Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome II

CHAPITRE II – La buvette du GrandWigwam

Quand on avait franchi une porte verrouilléefaite de planches arrachées à des caisses d’emballage et à laquelledes morceaux de cuir servaient de gonds, on se trouvait dans unesalle longue, basse et enfumée, où la vue et l’odorat étaient aussidésagréablement affectés l’un que l’autre ; il régnait là uneinfâme odeur de poisson fumé, mêlée à des relents de mauvais alcoolet de graisse rance ; la fumée des pipes compliquée de celledu foyer s’échappait par un trou pratiqué dans la toiture aprèsavoir saturé toute l’atmosphère de la pièce en formant unbrouillard tellement épais qu’on ne se voyait pas à trois pas.

Lorsque le regard s’était accoutumé à cesténèbres, on distinguait, accrochées au mur, des panoplies barbaresqui avaient dû appartenir autrefois à quelque chef redouté. Il yavait des couronnes de plumes d’aigle, des colliers faits avec lesdents du puma ou les griffes de l’ours gris, des arcs, des flèches,des tomahawks, mêlés à des mocassins de peau de daim, à desbracelets de graines et de verroteries. On voyait encore descouteaux à scalper, une ou deux carabines d’ancien modèle, despistolets à pierre, des bois d’élan et de renne, et tout un arsenalde petits sacs brodés pour mettre le tabac, et de calumets, dontquelques-uns, les plus anciens, étaient formés d’une pierre creuséeet emmanchés d’un roseau.

En outre de ces panoplies qui recouvraiententièrement les murailles, le mobilier se composait de quelquesescabeaux boiteux, de nattes de paille de maïs et d’une étagère quisupportait une douzaine de bouteilles de whisky.

Tel était l’étrange repaire connu dans le payssous le nom de buvette du Grand Wigwam. C’est là que, dedeux lieues à la ronde, se réunissaient les Indiens pour converserdes choses de leur race et surtout pour boire de l’« eau defeu » jusqu’à ce qu’ils restassent morts sur la place.

La propriétaire de cet établissement unique enson genre était une vieille « squaw » aussi sèche, aussinoire et aussi ratatinée qu’une momie. Elle se tenait généralementaccroupie devant l’âtre et fumait sans répit une vieille pipe deterre noire qu’on lui connaissait depuis des années. Les familiersde la maison prétendaient même que c’était à cette atmosphèrefuligineuse qu’elle devait sa grande longévité et ils affirmaientqu’elle ne mourrait jamais, conservée qu’elle était par la fumée, àla façon des harengs saurs et des jambons.

Les deux filles de cette vénérable matrone,deux grandes créatures à la peau rouge, aux cheveux bleuâtres, aunez plat et aux dents longues, servaient les buveurs et, disait-on,étaient pour beaucoup dans la prospérité de l’établissement.

La directrice de la buvette du GrandWigwam étant cousine de Kloum au huitième degré, celui-ciavait eu l’idée d’emmener ses amis dans ce repaire où ils avaientles plus grandes chances de n’être pas découverts. En quittant leLunatic-Asylum, ils s’étaient donc rendus à Tampton.

Ils y étaient arrivés au petit jour, trèsfatigués tous les quatre par la nuit blanche qu’ils avaient passéeet par toutes les émotions qu’ils avaient dû traverser. Ce n’estqu’une fois sortis de la maison de fous que lord Burydan s’étaitaperçu qu’un quatrième pensionnaire de l’établissement s’étaitattaché à leur suite.

– Qu’allons-nous faire de lui ?avait demandé Oscar, qui ne reconnaissait nullement dans le nouveauvenu le Baruch qu’il avait connu chez M. de Maubreuil,tant la captivité et la nature avaient déjà altéré l’œuvre dusculpteur de chair humaine.

– Ma foi, je ne sais pas, avait dit lordBurydan.

Kloum, plus catégorique, avait déclaré qu’ilfallait se débarrasser à tout prix de ce gêneur et, d’un gesteimpérieux et bref, il avait intimé au dément l’ordre de quitter laplace au plus vite.

C’est alors que le pseudo-Baruch s’était jetéaux genoux de lord Burydan en joignant les mains d’une façontellement suppliante que l’excentrique avait été profondémentapitoyé.

– Ce pauvre diable a l’air inoffensif,avait-il dit ; gardons-le provisoirement, plus tard, nousverrons.

L’aliéné, comme un chien perdu qui s’attacheaux pas du premier passant sympathique, s’était mis à marcherdocilement derrière ses compagnons.

