Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome II

CHAPITRE VI – Un chien détective

Dans une de leurs dernières réunions, lestrois Lords de la Main Rouge, Cornélius, Fritz Kramm et Baruch,avaient décidé que tous les membres de l’expédition organiséecontre l’île des pendus seraient impitoyablement anéantis.

Ils ignoraient, il est vrai, que lord Burydanfît construire un yacht pour son propre compte, mais celan’empêchait pas que le lord excentrique et ses amis ne dussentfatalement tomber sous les coups des sectaires de la MainRouge.

Aussi, certains d’exterminer leurs ennemis enune seule fois, les trois Lords les avaient laissés, ces dernierstemps, parfaitement tranquilles.

– Sur leur yacht, avait déclaréCornélius, ils seront à notre merci et cela sans que nous ayons àcourir aucun risque. Une fois dans les mers du Sud, où va lesentraîner la fausse lettre de Bondonnat trouvée dans la bouteille,ils n’auront plus de secours à espérer de personne. L’Océan quiavoisine le cercle antarctique est absolument désert. Là, nousserons les maîtres de l’heure.

Et longuement, méticuleusement, le docteuravait développé un infaillible plan combiné par lui et qui devaitamener l’irrémissible perte de lord Burydan et de ses amis.

Baruch, bien qu’avec une arrière-pensée, avaitfini par se ranger à l’opinion de ses pairs ; pourtant, etc’était là la raison de son mécontentement secret, il luidéplaisait qu’Andrée de Maubreuil fût condamnée à périr. S’ill’avait osé, il eût pris la défense de la jeune fille comme ill’avait fait une fois déjà à bord du yacht l’Arkansas.

L’amour de Baruch pour Andrée, qui n’avaitd’abord été qu’une sorte de caprice, était devenu une véritablepassion, passion étrange où il se mêlait autant de haine qued’affection. Il eût voulu avoir à sa discrétion cette orgueilleusebeauté qui, autrefois, ne lui avait montré que du mépris, alorsqu’il était préparateur de M. de Maubreuil dans lelaboratoire de chimie du Manoir aux Diamants.

Il eût aimé à voir Andrée, vaincue etsuppliante, se traîner à ses genoux et implorer sa pitié, et il eûtpayé très cher ce triomphe de son amour-propre et de sarancune.

Tenu minutieusement au courant, par sesespions, de ce que faisaient Fred Jorgell et ses amis, il lut lepremier le télégramme par lequel Andrée était priée de se rendredirectement à San Francisco et ce fut en le lisant que tout un plangerma dans sa tête. Ce fut lui qui, par ses agents, suscita à FredJorgell des affaires capables de le retenir à New York, afin queMlle de Maubreuil partît seule.

Très méfiant cette fois, Baruch ne mitpersonne dans la confidence de ses projets. Le chauffeur dont ilavait eu besoin pour conduire les deux femmes de la gare de Juwillyà Golden-Cottage n’était au courant de rien, et, habitué comme tousles membres de la Main Rouge à une obéissance passive, il nes’était même pas demandé dans quel but on faisait appel à sesservices.

On lui avait ordonné de se procurer une autoverte d’une telle marque et d’un tel nombre de chevaux,c’est-à-dire exactement pareille à l’une de celles de Fred Jorgell,et il avait obéi sans chercher à en savoir plus long.

Comme on l’a vu, Baruch avait failliréussir.

S’il avait eu un peu plus de sang-froid, s’iln’avait pas perdu la tête devant la résistance deMlle de Maubreuil, si enfin il s’étaitcontenté de la chloroformer comme il l’avait fait pour mistress MacBarlott, il se fût certainement emparé d’elle.

L’intervention de Pistolet, ce chien mauditqui lui apparaissait jusque dans ses cauchemars et qu’il n’avaitjamais pu réussir à tuer, avait achevé de lui faire perdre toute saprésence d’esprit. Il avait couru jusqu’à son auto et s’était enfuisans oser regarder derrière lui.

