Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome II

CHAPITRE V – Le punch

Lorsque Andrée de Maubreuil pénétra dans lepetit salon-bibliothèque, l’ingénieur Paganot lui fit signe degarder le silence un instant car lui-même et ses deux compagnons,Agénor et Roger Ravenel, étaient chacun pour sa part plongés dansdes calculs compliqués.

Au bout de cinq minutes, tous trois secommuniquèrent le résultat de leurs travaux, et Roger, qui était unmathématicien de premier ordre, énonça les chiffres obtenus par unedernière opération ; son visage annonçait la consternation etl’inquiétude.

– Savez-vous, dit-il, quelle estactuellement la situation du navire ? la Revanche setrouve en ce moment par 40 degrés de latitude nord et 170 delongitude est.

– C’est-à-dire, s’écria Paganot, que noussommes à plus de deux cents lieues de l’endroit où nous devrionsêtre ; nous n’avons pas cessé de marcher vers l’ouest, quandnous aurions dû remonter vers le nord.

– J’ai été des premiers à m’apercevoir,dit Agénor, qu’il faisait une chaleur excessive. EtMlle Frédérique a fait la même remarque quemoi !

Agénor sonna. La petite femme de chambreécossaise apparut.

– Ketty, dit l’ingénieur, voulez-vousprier Mr. Edward Edmond de venir me dire un mot, j’ai unrenseignement à lui demander.

La soubrette s’éclipsa et revint cinq minutesaprès, la mine décontenancée.

– Mr. Edward Edmond, fit-elle, a ditqu’il n’avait pas le temps de venir, qu’il était très occupé !Il m’a presque envoyée promener.

– C’est bien, Ketty, je vous remercie,dit Roger. Vous pouvez vous retirer.

Et il ajouta :

– Cette insolence de l’Irlandais nejustifie que trop nos soupçons. Il faut absolument sortir d’unesituation aussi fausse. Avec la Main Rouge, on peut s’attendre àtout ! Nous pouvons être nuitamment égorgés avant d’avoir eule temps de nous mettre en défense, nous pouvons être jetés surquelque récif du Pacifique… Ah ! pourquoi faut-il que FredJorgell ait eu l’imprudence de s’en rapporter à ce traîtred’Irlandais pour le recrutement des matelots ?

– Heureusement, fit l’ingénieur, que nousavons eu aujourd’hui la bonne idée de relever le point. Si nous nel’avions pas fait, nous étions entraînés Dieu sait vers quelle riveinconnue.

– Inutile de revenir sur ce qui estpassé, déclara Roger d’une voix ferme. Il s’agit maintenant deprendre des résolutions énergiques et de tirer de la situation lemeilleur parti possible.

« Voici ce que je propose : laRevanche, vous ne l’ignorez pas, est divisée par descloisons étanches en tôle de nickel. La première chose à faire, ceme semble, doit être d’isoler du reste du navire la partie que nousoccupons en fermant intérieurement les portes de métal de lacloison. Comme cela, du moins, nous serons sûrs que les bandits nepourront pas pénétrer chez nous. C’est M. Agénor qui va bienvouloir se charger immédiatement de cette opération.

« Pendant ce temps, l’ami Paganot et moi,nous irons trouver Slugh et nous lui demanderons des explicationscatégoriques, en le mettant au courant de ce que nous venonsd’apprendre. Nous verrons tout de suite s’il est de bonne foi. Etdans ce cas, nous prendrons, de concert avec lui, les mesuresnécessaires, comme par exemple de faire mettre aux fers sans lemoindre délai tous les marins d’une allure suspecte et, certes, ilssont nombreux à bord.

– Et moi, demanda Andrée, queferai-je ? En quoi puis-je vous être utile ?

– D’abord, vous mettrez au courantMlle Frédérique de la situation, mais en évitant del’effrayer. Et pendant notre courte absence, vous veillerez toutesles deux à ce que personne, sous quelque prétexte que ce soit, nepénètre dans le quartier des cabines.

Ces résolutions furent approuvées de tout lemonde, et on se mit en devoir de les mettre à exécution sans lemoindre retard.

