Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome II

CHAPITRE II – Le courrier

Une grande auto stoppa brusquement à l’anglede California et de Montgomery street à San Francisco. Troisgentlemen, mis avec la plus grande élégance, en descendirent etpénétrèrent dans l’imposant édifice qui s’élève à l’angle des deuxrues et qui porte, en gigantesques lettres d’or, cetteinscription : California Safe Deposit and TrustCompany[6].

Ce bâtiment, dont les murs ont cinq mètresd’épaisseur et sont bâtis avec de grosses pierres de taille reliéespar des ancres de fer, n’a que de rares fenêtres, grilléesd’énormes barreaux d’acier.

Les trois gentlemen pénétrèrent dans un grandhall, décoré des statues de Crésus et de Plutus, qui faisaientpendants à celles de deux milliardaires californiens, Messrs.Stanford et Fload. Ils suivirent un couloir à la voûte et aux mursd’acier, au bout duquel se trouvait un bureau, protégé par ungrillage solide.

Le premier des gentlemen s’approcha du guichetet dit à l’employé, en lui tendant une carte d’identité :

– Mr. le docteur Cornélius Kramm, deNew York.

– Well, sir ! réponditl’homme en tendant par le guichet un jeton de nickel perforé detrois numéros disposés en triangle.

Le second gentleman s’avança alors.

– Mr. Fritz Kramm, de NewYork, dit-il.

Et comme le premier, il reçut un jeton denickel.

Puis ce fut au tour du troisième, qui déclarase nommer Mr. Joë Dorgan, de New York.

Tous trois se trouvèrent dans un largecorridor, dont le sol, la voûte et les parois étaient également enacier, et qui était coupé par trois grilles, près de chacunedesquelles se tenait un employé, qui vérifia et pointasoigneusement chacun des numéros des jetons de nickel ; aprèsces formalités, qui rappelaient à Fritz Kramm, quoique d’une façonmoins originale, le palais-labyrinthe de Balthazar Buxton, lestrois hommes furent admis à descendre le gigantesque escalier quiconduisait aux caves de la banque et deux employés, armés d’untrousseau de clefs, se mirent à leur disposition.

Les caves monumentales sont entièrementconstruites en fer et en acier, mais elles sont décorées de statuesde chevaliers du Moyen Âge, aux armures dorées, casque en tête etbouclier au poing.

À côté de ces guerriers de bronze, vingtpolicemen athlétiques, armés jusqu’aux dents, montent nuit et jourla garde dans le couloir extérieur et sont relevés d’heure enheure.

Les trois gentlemen s’étaient arrêtés en facede leurs coffres-forts respectifs, qui se trouvaient placés l’un àcôté de l’autre.

Après avoir ouvert les serrures, les employésse retirèrent, laissant le docteur Cornélius et ses deux compagnonslibres de remplir ou de vider leurs coffres-forts.

– Combien avons-nous en caisse ?demanda Cornélius.

– Chacun trois cent mille dollarsenviron, répondit Fritz, mais nous n’avions ici, bien entendu, queles sommes provenues de l’affaire Balthazar Buxton. Il est prudentde ne pas mettre tous nos capitaux dans la même banque. On ne saitjamais ce qui peut arriver.

– Vous parlez d’or, fit le troisièmepersonnage avec impatience, mais vous savez qu’aujourd’hui noussommes pressés. De combien avons-nous besoin ?

– Je crois, mon cher Baruch, ou plutôtmon cher Joë, répondit le docteur avec un ricanement, que trentemille seront suffisants, prenons-en donc dix mille chacun.

Les trois associés comptèrent chacun uneliasse de bank-notes, qu’ils glissèrent dans leur portefeuille. Dixminutes plus tard, ils remontaient en auto et se faisaient conduireau Palace-Hotel, où ils dînèrent rapidement dans un salon spécial,retenu pour eux à l’avance. Il faisait presque nuit lorsqu’ilsregagnèrent leur voiture, mais cette fois ce fut pour entreprendreun véritable voyage. Pendant deux heures, ils filèrent à touteallure à travers les routes poussiéreuses de la banlieue de SanFrancisco. Enfin le chauffeur stoppa dans un lieu absolumentdésert. C’était, à quelques miles du bord de la mer, une landesauvage hérissée de broussailles, coupée de marées stagnantescouvertes de roseaux.

