Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome II

HUITIÈME ÉPISODE – L’automobilefantôme

CHAPITRE PREMIER – Mr. Steffel n’estpas content

Mr. Steffel, le chef de la police de NewYork, était ce jour-là de fort mauvaise humeur. Il arpentait d’unpas saccadé son luxueux cabinet de travail en brandissant unrapport qu’il venait de recevoir et qui émanait du chef de poste deGreenaway.

– Vraiment, s’écria-t-il tout haut, c’està ne plus savoir où donner de la tête. Je suis débordé. Il mefaudrait un personnel deux fois plus considérable ! Il n’y apas de jour que les journaux ne me tournent en plaisanterie ausujet de cette fameuse association de la Main Rouge !…

Et il ajouta en froissant nerveusement lerapport qu’il tenait entre les mains :

– Comment diable veut-on que je détruiseles bandits de la Main Rouge ? Ils sont mieux organisés que lapolice. Il y a des moments où je suis, ma foi, tenté de lecroire ! Sans compter que, dans mon administration, il y a pasmal de fonctionnaires, grands et petits, qui sont à la solde desbandits ! Vraiment, c’est décourageant. Il y a des jours où,ma foi, j’ai envie de donner ma démission !

Mr. Steffel déposa le rapport, dont lalecture l’avait tant irrité, parmi les paperasses qui encombraientson bureau, mais sa mauvaise humeur n’avait pas fini des’exhaler.

Il ne manquait plus que cette révolte de fousau Lunatic-Asylum pour compléter la série !

Le chef de la police sonna.

– Qu’on fasse venir l’agent Grogmann,dit-il au garçon de bureau qui était accouru.

Une minute après, un personnage à la minerubiconde, aux longues moustaches rousses, et au ventre bedonnant,fit son entrée dans le cabinet directorial. Un sourire naïfs’épanouissait sur sa physionomie débonnaire.

– Alors, dit Mr. Steffel d’un airimpatienté, vous avez assisté au siège du Lunatic-Asylum ?Vous pouvez me donner des détails précis ?

– Oui, monsieur le directeur. Et il afallu déployer une véritable bravoure, faire le siège de chaquecorps de bâtiment. Les fous nous ont jeté toutes sortes d’objetssur la tête : des traversins, des pommes de terre pourries etjusqu’à des marmites, des vases de nuit et de vieux souliers.

– Je ne vous demande pas cela !s’écria Mr. Steffel en haussant les épaules, vous avez l’airtout fier d’avoir reçu de vieux godillots et des vases de nuit surle nez ; il n’y a pas de quoi s’en vanter. Dites-moi plutôt lenombre exact des évadés et leur signalement.

– Ils ne sont que quatre.

– Vous trouvez que ce n’est pas assez,sans doute ; continuez…

– Il y a d’abord le prétendu lord Burydanet Kloum, son domestique peau-rouge ; puis un inconnu quis’est présenté la veille habillé en singe.

– Un inconnu ? Mr. Palmers n’adonc pas noté son nom et son âge ainsi que les règlements l’yobligent.

– Non, monsieur le directeur.

– C’est bon ! Mr. Palmers seramis à l’amende. Il faudra le convoquer à mon bureau sitôt qu’ilaura été suffisamment savonné et qu’il sera débarrassé des plumeset du goudron dont il est enduit. Mais quel est le quatrièmeévadé ?

– C’est le fameux Baruch Jorgell,l’assassin milliardaire.

Le visage de Mr. Steffel peignit laconsternation.

– Voilà qui est très ennuyeux,murmura-t-il. Les journaux vont faire un beau tapage. Et si je nerepince pas ce gredin dans les vingt-quatre heures, on ne va pasmanquer de dire que j’ai touché la forte somme pour le laisserévader.

– Cela ne sera peut-être pas si commodeque ça de le rattraper, dit tranquillement l’agent Grogmann.

– Parbleu oui, vous, cela vous estégal ! s’écria Mr. Steffel exaspéré. Ce n’est pas vousqui êtes responsable ! Mais je veux qu’ils soient retrouvéstous les quatre aujourd’hui même ! Vous entendez ? Etc’est vous que je vais charger de cette quadruple arrestation etque je rendrai responsable !

– Mais, monsieur le directeur…

– Taisez-vous. Possédez-vous seulement lesignalement des évadés ?

– C’est que…, balbutia l’agent Grogmannd’une voix hésitante.

– Quoi ?… Allons, parlezdonc !