Andrée alla rejoindre Frédérique. Agénorcourut fermer les portes de nickel de la cloison étanche, etl’ingénieur et le naturaliste, après avoir vérifié soigneusementl’état de leurs brownings, se mirent à la recherche du capitaineSlugh.

La nuit tombait. Le soleil se couchaitderrière un amoncellement de nuages couleur de sang et sur ce fondtragique, les silhouettes des matelots, groupés sur le pont etdiscutant avec animation, prenaient une apparence sinistre.

Les deux Français remarquèrent tout d’abordque personne, parmi les gens de l’équipage, ne s’occupait d’untravail quelconque. Tous étaient là, la pipe ou le cigare à labouche, et rien ne ressemblait moins que cette cohue débraillée àun équipage bien discipliné.

– Je crois, murmura Roger Ravenel, que lasituation est encore plus grave que nous ne l’avions cru. Tous ceshommes ont des mines de bandits. Jamais je ne m’en suis renducompte aussi clairement.

– Silence, fit Paganot ; j’aperçoisjustement Slugh en train de pérorer au milieu d’un groupe.

Les deux jeunes gens s’avancèrent. À leuraspect, ceux qui entouraient Slugh s’étaient dispersés. Lecapitaine s’avança avec son habituel et débonnaire sourire.

– Qu’y a-t-il pour votre service ?demanda-t-il. Quel temps magnifique ! Il n’y a pas un soufflede vent ! On peut bien dire que ces dames sont favorisées.J’ai rarement effectué de traversée aussi calme.

– Il ne s’agit pas de cela !répliqua Roger d’une voix nette. Nous avons à vous parler,capitaine. Il se passe ici des choses que vous ne devez pastolérer.

– Hein ? fit Slugh avecsurprise.

– Comment se fait-il, poursuivit le jeunehomme, qui avait grand-peine à demeurer maître de lui, que laRevanche continue à faire route vers l’ouest au lieud’aller vers le nord, comme nous en avons donné l’ordre ?

– Hum ! répondit Slugh interloqué,je vous expliquerai cela. Il y a des aires de vent plus favorableque nous avons dû suivre et qui nous ont forcés à un léger écartvers l’ouest, puis il fallait éviter les icebergs flottants.

Slugh se perdit dans une explication confuseet très embrouillée, dont une seule chose ressortaitclairement : c’est qu’il était très embarrassé de la questionqu’on venait de lui poser.

– Passons, continua Roger, nousreviendrons tout à l’heure sur ce sujet, mais j’ai une autrequestion à vous poser. C’est au sujet de l’appareil de télégraphiesans fil… Comment se fait-il que dès le début du voyage il se soittrouvé inutilisable ?

– On travaille à le réparer ! Jevous assure…, protesta le capitaine avec le ton d’indignation d’unhomme injustement soupçonné.

Pendant cette conversation, les matelotss’étaient petit à petit rapprochés du groupe formé par le capitaineSlugh et les deux Français, et leur attitude n’était rien moinsqu’agressive. Ils écoutaient ce qui se disait avec une tranquilleimpudence.

Au moment où Slugh dit qu’on s’occupait deréparer l’appareil de télégraphie, un murmure menaçant lui couvritla voix :

– Tais-toi, Slugh ! criaient lesmarins. Ce n’est pas la peine de donner tant d’explications à cesgens-là ! Tu n’as qu’à leur dire qu’ils sont prisonniers de laMain Rouge, c’est tout ce qu’ils ont besoin de savoir !

– Silence, vous autres ! clama Slughd’une voix tonnante.

– Silence toi-même ! ripostèrentplusieurs voix.

– Oui, tais-toi !

– Pas tant de façons avec les Français.On dirait que tu prends parti pour eux !

– Vive la Main Rouge ! beugla untroisième, dont l’acclamation fut répétée par une cinquantaine devoix.