Tous trois paraissaient parfaitement connaîtrece site désolé. Laissant leur chauffeur sur son siège, ilss’engagèrent délibérément dans un étroit sentier qui serpentaitentre les mares et les buissons. Le chauffeur, l’Italien Léonello,les suivit quelque temps du regard ; mais, bientôt, ils seperdirent dans les ténèbres, et, n’ayant sans doute aucuneinquiétude sur leur compte, Léonello rentra philosophiquement dansl’intérieur de la voiture pour se mettre à l’abri d’une petitepluie fine qui commençait à tomber.

Les trois hommes continuaient leurchemin ; mais, à quelque distance de l’auto, chacun d’euxavait appliqué un masque de caoutchouc sur son visage et vérifiéson browning.

Le sentier qu’ils suivaient les mena jusqu’àune excavation profonde, qui paraissait une carrière abandonnée.Ils s’apprêtaient à y descendre, lorsqu’un homme se dressa devanteux pour leur barrer le passage ; mais Cornélius n’eut qu’unmot à prononcer, et l’homme s’effaça respectueusement.

Ils dépassèrent ainsi sans accident unedeuxième, une troisième et une quatrième sentinelle ; ils setrouvaient maintenant tout au fond du vaste trou, sans doute creuséautrefois par les mineurs au temps de la belle époque desplacers. Là, adossée au roc, il y avait une chaumièrefaite de blocs informes, couverte d’un toit de roseaux, et quin’offrait d’autre issue qu’une porte basse. Ils poussèrent leloquet et entrèrent ; l’intérieur de la cabane présentait plusde confort qu’on n’eût pu s’y attendre dans un pareil lieu. Un bonfeu brûlait dans la cheminée d’argile et, sur une table, il y avaitdeux bougies dans des chandeliers de cuivre.

Deux hommes, à la mine farouche, assis dechaque côté du feu sur des escabeaux, se levèrent avec respect à lavue des visiteurs, pour lesquels sans doute ces préparatifs avaientété faits ; puis ils se retirèrent.

Cornélius, Fritz et Baruch s’étaient assis enface de la table.

Ils étaient à peine installés que quatrecoups, régulièrement espacés, furent frappés à la porteextérieure.

– Entrez ! cria Cornélius.

Une sorte de cow-boy, aux bottes boueuses, àla chemise de flanelle rouge, s’avança, son large chapeau de feutreà la main.

– Milords, dit-il d’un ton respectueuxmais sans obséquiosité, voilà la chose.

Et il posa sur la table un carré de papier surlequel étaient tracés quelques signes hiéroglyphiques. Au bas, sevoyait une main grossièrement dessinée à l’encre rouge et dansl’angle de gauche une main semblable, mais plus petite.

Cornélius et Fritz examinèrent soigneusementle papier.

L’homme attendait.

– C’est trois cents dollars, ditCornélius.

– Trois cents dollars, répéta Fritz.

Baruch prit dans son portefeuille troisbank-notes de cent dollars chacune et les tendit à l’homme qui lesprit, salua et se retira sans mot dire.

Cette scène se renouvela un grand nombre defois, exactement pareille, à quelques variantes près.

Enfin, Cornélius déclara que tous ceux à quila Main Rouge devait de l’argent étaient payés.

– Alors nous allons partir ? ditFritz.

– Pas encore, dit Baruch. Nous attendonsdes nouvelles importantes.

Un quart d’heure se passa. On n’entendait queles huées du vent qui faisait rage sur la mer. Le feu commençait às’éteindre. Tout à coup on frappa de nouveau à la porte ;l’homme qui entra sur l’injonction de Cornélius était couvert deboue jusqu’à la tête. Il avait de larges éperons mexicains à sesbottes.

Il était facile de voir qu’il venait de faireune longue course à cheval, et son visage ruisselait de sueur et depluie.

– Milords, fit-il en se découvrant, voiciles lettres.

Il déposa sur la table une large enveloppe detoile scellée de cire rouge.

Fritz brisa le cachet et retira de l’enveloppeune foule de papiers de tous formats. Les uns étaient couvertsd’une écriture fine et serrée, les autres ne portaient que quelquesmots péniblement tracés au crayon. Il y avait, dans ce tas depaperasses, plusieurs lettres et plusieurs télégrammes nondécachetés.