À peu de distance du Lunatic-Asylum, lesfugitifs avaient eu la chance de rencontrer un cab, et le« cabman » s’était figuré, en voyant le déguisement desinge dont Oscar était revêtu, qu’il avait affaire à des gensrevenant de quelque mascarade et les avait laissés monter dans sonvéhicule sans observation. C’est de cette façon qu’ils avaientgagné le village de Tampton ; mais ils avaient eu la prudencede descendre à quelque distance de la buvette du GrandWigwam pour qu’on ne sût pas où ils se rendaient.

Kloum et ses amis avaient été chaleureusementaccueillis par la vieille squaw et ses filles, et là Oscar avait puse débarrasser de son costume de singe qu’il avait accroché à lamuraille où il faisait bonne figure à côté des peaux de grizzly etdes panoplies barbares. Le bossu avait revêtu un complet de toilebleue que lui avaient cédé les Indiennes et qu’avaient laissé làdes Peaux-Rouges qui travaillaient à une carrière du voisinage.

– La première chose que nous ayons àfaire, déclara lord Burydan, c’est de nous reposer. Nous pouvonsdemeurer ici toute la journée ; je pense que personne n’aural’idée de venir nous y chercher. Quand il fera nuit, noussortirons.

La vieille Indienne, mise au courant de cettedécision par Kloum, fit passer les quatre amis dans un cabinetobscur attenant à la pièce principale, dont il n’était séparé quepar une portière faite d’une couverture de laine de couleurvoyante. Les fugitifs se jetèrent sur les nattes dont le logisétait meublé et ne tardèrent pas à tomber dans un profondsommeil.

Ce fut Kloum qui se réveilla le premier. Ilronflait encore à poings fermés lorsqu’un singulier picotementderrière la tête l’arracha à ses rêves. C’était une des Indiennesqui, suivant une ruse des gens de sa race, le chatouillaitdoucement au-dessous de l’oreille.

Kloum ouvrit les yeux, sans avoir fait lemoindre bruit, sans avoir prononcé une parole ; il vit devantlui l’une des deux sœurs qui, mettant un doigt sur ses lèvres, luifaisait signe de regarder avec précaution dans la grande pièce.

Le Peau-Rouge écarta doucement la couverturequi tenait lieu de portière et, à quelque distance d’un groupe decarriers indiens occupés à lamper à petits coups une bouteilled’eau de feu, il aperçut Agénor en train de parlementer, nonsans force cris et gesticulations, avec la vieille squaw toujoursimpassible, la pipe aux dents, au coin de son âtre.

Tout de suite, il poussa un cri de joie etréveilla lord Burydan et les autres dormeurs. L’instant d’après, lelord excentrique et son ami se jetaient en pleurant dans les brasl’un de l’autre.

– Mon cher Agénor ! comme je suisheureux de vous retrouver !

– Et moi qui pleurais votremort !

– Moi aussi, je me figurais que vousaviez péri dans le naufrage de la Ville-de-Frisco !Mais maintenant, j’espère que nos ennuis sont terminés !

– Hélas, non ! répliqua Agénorbrusquement devenu grave, ne perdons pas de temps en effusionsinutiles car vous êtes sérieusement menacés et c’est pour cela queje suis ici.

– Qu’y a-t-il encore ? demanda OscarTournesol.

– La maison est cernée par les policemenqui, je ne sais comment, ont appris votre retraite. Dans un quartd’heure, ils seront ici !

– Diable ! murmura lord Burydan d’unair mécontent, c’est que je ne tiens nullement, moi, à retourner enprison ou dans une maison de fous !

– Il faut aviser, et rapidement, murmuraAgénor ; mais tout d’abord, je vous rends vos papiers que j’aipu sauver du naufrage. Ils sont dans ce portefeuille où j’ai aussi,en cas de besoin, glissé quelques bank-notes.

Pendant ce temps, Kloum parlementait avec lesIndiens occupés à boire du whisky. Au bout de quelques minutes,l’un d’entre eux, le plus leste, se hissa à la force du poignet parle trou qui tenait lieu de cheminée et grimpa sur le toit. Il netarda pas à redescendre, la mine consternée.

– Quatre troupes de policemen,expliqua-t-il en comptant sur ses doigts. Ils occupent toutes lesroutes qui aboutissent au Grand Wigwam.

– Nom d’un chien ! s’écria Oscar,comment va-t-on faire ?

– Ma foi, je ne vois pas trop, répliqualord Burydan. Nous ne sommes ni assez nombreux ni assez bien arméspour faire une trouée.

Il y eut quelques minutes de réelle angoisse.De quelque côté qu’on se tournât, la fuite était impossible ;et les policemen, de minute en minute plus distincts, approchaientavec l’implacable lenteur du Destin.

Tout à coup, Kloum eut un rire silencieux, etdu doigt il montra, en face de la porte du Wigwam, troisou quatre wagonnets que les carriers indiens avaient laissés làpendant qu’ils entraient se désaltérer.