– Le signalement de Baruch Jorgell doitcertainement se trouver dans son ancien dossier. Quant à celui dufou qui portait un déguisement de singe, je ne l’ai pas. Et celuides deux autres non plus. Je sais seulement que Kloum estPeau-Rouge et que le faux lord Burydan est un homme blanc…

– Nous voilà bien avancés ! s’écriaMr. Steffel en donnant, de colère, un coup de poing sur latable. Autant dire tout de suite que vous ne possédez aucunrenseignement ! D’autant plus que Baruch lui-même a, dit-on,beaucoup changé, beaucoup vieilli depuis son internement !

Mr. Steffel fut interrompu par l’arrivéedu garçon de bureau qui lui apportait une demi-douzaine de lettreset de télégrammes.

– Donnez, fit-il nerveusement.

Tout de suite, il décacheta une grandeenveloppe fermée d’un cachet rouge, mais le contenu de ce pli étaitsans doute satisfaisant, car à mesure qu’il lisait sa physionomiese détendait. Et quand il eut achevé la missive, qui ne portait nidate ni signature et qui était écrite à la machine, il poussa unsoupir de satisfaction.

– Allons, murmura-t-il, voiciheureusement une dénonciation anonyme qui va nous éviter bien desdémarches inutiles.

Et il relut, mais cette fois à voixhaute :

« Les quatre aliénés qui se sont échappésdu Lunatic-Asylum ont trouvé un refuge dans un cabaret de labanlieue de New York, qui n’est guère fréquenté que par les Indienset les métis : la buvette du Grand Wigwam, à Tampton.C’est le Peau-Rouge Kloum qui a conduit dans cet endroit sescompagnons de fuite. Si la police prend bien ses mesures et surtoutsi elle ne perd pas de temps, elle mettra la main sur eux sans coupférir. »

– Certainement que je ne perdrai pas detemps, fit Mr. Steffel en se frottant les mains. Grogmann,vous allez prendre deux escouades d’agents et partir immédiatement.Pendant ce temps, je téléphonerai au poste de Tampton pour que deuxou trois escouades se mettent en marche de façon à cerner cettebuvette du Grand Wigwam, que je connais d’ailleursparfaitement. Elle est notée comme un repaire de rôdeurs indiens,d’ivrognes et de mauvais drôles de toute espèce.

Mr. Steffel n’eut pas un seul instant dedoute sur l’exactitude du renseignement qui lui parvenait si àpoint dans ce billet anonyme. L’habitude qu’il avait de ces sortesde dénonciations lui avait permis de se rendre compte, d’un coupd’œil, que celle-là disait bien la vérité.

Mais, par exemple, le chef de la police eûtété fortement étonné s’il avait pu deviner que c’étaient les Lordsde la Main Rouge eux-mêmes qui le renseignaient gracieusement.C’était, en effet, de Cornélius qu’émanait le billet. Le diaboliquedocteur avait pensé que le meilleur moyen d’avoir sous la main lesquatre personnages dont il redoutait tant les révélations était deleur faire réintégrer le Lunatic-Asylum où il les savait à samerci.

Aussitôt que Grogmann se fut retiré pourexécuter l’ordre qu’il venait de recevoir, Mr. Steffel saisitle récepteur du téléphone placé sur sa table et demanda lacommunication avec le chef du poste de police du village deTampton ; mais à ce moment le garçon de bureau lui remit unecarte de visite ainsi libellée :

AGÉNOR MARMOUSIER

Secrétaire particulier de Mr. Fred Jorgell

– Faites entrer, dit immédiatementMr. Steffel ; et, se composant une physionomie à la foisdigne et souriante, il salua le représentant du milliardaire et luidésigna courtoisement un fauteuil.

– Monsieur le directeur, dit Agénor aprèsavoir échangé avec le haut fonctionnaire les politesses d’usage, jeviens au sujet de la révolte dont le Lunatic-Asylum de Greenaway aété cette nuit le théâtre…

– Et vous n’ignorez pas, sans doute,interrompit Steffel, que le fils de Mr. Fred Jorgell est undes quatre fugitifs qui ont réussi à franchir les murailles del’établissement.

– C’est précisément à cause de lui que jeviens, et tout d’abord je vais vous dire que ce n’est pas le pèredu dément qui m’envoie : il a maudit une fois pour toutes lefils indigne et il ne veut plus entendre parler de lui sous quelqueprétexte que ce soit.

– De la part de qui venez-vousdonc ? demanda le chef de la police avec étonnement.