Ç’avait été, d’ailleurs, une chance, car silord Burydan et ses amis l’avaient trouvé dans le cottage, auxprises avec Mlle de Maubreuil, ils l’eussentcertainement lynché sans autre forme de procès.

Une autre chance pour Baruch ç’avait été den’être pas étranglé tout net par le chien, lorsque, seul dans lavilla, il attendait la venue des deux femmes.

Arrivé à la nuit, il avait franchi la grilled’entrée en se servant d’une fausse clé, puis, trouvant ouverte laporte que les tramps avaient défoncée – et qui avait donné àPistolet lui-même accès dans l’intérieur du cottage –, il étaitentré, et, réfléchissant que Mlle de Maubreuilserait peut-être surprise en ne voyant aucune lumière, il avaittourné la clé des commutateurs électriques dans deux ou troispièces.

Pendant ce temps, Pistolet était parti enmaraude vers une ferme lointaine, et ce n’est qu’après avoirsubstantiellement dîné d’un caneton étranglé par surprise qu’ilétait revenu vers son cottage juste au moment où Andrée, à bout deforce, allait être enlevée par le bandit.

Nul doute que, si Pistolet eût été là quandBaruch avait franchi la grille, il n’eût satisfait sa vieillerancune contre le meurtrier de M. de Maubreuil.

Andrée et ses amis s’étaient, en yréfléchissant, rendu parfaitement compte de l’immensereconnaissance qu’ils devaient au courageux animal. Aussi fut-ilaccablé de gâteries de toute espèce et tout d’abord on le baigna,on le peigna, on le parfuma ; et il reprit figure de chiencivilisé.

Avec sa sagacité habituelle, Pistolet compritbien vite qu’il n’aurait plus désormais à s’occuper de chasse et demaraude et qu’il avait acquis des droits à l’oisiveté et aubien-être, et il ne témoigna pas la moindre surprise en se voyantapporter des soupes délicieuses et de succulentes carcasses devolailles.

Pistolet, du même coup, avait renouéconnaissance avec tous ses anciens amis, depuis le petit bossujusqu’au Peau-Rouge Kloum, sans oublier lord Burydan qui avait pourlui une estime toute particulière. D’ailleurs Pistolet s’étaitpromptement familiarisé avec miss Isidora, Agénor et l’ingénieurHarry Dorgan.

À Golden-Cottage, on ne le considérait pascomme un simple barbet. Il avait ses grandes et petites entréesdans toutes les pièces et, gravement assis sur son derrière, ilassistait à toutes les discussions auxquelles on eût cru qu’ilallait prendre part, tant sa mine était pensive et réfléchie.

C’est ainsi qu’un jour il fut question de lalatitude et de la longitude de l’île des pendus.

Les mots longitude etlatitude éveillèrent sans doute dans l’âme du chien unsouvenir précis, car tout à coup, il poussa trois aboiements brefset, tirant impérieusement le petit bossu par la manche de sonveston, il lui fit comprendre, en son langage, qu’il voulait luimontrer quelque chose.

Oscar n’eut garde de ne pas répondre à cetteinvitation. Il suivit Pistolet qui, après avoir gravi rapidementl’escalier du cottage, le conduisit dans une soupente où le bossun’avait jamais pénétré.

Là, il y avait une botte de paille de maïs et,à terre, les vingt-quatre lettres de l’alphabet découpées parM. Bondonnat et les débris du sac de cuir où elles avaient étérenfermées.

– Je vois, dit joyeusement le bossu, quetu n’as pas oublié mes leçons d’autrefois. Kloum m’a d’ailleursraconté que M. Bondonnat te les avait continuées. Allons, monbrave Pistolet, montre-nous un peu tes talents.

Et, tout en parlant, il caressait doucement lafourrure bouclée de son fidèle camarade.

Pistolet ne se fit pas prier.