Tous avaient compris. Il s’agissait simplementpour les évadés de se cacher dans l’intérieur des petits véhiculeset de passer ainsi au nez et à la barbe de messieurs lespolicemen.

Mais il n’y avait pas une minute à perdre, et,tout d’abord, il fallait décider les carriers à prêter la main àcette évasion. L’éloquence de Kloum, appuyée de quelques dollars,obtint sans peine ce résultat.

Agénor serra en hâte la main de ses amis.

– Surtout, recommanda-t-il à lordBurydan, ne manquez pas de m’écrire et de m’indiquer votreretraite.

– Je n’y manquerai pas, d’autant plus quej’ai des révélations à vous faire.

– Oui, dit Oscar, nous savons où estM. Bondonnat. Lord Burydan a été son compagnon decaptivité.

– Et où est-il ?

– À l’île des pendus.

– Qu’est-ce que c’est que cetteîle-là ?

– Je n’ai pas le temps de vousl’expliquer. Ma prochaine lettre vous racontera tout cela dans leplus grand détail…

Une dernière poignée de main fut échangée,puis l’excentrique lord et Oscar s’étendirent au fond du premierwagonnet pendant que Kloum et leur compagnon, toujours muet etdocile, prenaient place dans le second.

Les deux Indiennes couvrirent le corps desfugitifs de vieilles couvertures par-dessus lesquelles les carriersjetèrent quelques pelletées de sable, en assez grande quantité pourfaire illusion, pas assez pour empêcher l’air de pénétrer.

Ces préparatifs terminés, les Indiens semirent à pousser les wagonnets sur les rails, de la nonchalanteallure qui leur était habituelle, en marchant à la rencontre del’escouade que commandait l’honnête Grogmann. L’attitudeflegmatique des Peaux-Rouges en imposa complètement au policier. Iln’eut pas le moindre soupçon. Il continua à marcher du même pasmajestueux à la tête de ses hommes dans la direction de la buvettedu Grand Wigwam.

Il y arriva au moment même où Agénor ensortait et, toujours persuadé que le poète était un hautfonctionnaire de la police :

– Vous les avez vus ? luidemanda-t-il.

– Non, répondit Agénor en secouant latête. Les oiseaux sont envolés !

– Diable ! Tant pis ! Mais jevais toujours perquisitionner. Ces Peaux-Rouges ont des rusesdiaboliques et nos fous peuvent être cachés dans quelque cave oudans quelque soupente.

– Oui, c’est cela, perquisitionnez bien,dit à tout hasard le poète en reprenant le chemin de New York sansque personne s’y opposât.

Les policiers remuèrent vainement les loquessordides qui composaient le mobilier de la buvette et nedécouvrirent rien.

Pendant ce temps, les quatre fugitifs étaientarrivés sans encombre jusqu’à la carrière de granit oùtravaillaient les Indiens et qui se trouvait à cinq cents mètres delà. Ils s’empressèrent de sortir de leurs incommodes véhicules etremercièrent chaleureusement leurs sauveurs.

La nuit venait à grands pas. Désormais, toutdanger avait disparu. Ce fut donc sans se presser mais cependant enprenant un sentier qui permettait d’éviter la grand-route qu’OscarTournesol et ses amis arrivèrent à la gare de Tampton. Là, lordBurydan, qui avait déjà combiné tout un plan, prit quatre billetsde seconde classe à destination de Montréal, car il connaissaitparfaitement le Canada où il possédait d’immenses propriétés.

Avant même que le train eût quitté la gare,les quatre fugitifs avaient pris place autour de la table duwagon-restaurant et ils étaient en train de combiner un menusubstantiel lorsque tout à coup Oscar poussa un cri de stupeur etdemeura bouche bée, les yeux agrandis, les mains tremblantes commes’il venait d’avoir une vision.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda lordBurydan inquiet.

Du doigt Oscar montra sur la route, quin’était séparée de la voie que par une barrière de bois, une énormeautomobile rouge et noir qui venait de stopper. Au volant setenait, comme auréolé par la clarté éblouissante des phares, unhomme à la physionomie énergique et dure ; et, dansl’intérieur, un vieillard à la face glabre, au profil d’oiseau deproie, dont les yeux fascinateurs semblaient scintiller derrièreles verres de ses lunettes à branches d’or.

– Voyez, dit le bossu avec une indicibleémotion, le jeune homme qui conduit cette auto, eh bien !c’est le même, j’en suis sûr, qui a participé à l’enlèvement deM. Bondonnat et qui m’a moi-même à demi assommé d’un coup decrosse.

Mais à ce moment, le train s’ébranla et,quelques minutes plus tard, l’auto mystérieuse, l’auto fantôme,comme l’appelait déjà Oscar, avait disparu cachée par un tournantde la voie.

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