Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome II

CHAPITRE IV – Le repas des caïmans

Pendant tout le temps que Baruch était demeuréà bord de l’Arkansas,Andrée de Maubreuil, subissant, sanss’en rendre compte, une sorte de suggestion, avait été en proie àun malaise proche de l’angoisse. Sitôt que le bandit et ses deuxacolytes eurent quitté le navire, elle éprouva, sans en biencomprendre la cause, un soulagement immédiat. Elle respira comme sielle eut été tout à coup délivrée d’un accablant fardeau. La nuitse passa pour elle d’une façon très tranquille dans la cabinequ’elle partagea avec Frédérique, et qui, sans être luxueuse,offrait un confort très suffisant.

Levées de bonne heure, les deux jeunes fillesmontèrent sur le pont, où leurs fiancés les avaient déjà précédées.Tous quatre s’extasièrent devant le panorama qui était splendide.La végétation plus luxuriante et d’un caractère différent annonçaitl’approche de la zone tropicale. Les rives étaient bordées debambous géants, les bois devenaient plus fréquents, et lespalmiers, les tulipiers, les lauriers et les cèdres y étaientnombreux. Le fleuve lui-même avait doublé de largeur et il étaitmaintenant parsemé d’îlots marécageux et verdoyants d’où l’approchedu vapeur faisait s’envoler des nuées d’oiseaux aquatiques. Lesembarcations de toutes sortes, steamboats, voiliers, chalands,pirogues, etc., voguaient en grand nombre autour del’Arkansas. Andrée et Frédérique aperçurent même d’énormestrains de bois qui descendaient au fil de l’eau. Il y avait là lespreuves d’un trafic intense dont nos calmes fleuves de la vieilleEurope ne sauraient donner la moindre idée.

La température était devenue intolérable. Desvapeurs jaunâtres montaient des eaux surchauffées du fleuve et lescaïmans devenaient innombrables. Ils s’ébattaient par centaines,par milliers tout autour du vapeur. On entendait distinctement leclaquement sec de leurs mâchoires et on distinguait leurs petitsyeux féroces qui étaient comme allumés d’une lueur sanglante.

Les passagers s’amusèrent d’abord à leur jeterdes épluchures de toutes sortes : croûtes de pain, pelures debanane et jusqu’à des journaux roulés en boule. Puis, des sportsmenqui se trouvaient à bord s’avisèrent de tuer quelques-uns de cesmonstres avec des carabines de précision.

Cette idée eut le plus grand succès. Toutesles armes à feu du bord furent mises en réquisition et bientôt levapeur avança au milieu d’un feu roulant de détonations, d’un vraicrépitement de fusillade.

La plupart des balles des chasseurs improvisésallaient ricocher sur l’épaisse cuirasse d’écaille dont les caïmanssont couverts. Pour les tuer, il fallait les atteindre à l’œil ouau ventre, les deux seules parties vulnérables de leur individu. Cen’était pas chose commode. Seuls quelques tireurs éméritesréussirent à accomplir ce tour de force ; mais sitôt qu’uncaïman était tué ou simplement blessé à mort, ses congénères seprécipitaient sur lui et le déchiquetaient férocement, avec depetits cris assez semblables aux vagissements d’un nouveau-né.

Le fleuve s’était teint de sang sur une largesurface. Andrée et Frédérique, qui trouvaient le spectacle de cetteboucherie profondément répugnant, se disposaient à descendre dansleurs cabines, lorsqu’il se produisit un incident tout à faitinattendu.

Pour éviter les îlots, qui occupent en cetendroit le centre du fleuve, le vapeur avait dû se rapprocher de lacôte où d’immenses champs de cotonniers apparaissaient, parsemés devillages composés de huttes de paille et habités par des Noirs,pour la plupart anciens esclaves, qui sont très nombreux dans larégion.

Tout à coup, les passagers del’Arkansas virent déboucher d’un fourré de bananiers et depalmiers épineux deux hommes en haillons, qui détalaient de toutela vitesse de leurs jambes, espérant sans doute trouver un refugedans les vastes marécages dont le fleuve est bordé.