Après avoir derechef poussé trois aboiementsbrefs, il étendit les pattes et, avec une rapidité due à de longset patients exercices, il composa le mot longitude.

Oscar demeura muet de surprise et, retenantson souffle, il suivit avec attention les moindres mouvements duchien, se demandant anxieusement ce que signifiait le choix d’unpareil mot.

Pistolet qui, on le sait, était admirablemententraîné ne mit qu’un instant à composer la phrasesuivante :

LONGITUDE NORD, QUARANTE-SEPT

– Qu’est-ce que cela signifie ?s’écria Oscar bouleversé, ce n’est pas là le chiffre que nous avonstrouvé dans la bouteille, il y a là-dessous quelque mystère.

Et caressant de nouveau Pistolet, ilajouta :

– Continue, mon vieux, la latitudemaintenant ?

Imperturbablement, le chien composa :

LATITUDE OUEST, CENT SOIXANTE ET UN

– Ça, par exemple, s’écria le bossustupéfié, c’est renversant !

Il nota promptement les deux chiffres sur uncarnet et dégringolant quatre à quatre l’escalier, il se précipitadans le salon pour faire part de l’étonnante découverte qu’ilvenait de faire.

– Je me souviens parfaitement, dit Kloum,que M. Bondonnat avait appris à Pistolet ces mots de longitudeet de latitude. Il avait essayé de m’expliquer ce que c’était, maisvoyant que je ne comprenais rien, il ne m’en avait plus parlé.

L’instant d’après, tout le monde envahissaitle galetas de Pistolet qui, devant cette nombreuse assistance,recommença ses exercices.

Quand la même lettre se rencontrait deux foisdans un mot, il la reprenait après l’avoir placée en laissant unvide à la syllabe du commencement. Ce détail excita l’admiration detout le monde car, de cette façon, l’érudit animal n’avait besoinque d’un seul alphabet pour composer une infinité de mots.

Cependant, les paroles de Kloum avaient étépour lord Burydan un trait de lumière.

– By God ! s’écria-t-il,nous sommes tous des crétins stupides ! des huîtres ! desimbéciles ! des idiots !

– Pourquoi donc, milord ? demanda lebossu avec surprise.

– Je dis que nous sommes tous des ânesbâtés et que les bandits de la Main Rouge sont cent fois plusintelligents que nous !

– Comment cela ?

– Vous ne comprenez donc pas que labouteille soi-disant trouvée dans la mer que nous a apportée cetteespèce de pirate était une frime, une fausse indication destinée ànous entraîner dans les glaces du pôle Sud ! Je suis persuadéque la lettre de M. Bondonnat est fausse ; je laregarderai à la loupe tantôt, et Mlle Frédérique meprêtera une des anciennes lettres de son père pour que je puiseconfronter les écritures.

– Nous allons examiner cela à l’instantmême, s’écria la jeune fille.

Une minute après elle revenait avec la lettretrouvée dans la bouteille et une ancienne lettre du savant.

Il suffit à lord Burydan d’un rapide examen àla loupe pour se convaincre que le document vendu deux centsdollars par le capitaine Christian Knox était l’œuvre d’un habilefaussaire.

– Sans Pistolet, grommela l’excentrique,nous étions dans de beaux draps.

L’assistance entière était plongée dans lastupéfaction la plus profonde, mais tous furent obligés dereconnaître, après un instant de réflexion, que lord Burydan étaitdans le vrai et que l’indication donnée par Pistolet était bien laseule exacte.

Fred Jorgell, Harry Dorgan et les deuxFrançais, qui revinrent de San Francisco le soir, furententièrement de cet avis.

C’est seulement dans le voisinage du cerclearctique qu’il fallait chercher Prosper Bondonnat, et non ailleurs.Mais, pour parer à de nouvelles machinations des bandits de la MainRouge, il fut décidé que le secret serait jalousement gardé sur ladécouverte qu’on venait de faire.

Le départ des deux yachts fut irrévocablementfixé au vendredi 13 janvier.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer