Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome II

CHAPITRE III – Un déplorableaccident

Fritz Kramm s’était tout à coup rappelé qu’ilavait donné rendez-vous à Lorenza, la guérisseuse de perles, etaussitôt toutes les préoccupations que lui donnaient les sinistrescomplots de la Main Rouge avaient disparu comme par enchantement.Il n’avait plus qu’un seul souci en tête : retrouver la jeunefemme un instant entrevue dans la fastueuse galerie de BalthazarBuxton.

Chemin faisant, il stimulait le zèle de sonchauffeur et tremblait à la seule pensée de se trouver en retard etde manquer de quelques minutes la charmante visiteuse.

– Personne n’est encore venu ?demanda-t-il à son valet de chambre en pénétrant en coup de ventdans un petit salon mauresque, meublé de divans bas recouverts depeaux de tigre et orné de panoplies d’armes orientales.

– Si, lui fut-il répondu. M. Grivardest dans l’atelier et il s’est mis au travail en vousattendant.

– Bien. Je vais le rejoindre. Si une damevient me demander, vous l’introduirez immédiatement.

La pièce que Fritz avait désignée sous le nomd’atelier était une petite salle située à côté du magasinprincipal, et qui servait de resserre et de débarras ; là setrouvaient empilés des tableaux sans cadre, des châssis à clef, destoiles roulées, tout cela entassé au hasard dans un désordre quin’avait rien d’artistique.

Installé devant un grand chevalet quisupportait une scène d’orgie du Pinturicchio, un jeune homme à lachevelure d’un blond doré, à la barbe soyeuse et rousse,travaillait avec ardeur. Sous les touches rapides de son pinceau,le torse satiné d’une belle courtisane endormie semblait peu à peusortir de la pénombre. Les seins aux pointes roses se gonflaient denouveau et tendaient le velours du corsage saccagé dans d’amoureuxébats ; le cou d’une blancheur de lait retrouvait sousl’effort laborieux de l’artiste ses veinules d’azur.

Cette restauration était si parfaite que lesfragments surajoutés se reliaient harmonieusement au reste de lacomposition sans qu’il fût possible de distinguer les solutions decontinuité.

Fritz Kramm, qui était entré sur la pointe dupied, contempla quelque temps le tableau en silence, puis, frappantà l’improviste sur l’épaule du peintre :

– Vraiment, monsieur Grivard, lui dit-ilen français, vous êtes un homme admirable ; vous avez le géniede vous approprier le style des maîtres de toutes les époques, etle Pinturicchio lui-même reconnaîtrait pour sien ce beau torse defemme endormie qui semble avoir succombé il y a un instant à peineà d’amoureuses fatigues.

– Vous êtes trop indulgent, monsieurKramm, répondit le peintre d’un ton mélancolique, je vous assureque ce n’est pas difficile, pour un homme qui connaît un peu sonmétier, de mener à bien un semblable travail.

– Ce n’est pas mon avis. Jusqu’ici jen’ai trouvé personne qui fût en état de s’en acquitter aussi bienque vous.

– C’est sans doute pour cela, repritl’artiste avec amertume, que vous tenez à me conserver près devous ?

Fritz eut un sourire sardonique.

– Mais oui, fit-il, je tiens énormément àvous conserver ! Que vous manque-t-il, en somme, près demoi ? Ne vous payé-je pas suffisamment ?

– Certes, oui.

– Ne vous laissé-je pas la liberté defaire ce qui vous plaît ?

– Sans doute, murmura le jeune homme,mais vous me retenez à New York par une violence morale que je neveux pas qualifier, et vous m’empêchez de revoir la France oùm’attendent le bonheur et la gloire !

– Patientez encore ! Un jour viendraoù vous me remercierez de la contrainte que je vous impose…

À ce moment, le valet de chambre entra etremit à Fritz une mignonne carte de visite.

– La signora Lorenza ! s’écriajoyeusement l’antiquaire, faites-la entrer ici ! Mais ayezsoin de la faire passer par la grande galerie et par les deuxsalons.

Et, se tournant vers l’artiste, ilajouta :

– Monsieur Grivard, vous allez voir unebelle personne ! Une jeune femme digne en tout du pinceau desvieux maîtres que vous admirez !

Presque aussitôt la porte s’ouvrit et Lorenza,dans un bruissement de soie, pénétra dans la pièce avec cettedémarche harmonieuse et noble que les poètes anciens prêtaient auxdéesses, et qui faisait ressortir sa taille souple et svelteau-dessus des hanches voluptueusement balancées. L’artiste s’étaitlevé pâle et éperdu d’admiration. Son premier sentiment, instinctifet irréfléchi, fut qu’il se trouvait en présence d’une princesse oud’une reine ; et il s’inclina vers la jeune femme avec unprofond respect.

Fritz s’était hâté d’offrir un fauteuil à lasignora Lorenza en s’excusant de ne pas l’avoir reçue dans un desriches salons qu’elle venait de traverser.