Le tumulte était à son comble. Roger Ravenelet Paganot voyaient le moment où ils allaient être cernés par lafoule sans cesse grossissante des bandits. On n’écoutait même plusSlugh ; un groupe de forcenés l’avait bousculé, aux crisde : « À bas Slugh ! Vive le capitaine Knox !Nous voulons le capitaine Knox ! »

Les partisans de Slugh, qui se ralliaient auxcris de : « Vive la Main Rouge ! » vinrent àson secours. Il s’ensuivit une bagarre, où les coups de poing etles coups de revolver se succédaient sans relâche. Les deuxFrançais en profitèrent pour battre en retraite du côté descabines, mais ce ne fut pas sans avoir entendu plusieurs ballessiffler à leurs oreilles. Ils n’en auraient sans doute pas étéquittes à si bon compte si la Dorypha, qui décidément avait jetéaux orties le tablier à bavette et le bonnet tuyauté descaméristes, n’avait tout à coup paru sur le pont. Elle portait unruban rouge dans les cheveux et son corsage largement décolletélaissait apercevoir une gorge opulente. Par une brusquemétamorphose, elle était redevenue la danseuse acclamée desmusic-halls et des tavernes.

Son arrivée produisit une sensation profondeet fit diversion à la poursuite engagée contre les Français. Etcomme quelques-uns menaçaient de passer outre, elle les pritvivement à partie.

– Ne vous occupez donc pas despassagers ! s’écria-t-elle. Est-ce qu’ils s’occupent devous ? Ceux qui essayeront de les embêter auront affaire àmoi ! Et d’abord je ne danserai plus si on ne laisse pas lesFrançais tranquilles !

Ce fut une acclamation générale.

– Vive la Dorypha !

– Il faut qu’elle danse !

– Au diable les Français !

– Nous sommes les maîtres, dit unathlétique matelot aux bras tatoués. Il faut nous amuser !

Cette proposition rallia toutes les opinions.On eût dit que la présence de la Dorypha avait affolé tous ceshommes. Au milieu du tapage, Slugh n’arrivait plus à se faireentendre et les partisans de Knox, qui réclamaient sa délivranceavec tant d’ardeur quelque temps auparavant, ne songeaient plus àlui.

En quelques minutes l’orgie s’organisa.

Deux hommes apportèrent sur le pont un tub enfer émaillé trouvé dans une cabine ; on défonça une barriquede rhum, on se procura du sucre à la cuisine, et bientôt, du tubtransformé en gigantesque bol à punch, une grande flamme bleue etlivide monta dans l’atmosphère tranquille du soir.

Armés de leurs bidons de fer-blanc, lesmatelots puisaient à même la liqueur brûlante et quand le tubmenaçait de se vider, on le remplissait de nouveau.

Bientôt, l’ivresse atteignit à son paroxysme.Un grand nombre hurlaient des chansons à boire ; d’autres,déjà assommés par l’alcool, ronflaient à poings fermés, à platventre sur le pont ; mais la grande majorité avait formé uneronde gigantesque qui tournait autour du punch avec unevertigineuse rapidité.

Dorypha avait pris place au centre, tout prèsde la flamme qui, l’éclairant de ses fantastiques reflets, lafaisait paraître tour à tour bleue et verte et donnait à sa beautéquelque chose de spectral.

Elle apparaissait alors comme une des mortessacrilèges dont parle la légende et qui s’arrachent de temps àautre au sommeil du tombeau pour apparaître de nouveau sur lethéâtre de leurs anciennes débauches.

Elle dansait avec une ardeur infatigable,déployant tour à tour toutes les richesses de son répertoire degambades excitantes et de poses lascives. On eût dit qu’elle avaitdu feu dans les veines. Et la ronde échevelée continuait à tournerautour d’elle, avec des contorsions et des rires démoniaques, dansun ouragan de vertige.

De temps à autre, elle s’arrêtait, essoufflée,et se reposait une minute, haletante, le front moite, son corsagede soie traversé de sueur aux aisselles ; alors la rondes’arrêtait aussi et chacun buvait à longs traits, puis la dansereprenait de plus belle, aux acclamations mille fois répétéesde : « Vive la Dorypha ! »

C’est dans un de ces brefs intermèdesqu’Edward Edmond, à qui cette orgie ne plaisait qu’à demi,s’approcha de la danseuse la bouche en cœur et voulut l’embrasser,mais une maîtresse gifle le rappela au sentiment des convenances etl’envoya rouler à trois pas de là, à la grande joie desassistants.

La vue de l’Irlandais avait ranimé toute lacolère de la gitane contre lui.