Silencieusement, les trois Lords de la MainRouge se mirent en devoir de trier cette masse de documents ;c’étaient les rapports de tous les espions de l’Association dans larégion ; ils étaient concentrés entre les mains d’hommes sûrs,qui les faisaient parvenir directement aux chefs suprêmes.

Jetant au feu les choses insignifiantes, ilsmettaient soigneusement de côté les messages intéressants, et quandils en trouvaient un plus important que les autres, ils se lecommuniquaient immédiatement.

Ils étaient presque arrivés à la fin de cetravail, lorsque Baruch mit la main sur un billet d’une maladroiteécriture féminine et qui ne portait pour signature qu’un Dmajuscule.

– Diable, fit-il en passant le billet àCornélius, voilà qui est grave ! Il paraîtrait que Paganot etRavenel connaissent exactement la situation de l’île des pendus.Ils n’auraient ajouté aucune créance au message trouvé dans labouteille, et s’ils nous laissent croire qu’ils se dirigent vers lesud, ce n’est que pour nous donner le change !

– Mais d’où vient ce renseignement ?demanda Fritz. Voilà qui va modifier notre plan !

– Il nous parvient d’une gitane nomméeDorypha, une danseuse qui est la maîtresse d’Edward Edmond, l’hommede confiance du milliardaire Fred Jorgell. Elle nous est toutedévouée. Et, d’après le conseil de Slugh, elle est entrée commefemme de chambre au service des deux Françaises pour toute la duréedu voyage.

– On peut ajouter confiance à sesaffirmations ? demanda Baruch.

– Je le crois.

Tout en parlant, Cornélius avait décachetédeux des télégrammes. Il eut tout à coup un murmure demécontentement.

– C’est complet ! grommela-t-il. Cefameux lord Burydan, qui ne donnait plus signe de vie et que nouscroyions reparti pour l’Angleterre, a, lui aussi, équipé un yacht àdestination de l’île des pendus. Il emmène avec lui le Peau-RougeKloum et ce damné bossu qui nous a tant de fois mystifiés ;les renseignements viennent de Vancouver. Nos agents n’ont étéprévenus que trop tard. Lord Burydan a mis à la voile hier soir.Nous ne pouvons nous opposer à son départ et, ce qui est grave danscette affaire, c’est que son équipage, recruté avec grand mystère,ne renferme pas un seul des membres de l’Association !

– Cela devient sérieux, murmuraBaruch.

Les trois bandits se regardèrent un instantavec une sorte de consternation. Ce fût Cornélius qui, le premier,recouvra sa présence d’esprit.

– Un peu de calme, fit-il, ne nousaffolons pas. Rien n’est encore perdu ! Il s’agit d’examinerfroidement la situation.

– Il faut, dit Fritz, prendre desmesures !

– Elles sont tout indiquées ! Jevais, dès ce soir, expédier à la garnison de l’île l’ordre de setenir sur le qui-vive. Lord Burydan a beau être rusé, il faudratoujours bien que, pour aborder dans nos possessions, il franchissela ceinture des torpilles qui entoure l’île. D’un autre côté, quela Revanche se dirige vers le sud ou vers le nord, il n’enreste pas moins acquis que presque tout son équipage nous estdévoué, corps et âme. Vous voyez, en y réfléchissant bien, que lepéril n’est pas si grave qu’il nous a paru tout d’abord.

– On pourrait, proposa Fritz, lancer à lapoursuite de Burydan le yacht de la Main Rouge !

– Je ne suis pas de ton avis, ripostaCornélius. Notre navire à nous n’est pas muni de chaudières àpétrole inventées par Harry Dorgan et il arriverait beaucoup troptard. D’ailleurs, je ne crois pas prudent, en ce moment-ci,d’attirer l’attention sur notre yacht !

– Quelle décision, demanda Baruch,allons-nous prendre au sujet de Fred Jorgell et de sabande ?

– Laissons, pour le moment, Fred Jorgelltranquille, dit Cornélius. Ni lui, ni son futur gendre Harry, ni safille Isidora ne font partie de l’expédition dirigée contre nous.Nous nous occuperons d’eux plus tard, quand nous serons débarrassésdes Français.