– De la part de miss Isidora, la sœur deBaruch. Plus pitoyable que le milliardaire envers le fou assassin,elle tremble que ce misérable, perdu dans New York et ne possédantpas sa raison, ne soit victime de quelque accident, et elle voussupplie instamment de le faire rechercher et de le réintégrer sansviolence dans l’établissement où il reçoit les soins nécessaires àson état. Voici d’ailleurs, ajouta le poète en déposant un petitportefeuille sur le bureau, quelques bank-notes de cent dollarschacune pour stimuler le zèle de vos agents.

Mr. Steffel jeta négligemment leportefeuille dans un des tiroirs de son bureau.

– Merci pour mes hommes, de la part de lacharmante miss, dit-il, mais cette prime n’était pasnécessaire…

Le directeur de la police fut interrompu parla vibration sonore du téléphone.

– Une minute, cher monsieur, dit-il àAgénor, vous permettez ?… Et prenant en main le récepteurqu’il avait quitté lorsque son visiteur était entré :

– Allô ! cria-t-il.

– C’est vous ?… le chef du poste deTampton ?

– …

– Ah ! parfaitement. Il s’agit defaire cerner par vos hommes, et cela sans perdre un instant, unrepaire d’Indiens et de métis que je vous ai d’ailleurs donné ordrede surveiller ! C’est la buvette du Grand Wigwam…

– Oui, je sais. C’est là qu’ils sont tousles quatre. Deux escouades sont déjà parties qui arriveront dans ladirection du sud. Que vos escouades à vous se portent dans ladirection nord et ne laissent passer personne ! Vous pourrezopérer l’arrestation à la nuit tombante…

– …

– Alors, je compte sur vous. Cesarrestations, surtout celles de Baruch Jorgell et de lord Burydan,sont très importantes !

Mr. Steffel raccrocha le récepteur et, setournant avec son sourire le plus aimable vers Agénor qui étaitdevenu pâle en entendant ce lambeau de conversation dont il n’avaitpas perdu un seul mot :

– Je vous disais donc, cher monsieur,reprit-il, qu’il était absolument inutile que miss Isidora offrîtune prime à mes agents. Nous savons d’ores et déjà où se trouventles évadés du Lunatic-Asylum. J’ai envoyé des hommes pour procéderà leur arrestation. Toutes nos mesures sont prises. Vous pouvezrassurer miss Isidora et lui dire que son malheureux frère seratraité avec tous les égards possibles et réintégré sans violencedans la maison de santé où il est en traitement.

Agénor se hâta de prendre congé du hautfonctionnaire et sitôt qu’il fut sorti des bâtiments de la police,il sauta dans un cab, promit cinq dollars au cocher en lui jetantl’adresse de la buvette du Grand Wigwamdans le village deTampton.

– Pourvu que j’arrive à temps,répétait-il en jetant de minute en minute des coups d’œilimpatients sur sa montre.

Pendant une demi-heure, le cab attelé d’unvigoureux cheval du Far West fila au grand galop à travers lesmornes paysages de brique et de plâtras de la banlieuenew-yorkaise. On était arrivé au haut d’une montée lorsque Agénorvit, à cinq cents mètres en avant de lui, une demi-douzaine depolicemen qui s’avançaient d’un pas tranquille, sous la conduited’un sergent qui n’était autre que le jovial Grogmann.

Le poète réfléchit un instant. Il apercevaittout à fait dans le lointain un amas de cahutes sordides quiressemblaient plus à des tanières de romanichels qu’à la demeured’honnêtes citoyens yankees.

– Arrêtez ! cria-t-il aucocher ; sommes-nous bientôt à Tampton ?

– Mais nous y sommes depuis quelquesminutes.

– Et ces masures, là-bas, ne serait-cepas la buvette du Grand Wigwam ?

– Mais oui, nous allons y arriver.

– Alors, c’est bien, je n’ai plus besoinde vos services !

Agénor descendit, paya le cocher et se mit àmarcher à grandes enjambées sur la route déserte.

Il n’eut pas de peine à dépasser le petitgroupe des policemen qui continuaient à avancer avec un flegme toutbritannique, comme des gens qui sont sûrs, quoi qu’il arrive, detoucher leurs appointements à la fin du mois. La présence d’Agénorne parut nullement suspecte à Grogmann, car il l’avait précisémentaperçu au moment où il sortait du Police-Office.

L’honnête sergent pensa que ce monsieur sibien mis qui suivait le même chemin que lui était sans doute unagent supérieur de l’administration, chargé par Mr. Steffeld’assister en personne à l’arrestation des quatre dangereuxaliénés.

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