Ils étaient chaudement poursuivis par unetroupe de Noirs, armés de bâtons, de fourches et même de fusils etde revolvers. Les nègres gagnaient du terrain de minute en minuteet ils poussaient déjà des hurlements de triomphe en déchargeantleurs armes dans la direction des fugitifs qui paraissaient à boutde forces.

Le capitaine de l’Arkansas, en bonYankee passionné pour tous les sports, même pour la chasse àl’homme, donna l’ordre au timonier de se rapprocher du rivage pourpermettre aux passagers de suivre les péripéties de la lutte. Onvit alors que les deux fuyards étaient un Blanc et un Peau-Rouge.Déjà les paris s’engageaient.

– Je mets cinq dollars sur le Blanc.

– Et moi dix sur le Peau-Rouge. Il a desjarrets superbes.

– Tenu ?

– Tenu !

– J’accepte les Noirs à dix contreun.

Mais tout à coup les choses prirent une autretournure. On sait quels sont aux États-Unis le mépris et la hainedes hommes blancs pour les nègres. Ceux-ci ont au théâtre desplaces spéciales, en chemin de fer on ne leur permet de monter quedans certains wagons, dans les restaurants même un Noir nes’aviserait jamais de venir s’asseoir à la table où un Blanc setrouve déjà.

Les parieurs, qui s’étaient d’abord amusés dela poursuite, ne tardèrent pas à passer de la curiosité àl’indignation.

– C’est une honte, s’écria un grosmarchand de blé de Saint Louis, Yankee pur sang ; voilàmaintenant que les hommes noirs se mettent à chasser les citoyensaméricains comme si c’étaient de simples sangliers.

– C’est indigne !

– Il faut empêcher cela.

– Sus aux moricauds !

– Il faut tirer sur lesnègres !…

– C’est cela !…

Les cervelles étaient arrivées à un étatd’exaltation intense. Quelques gentlemen, plus décidés que lesautres, intimèrent au capitaine l’ordre d’approcherl’Arkansas du rivage autant que cela serait possible et enmême temps de détacher du vapeur un canot pour recueillir lesfugitifs. Le capitaine yankee qui, au fond, était exactement del’avis de ces passagers ne se fit pas tirer l’oreille pour obéir.Louvoyant avec précaution entre les bancs de boue, et de joncs, levapeur se rapprocha du rivage. Pendant ce temps, les tireurs quivenaient d’exercer leur adresse contre les caïmans s’empressaientde recharger leurs armes et couraient chercher de nouvellesmunitions dans leurs cabines.

Sitôt qu’ils furent à bonne portée, les Noirsfurent accueillis par une décharge générale. Trois ou quatretombèrent, plus ou moins grièvement blessés, aux cris de joie del’assistance.

– Bien tiré, sir ! un coup superbe.Hourra pour la vieille Amérique !

– Mort aux Noirs !

Voyant leurs camarades blessés, les nègress’étaient arrêtés net, tout ébahis de cette interventioninattendue. Ils se gardèrent bien de riposter, sachant combien ilaurait été grave pour eux d’attaquer un navire américain. Le moinsqui eût pu leur arriver eût été d’être pendus haut et court commepirates.

Après une courte délibération, ils battirentprudemment en retraite et ils eurent bientôt disparu dans l’immenseet ondoyant océan des plantations de coton et de maïs. Les deuxfugitifs, sans que personne s’y opposât, gagnèrent paisiblement lecanot qui les transporta à bord du vapeur.

À peine eurent-ils mis le pied sur le pontqu’ils furent entourés d’un cercle de curieux pleins de sympathiepour l’état lamentable où ils se trouvaient. Ils offraient, il fautle dire, un spectacle pitoyable. De leurs vêtements arrachés,brûlés par place, il ne leur restait que des lambeaux. Ils étaientcouverts de boue et de sang, balafrés d’égratignures et meurtris decoups.

De tous côtés les exclamations secroisaient.

– Coquins de Noirs, dans quel étatont-ils mis ces pauvres gens !

– Il faut leur donner deshabits !

– Et, avant tout, leur faire boire un boncoup de whisky, cela les remettra.

– Ils doivent avoir faim !