– Va-t’en, lui cria-t-elle, je ne veuxplus te voir ! Je te déteste ! Tu es un traître ! uncoquin ! Tu es laid ! tu es bête !va-t’en !

Cette scène amusait infiniment les matelots etils prodiguaient à la Dorypha toutes sortes d’encouragementsbruyants.

L’hercule aux bras tatoués, qui le premieravait eu l’idée de faire du punch, s’était approché de la danseusequ’il couvait d’un regard chargé de désirs, d’un regard humble etimplorant.

– Señora, balbutia-t-il, enhardi parl’énorme dose de punch qu’il venait d’ingurgiter, je vous aime,moi ! Est-ce que, si je vous le demandais, vous me refuseriezun baiser ?

La Dorypha toisa le solliciteur d’un coupd’œil. Sa carrure athlétique, ses joues fraîches lui plurent et lamine furieuse de l’Irlandais dans son coin acheva de ladécider.

– Eh bien, soit, balbutia-t-elle enbaissant les yeux avec un sourire de fausse pudeur.

Et elle tendit ses lèvres au matelot qui lesbroya d’un baiser, brutal et goulu comme une morsure.

La Dorypha porta la main à son cœur.

– Tu m’as fait mal, murmura-t-elle, maisc’est bon ! Viens que je t’embrasse encore !

Les yeux mi-clos, elle se laissa aller à larenverse dans les bras de l’homme qui l’embrassait avecfrénésie.

Mais cette scène avait réveillé les passionsendormies de la multitude. Un cri, puis mille cris s’élevèrent.

– Et moi, Dorypha, tu ne m’embrassespas ?

L’hercule aux tatouages, un Flamand nomméPierre Gilkin, ne l’entendit pas ainsi ; la Dorypha lui avaitlaissé entendre qu’elle l’aimait et personne d’autre que lui netoucherait à la danseuse. Il y était fermement résolu.

Les poings serrés, il s’était placé en faced’elle et les premiers qui voulurent approcher allèrent rouler àquelques pas de là, la mâchoire quelque peu endommagée.

– Que personne ne bouge ! criaitGilkin, ou je lui mets les tripes au vent !

Pour appuyer ses dires, il sortit de sa pocheun bowie-knife, long et luisant comme une épée.

Les amis du Flamand, et il en comptait uncertain nombre à bord, se rangèrent autour de lui. Une tuerieallait certainement avoir lieu.

Dorypha, un poing sur la hanche, contemplaitce spectacle en souriant, comme devait sourire la belle Hélène envoyant les Grecs et les Troyens s’entre-tuer pour la possession desa beauté.

C’est alors qu’un vieux marin, plein deprudence, s’avança jusqu’auprès du tub à punch et, d’une voix quidomina le tumulte des cris et des jurons :

– Camarades, dit-il, tenez-voustranquilles ! La Dorypha est bien libre de sa peau ! Ellea le droit d’en faire ce qu’elle veut ! Si elle aime Gilkin,eh bien, tant pis pour vous et tant mieux pour lui !

Ce discours, plein de sagesse, obtintl’approbation d’une grande partie de l’assistance et des crisnombreux de :« Silence ! Écoutez-le ! »engagèrent l’orateur à continuer.

– On dansait, on buvait, fit-il, ons’amusait gentiment… pourquoi ne pas continuer ? On a bienassez d’occasions de s’embêter dans la vie !

Le matelot philosophe eut gain de cause ;une minute après, les chants et les danses, les rires et lestrépignements avaient repris comme si rien ne s’était passé.

La fête se prolongea fort avant dans la nuit.Vers deux heures du matin, l’aspect du pont de la Revancheétait celui d’un champ de bataille. Aux dernières lueurs du punchagonisant, les matelots, vautrés dans la posture où l’ivresse lesavait surpris, dormaient presque tous d’un accablant sommeil ;Dorypha, épuisée, essuyait son front mouillé de sueur ; PierreGilkin la couvait des yeux, comme un avare son trésor.

Puis, tout à coup, il saisit la gitane dansses bras, la souleva de terre comme si elle n’eût pas été pluspesante qu’une enfant et l’emporta jusqu’à sa cabine.

Avouons-le, Dorypha ne lui opposa pas lamoindre résistance.

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