– En somme, il n’y a à bord de laRevanche, remarqua Fritz, que Paganot, Ravenel, leursfiancées, Andrée de Maubreuil et Frédérique Bondonnat, et cet autreFrançais, Agénor Marmousier, qui a aidé Burydan à s’évader duLunatic-Asylum.

– Il me semble, déclara Cornélius, que,pour ces cinq personnages, il n’y a pas d’hésitation à avoir !Il y a assez longtemps qu’ils embarrassent notre route. Il faut enfinir avec eux, une fois pour toutes.

Baruch s’était levé, en proie à une singulièreémotion.

– Permettez-moi, fit-il, de donner monopinion personnelle sur la question. Je tiendrais beaucoup à cequ’Andrée de Maubreuil fût sauvée !

– Vous êtes amoureux décidément, moncher, ricana Fritz. Vous ne pourrez donc jamais surmonter cettefaiblesse ?

Baruch lui riposta avec aigreur :

– C’est bien à vous de parler, quand, ily a huit jours à peine, vous avez mis en péril l’Association etcompromis ses intérêts en vous amourachant d’une aventurièreitalienne, qui s’est moquée de vous de la plus belle manière. Il nes’en est pas fallu de beaucoup que Lorenza, la guérisseuse deperles, ne vous envoie siéger – et nous avec vous – dans lefauteuil d’électrocution !

– Laissons de côté cette sotte histoire,murmura le marchand de tableaux d’un air mécontent. Remarquezd’ailleurs que je me suis tiré de ce mauvais pas avec unremarquable sang-froid.

– Il faut absolument, reprit Baruch,qu’Andrée de Maubreuil soit exceptée du massacre, et cela nonseulement parce que je me suis juré qu’elle serait à moi, maisparce que mon union avec elle est la base d’un projet que je vaisvous exposer.

« Supposons les autres Français disparus.Je sauve Mlle de Maubreuil, je me réconcilieavec mon frère Harry, et je vais délivrer moi-même le vieuxBondonnat, qui alors sera forcé de se montrer plein de gratitude àmon égard.

– Je ne vois pas où vous voulez envenir ? dit Cornélius.

– Patience ! Bondonnat n’ayant plusd’autre famille qu’Andrée, qui est sa pupille, la fera sonhéritière. Et nous serons ainsi, sans violence et d’une façon toutenaturelle, possesseurs de toutes les découvertes du vieuxsavant ! Mon plan est grandiose ! Il ne nous restera plusensuite qu’à nous débarrasser d’Isidora et d’Harry, puis, plustard, de Fred Jorgell et de William Dorgan, pour concentrer entrenos mains deux ou trois trusts et autant de milliards !

– Certes, s’écria Cornélius, le projetest admirable ! Mais il est audacieux ! Pour ma part, jene vois pas grande objection à y faire.

– Permettez, protesta Fritz, n’est-il pasà craindre que Bondonnat reconnaisse Baruch, qu’il a entrevu danssa nouvelle personnalité de Joë Dorgan lors de l’enlèvement enaéroplane ?

Baruch haussa les épaules.

– L’argument ne tient pas debout, fit-il.Bondonnat m’a à peine entrevu dans un moment où il était beaucouptrop ému pour prêter attention à ma physionomie. D’ailleurs, j’aibeaucoup changé depuis ! Et il suffira d’une légèremodification – par exemple, de laisser pousser mes moustaches –pour dérouter les souvenirs du bonhomme ; puis il estabsolument impossible qu’il s’avise de reconnaître dans le fils dumilliardaire Dorgan, dans l’homme qui l’aura arraché aux bandits dela Main Rouge, celui-là même qui l’a conduit à l’île despendus.

Cornélius approuva cette façon de voir, etFritz lui-même finit par se rendre à ses raisons. Le nouveau planélaboré par Baruch était aussi ingénieux qu’il était hardi. Lestrois bandits convinrent donc qu’il serait suivi de point enpoint.

– Seulement, conclut Cornélius en selevant après avoir jeté au feu le restant des papiers, il faut noushâter. La Revanche doit prendre la mer un peu aprèsminuit, et j’ai rendez-vous avec Slugh vers dix heures et demie, àla bodega du Vieux-Grillage. C’est là qu’il doit prendre nosdernières instructions.

Les trois bandits s’empressèrent de sortir. Unquart d’heure plus tard ils remontaient dans leur automobile, quifilait en quatrième vitesse dans la direction de San Francisco.

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