– Non, le whisky d’abord, ils mangerontaprès.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que lesdeux fuyards, si miraculeusement échappés à la mort, étaient enpossession chacun d’une veste et d’un pantalon de matelot en bonnetoile à carreaux et tenaient en main un gobelet d’étain remplid’excellent rye-bourbon. Ils absorbèrent à longs traits lagénéreuse liqueur.

– C’est un vrai velours sur l’estomac,dit le Blanc.

Le Peau-Rouge ne fit aucune réflexion, mais ilbut comme si c’eût été de l’eau pure le second gobelet de l’ardentbreuvage qu’une passagère complaisante venait de lui verser.

– Maintenant, dit quelqu’un, ils vontnous expliquer d’où ils viennent et nous raconter leursaventures.

– Volontiers, répondit le Blanc, je vousdois bien cela.

Il n’acheva pas sa phrase. Dans la foule despassagers, il venait d’apercevoir le chauffeur Dodge et saphysionomie avait pris une expression de colère et de haineépouvantable.

– Ah ! voici un de cescoquins ! rugit-il. Je me suis juré que j’étranglerais lepremier qui me tomberait sous la main.

Et il ajouta d’une voix tonitruante :

– Gentlemen, cet homme est un bandit, untramp. Je le connais et je vais en faire justice séancetenante.

Malgré la couche de charbon qui recouvrait sonvisage, Dodge était devenu livide.

– Ce n’est pas vrai, c’est un mensonge,bégaya-t-il d’une voix étranglée.

– Ah ! ce n’est pas vrai, attends unpeu ; tu vas voir de quel bois je me chauffe !

Profitant de la surprise générale, le fugitifavait saisi Dodge par sa cravate et le serrait à l’étouffer. Unecourte lutte s’ensuivit, mais Dodge était loin d’être aussivigoureux que son adversaire. En un clin d’œil celui-ci l’eutrenversé, râlant, sous son genou. La galerie se préparait déjà àl’applaudir lorsque se produisit une péripétie tout à faitinattendue. Le vainqueur empoigna le vaincu à bras-le-corps et,l’élevant en l’air à la force du poignet, il le lança par-dessus lebord.

Un cri d’horreur s’échappa de toutes lespoitrines. Les passagers se penchèrent vers le fleuve. À la placeoù était tombé le misérable, il n’y avait plus qu’une grande tacherouge au milieu de laquelle une dizaine de crocodiles se battaientfurieusement avec de sinistres claquements de mâchoires.

Le premier moment de surprise passé, lespassagers de l’Arkansas,indignés d’un acte sanglant dontils ne s’expliquaient pas la raison, se précipitèrent contre lesdeux fugitifs avec des cris menaçants !

– La loi de lynch ! la loi delynch !

Tel était le cri dominant.

– Il faut les jeter à l’eau.

– Tous les deux !

– Le Blanc et le Rouge !

– Ils ne valent pas mieux l’un quel’autre !

– Cela va régaler lescrocodiles !

En présence de tous ces poings menaçants quise tendaient vers lui, l’inconnu était demeuré impassible. Lui etl’Indien, son compagnon, s’étaient adossés à la porte d’une cabineet semblaient décidés à vendre chèrement leur vie. Le premier quis’approcha d’eux reçut un formidable coup de poing dans le creux del’estomac. Un autre fut lancé d’un coup de pied à l’autre extrémitédu pont. Cinq adversaires furent ainsi successivement mis hors decombat.

Quelqu’un proposa d’abattre ce redoutableboxeur à coups de revolver, mais cette motion fut accueillie pardes protestations unanimes.

– Non, pas de revolver, ce n’est pas lefranc jeu ! Il faut voir s’il sera le plus fort !

Les Américains sont très appréciateurs duvéritable courage, sous quelque forme qu’il se manifeste. Comme onle voit, l’attitude résolue des deux fugitifs leur avait déjàconcilié certaines sympathies parmi les passagers. Antoine Paganotjugea que le moment était peut-être opportun pour intervenir enfaveur de ces deux hommes dont la conduite était tropextraordinaire pour n’avoir pas une raison d’être sérieuse.