– Cette pièce est plus intime, fit-il, etje n’y admets que les amis. Je vous présente M. Grivard, unartiste du plus haut talent !… La signora Lorenza ! lamagicienne des perles ! celle qui a reçu le don merveilleux deleur rendre la vie et la splendeur !

L’artiste demeurait silencieux, si intimidéqu’il ne trouvait aucun compliment qui lui parût digne de la jeunefemme. Il avait la sensation que cette admirable Lorenzaappartenait à une race supérieure à la simple humanité, et qu’elleallait peut-être s’évanouir comme ces profils mystérieux que l’oncroit apercevoir dans la pénombre des clairs de lune et qui, dèsqu’on s’approche, s’effacent dans la nuit.

Lorenza elle-même se trouvait tout émue ettoute confuse. Avec son exquise délicatesse de sensation, elles’était vite aperçue de l’impression qu’elle produisait surl’artiste et elle était profondément touchée de cette muette etrespectueuse admiration.

Du premier coup, elle se sentait entraînéevers le jeune homme par une étrange sympathie. Cette physionomie,qui respirait la franchise, l’intelligence et la bonté, l’avaitcharmée.

Les regards de l’artiste, dont les grands yeuxbleus avaient une expression très douce, avaient rencontré ceux deLorenza et les deux jeunes gens avaient ressenti au cœur uneétrange commotion. Un trouble inconnu les envahissait. Ils avaientcompris que dans cette mystérieuse seconde il s’était passé quelquechose d’irrévocable comme si chacun d’eux venait de pénétrer dansun monde inconnu.

Fritz Kramm, qui ne s’était point aperçu de cerapide échange de coups d’œil, s’empressait autour de la jeunefemme vers laquelle il était invinciblement attiré.

– Vous savez, signora, dit-il, quej’aurai beaucoup de travaux à vous confier. J’ai des quantités deperles anciennes sur lesquelles votre merveilleux pouvoir pourras’exercer tout à son aise. Voulez-vous que je vous en fasse voirquelques-unes ?

– Volontiers.

– Tenez, dit-il en ouvrant un coffretd’acier qu’il avait pris dans un bahut, voici des colliers et desbracelets, des pendentifs et des aigrettes qui datent de toutes lesépoques de l’histoire. Voici des pendants d’oreilles trouvés dansun sarcophage égyptien ; leurs perles sont sans doutecontemporaines de celle qu’avala la reine Cléopâtre après l’avoirfait dissoudre dans le vinaigre. En voici d’autres qui ornèrent lepourpoint de Charles le Téméraire et plus tard le toquet desmignons de Henri III. Celles-ci, jaunes et bleues, paraient lagarde du poignard de Tippo-Sahib, un radjah indien…

Tout en continuant cette savante énumération,Fritz Kramm posait sur les genoux de Lorenza d’anciens bijoux auxcurieuses montures d’or ou d’argent, mais les perles qui lesornaient, privées de leur orient, devenues absolument mates etternes, faisaient songer aux prunelles sans regard desaveugles.

Tout à coup la sonnerie du téléphone se fitentendre dans la pièce voisine.

– Vous m’excuserez, dit Fritz furieuxd’être dérangé, je reviens dans un instant.

Son absence, en effet, ne se prolongea quequelques minutes, mais quand il reparut dans l’atelier, saphysionomie avait revêtu une expression maussade.

– C’est assommant, dit-il, il fautabsolument que je passe chez mon frère. Heureusement qu’avec l’autoje n’en ai pas pour plus d’un quart d’heure. J’espère que lasignora Lorenza voudra bien attendre mon retour, en compagnie deM. Grivard.

– Certainement, répondit la jeune femme.En votre absence j’examinerai ces beaux bijoux. Ils sont tous trèscurieux.

– Oui, j’ai là quelques pièces assezrares. Distrayez-vous le mieux possible avec ces bibelots, et àtout à l’heure…

Fritz Kramm sauta dans son auto en jetant auchauffeur l’adresse de son frère, mais, à quelques pas de l’hôtel,son attention fut attirée par un crieur de journaux dont la foules’arrachait les feuilles encore tout humides de la presse.

– Le chef de la police de New Yorkvictime d’un accident grave ! Nouveaux détails !

Fritz fit signe au camelot en lui montrant deloin un dollar. L’homme se hâta d’accourir, enchanté de l’aubaine,et remit à l’antiquaire, en échange de la pièce d’argent, un numérod’une édition spéciale du New York Herald.

Le regard de Fritz alla tout de suite àl’article de tête composé en caractères très apparents.

