut me pardonner cette gaminerie, je suis trèsnerveuse. Revenez demain, je vous récompenserai comme vous leméritez, soyez-en sûr, et surtout n’oubliez pas de m’apporter desbank-notes !

Cette phrase avait été calculée assezhabilement pour rendre espoir au bandit.

– Pourquoi ne voulez-vous pas que jerevienne ce soir ? insista-t-il suppliant.

– Non, pas ce soir, j’ai à sortir.D’ailleurs, il faut que je réfléchisse, je ne suis pas tout à faitdécidée.

Entortillé dans toutes sortes de phrasescaptieuses, Fritz Kramm finit par se retirer, mais en se promettantune éclatante revanche pour le lendemain.

Sitôt que Lorenza eut, de sa fenêtre, vudisparaître, dans le lointain, l’auto qui emportait Fritz Kramm, saphysionomie se détendit et exprima une béatitude et unesatisfaction profondes : son visage rayonnait de bonté et dedouceur.

– Pauvre Louis, murmura-t-elle, comme ilva être heureux !

– Graziella ! appela-t-elle, laisseles malles. Tu les finiras tout à l’heure ; va au plus vite mechercher un taxi-cab.

Pendant que la dévouée Italienne exécutait cetordre, Lorenza jeta en toute hâte un manteau sur ses épaules et unchapeau sur sa tête.

Quelques minutes plus tard, elle montait envoiture en jetant au chauffeur l’adresse de Balthazar Buxton.

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