– Ladies et gentlemen, dit le Français ens’avançant hardiment au milieu du groupe, il me semble qu’il seraitimprudent d’agir avec précipitation. Ces hommes ont le droit d’êtrejugés légalement. Je suis sûr, d’ailleurs, qu’il y a là-dessousquelque mystère.

– Oui, répliqua l’inconnu, j’ai agi commeje le devais ; le bandit que j’ai jeté en pâture aux caïmansétait un membre de la Main Rouge.

– Au fait, dirent quelques voix, il apeut-être raison.

Une discussion acharnée se produisit entre lespartisans des deux opinions, mais tout à coup le capitaine apparut,flanqué de quatre robustes matelots armés de brownings et decoutelas.

– C’est moi seul qui suis le maître àbord de mon navire, déclara-t-il. Je sais ce que j’ai à faire.

Et, tirant son chronomètre, ilajouta :

– Je donne trois minutes à ces deuxvauriens pour se rendre à discrétion. Passé ce délai, je les tuecomme des chiens.

Les quatre matelots avaient mis en joue lesfugitifs et le capitaine, l’œil sur son chronomètre, attendait ladernière seconde de la troisième minute pour commander le feu.

Dans ces conditions, toute résistance étaitimpossible. Les fugitifs se rendirent. On les garrotta solidementet on les enferma dans une cabine vide.

Le coup de force du capitaine avait produitune grande impression. Un profond silence régna quelque temps surle pont, et ce ne fut qu’au bout d’une dizaine de minutes que lesconversations et les discussions recommencèrent aussi passionnéeset aussi bruyantes qu’auparavant. La curiosité de tous étaitexcitée au plus haut point. On voulait savoir quels étaient lesdeux étranges personnages qui venaient de faire une si belledéfense et d’où ils arrivaient. Quelques-uns des plus importantsparmi les passagers supplièrent le capitaine de procéder à uninterrogatoire qui donnât satisfaction à l’opinion, et il s’yrésolut sans peine car il était lui-même très intrigué par cetteaventure.

Pour donner à ses agissements une sorte deforme légale, il s’adjoignit un constable qui allait passer sesvacances à La Nouvelle-Orléans et un marchand de suif qui avait étémembre du jury l’année précédente.

L’Indien déclara se nommer Kloum ; quantà son compagnon, il affirma être ce même lord Astor Burydan, dontplusieurs mois auparavant la mort avait été annoncée par tous lesjournaux. Cette affirmation était déjà invraisemblable, mais quandle capitaine lui demanda d’où il venait il se perdit dans unehistoire tellement incroyable qu’il devint évident pour les membresdu tribunal improvisé qu’ils se trouvaient en présence de deuxfous, car l’Indien Kloum appuyait énergiquement toutes lesaffirmations de son compagnon.

Le prétendu lord Burydan racontait que,s’étant trouvé en compagnie de Kloum sur un navire chargé decercueils de Chinois, il avait fait naufrage, avait été jeté dansune île glacée, l’île des pendus, qui appartenait à la Main Rouge,et où il avait été chargé de surveiller les phoques à fourrure.

– Vous avez le cerveau fêlé, mon garçon,dit le capitaine, et où est-elle, cette île ?

– Je ne sais pas.

– Et comment vous en êtes-vouséchappé ?

– Dans un aéronef merveilleux qui nous adéposés au milieu d’un village de Noirs. Ces misérables ont brisénotre machine et vous connaissez le reste de notre histoire.

– Et pourquoi avez-vous tué monchauffeur ?

– Parce que je l’ai reconnu pour être undes bandits de la Main Rouge qui, dans l’île des pendus, avaientété chargés de me garder.

Le capitaine ne voulut pas en entendredavantage. Son opinion et celle de ses assesseurs étaient désormaisirrévocablement fixées. Ils avaient affaire à deux fous dangereux,échappés de quelque asile.

En dépit de toutes leurs protestations, lordBurydan et Kloum furent gardés à vue, surveillés plus étroitementque jamais et le soir du même jour, quand l’Arkansas pritterre à La Nouvelle-Orléans, ils furent conduits sous bonne escorteà la prison de la ville en attendant qu’on décidât de leursort.

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