LE CHEF DE LA POLICE DE NEW YORK

VICTIME D’UN ACCIDENT MORTEL

FATALE IMPRUDENCE D’UN CHAUFFEUR

UNE ERREUR IMPARDONNABLE

« Le chef de la police de notre ville,l’honorable Mr. Steffel, se rendait, il y a quelques heures, àla Central Bank pour y toucher le montant d’un chèque ainsi qu’ill’avait dit à son chauffeur, lorsqu’en traversant la Cinquièmeavenue l’auto où il était monté fut violemment heurtée par unegrande automobile de course, une cent chevaux, pilotée par un seulhomme et lancée à une allure vertigineuse.

« La voiture de Mr. Steffel fitpanache et le chef de la police, grièvement blessé à la tête, auxbras et à la poitrine, alla rouler inerte sur la chaussée.

« L’auteur de l’accident, redoutant sansdoute la terrible responsabilité qu’il avait encourue, n’eut pashonte de disparaître et ne put être rejoint par les voitures de lapolice municipale qui s’étaient lancées à sa poursuite. Lechauffeur de Mr. Steffel, qui n’a heureusement reçu que desblessures insignifiantes, s’empressa de venir au secours de sonmaître et, avec l’aide de plusieurs témoins de l’accident, letransporta dans une pharmacie voisine où les soins les plusempressés lui furent prodigués.

« Ce zèle, hélas ! devait être fatalau blessé.

« En l’absence du pharmacien, l’honorableMr. Wells, le garçon de laboratoire de ce dernier lui fitabsorber le contenu d’un flacon qu’il supposa rempli d’éther etqui, en réalité, contenait une potion éthérée additionnée d’uneforte dose de morphine.

« L’employé s’aperçut presque aussitôt deson erreur, mais, en dépit des soins énergiques qu’il prodigua auchef de la police, le malheureux ne tarda pas à succomber sansavoir repris connaissance.

« Détail singulier : le chèque dontMr. Steffel avait dit être porteur n’a pu être retrouvé, nonplus que son portefeuille. Ce larcin s’explique aisément par laprésence de la foule de curieux qui, en dépit des policemen, avaitenvahi la pharmacie.

« Une enquête a été immédiatement ouvertesur ce double et déplorable accident.

« La bonne foi du garçon de laboratoire,un certain Smith, natif de New Jersey, ne peut être soupçonnée.Cependant il sera poursuivi pour homicide parimprudence. »

À la suite de cet article venait une noticebiographique où l’on célébrait pompeusement le courage,l’intelligence, l’habileté et les autres vertus du chef de lapolice, en énumérant les arrestations sensationnelles auxquelles ilavait collaboré.

Après avoir terminé la lecture de ce faitdivers impressionnant, Fritz Kramm se sentit délivré d’un poidsénorme. Une fois de plus, la Main Rouge venait de triompher d’un deses plus redoutables ennemis ; le crime avait été commis avecune si foudroyante rapidité que certainement Mr. Steffeln’avait pu faire de confidences à personne. Tout était donc pour lemieux. Et ce fut avec la mine souriante et paisible qui lui étaithabituelle que Fritz Kramm pénétra chez le docteur Cornélius de quiil brûlait d’apprendre des détails complets.

C’était à Slugh et à Léonello que revenaittout l’honneur de la criminelle expédition. C’était Slugh qui,d’une habileté extraordinaire comme chauffeur, avait trèsvolontairement culbuté le chef de la police et c’était Léonello quiavait transporté le blessé chez un pharmacien affilié à la MainRouge et avait présidé en personne à l’empoisonnement du malheureuxpolicier.

C’était encore Léonello qui avait dérobé lechèque de cinquante mille dollars et le portefeuille de lavictime.

Fritz Kramm ne demeura chez son frère que letemps strictement indispensable. Maintenant qu’il était délivré desinquiétudes que lui avaient causées les menaces de Steffel, ilavait hâte de rentrer chez lui et de retrouver la belle Lorenzadont il était passionnément épris.

– Je n’ai jamais aimé aucune femme,songeait le bandit, jamais je n’ai ressenti un trouble pareil àcelui que j’éprouve en ce moment !… Oui, je veux que Lorenzasoit à moi, dussé-je dépenser des millions ! Dussé-je memarier avec elle ! Dussé-je même abandonner la Main Rouge etme séparer de mon frère !

Malheureusement pour Fritz, il n’était guèreprobable que la belle Italienne répondît jamais à sa passion. Aveccette délicatesse des sens qui arrivait presque à la divination,Lorenza avait eu vite fait de deviner, sous les apparencescorrectes du gentleman, l’homme rusé, brutal, hypocrite et sans foiqu’était le second Lord de la Main Rouge.

Elle éprouvait pour lui une des cesantipathies irraisonnées qui mettent en défense les êtres faiblescontre ceux qui pourraient leur nuire. En revanche, elle avait toutde suite été gagnée par les manières à la fois franches et timidesdu bel artiste.

Pendant l’absence de Fritz Kramm, tous deuxcausèrent doucement, tout en examinant les bijoux et les œuvresd’art dont l’hôtel de l’antiquaire était bondé de la cave au faîte.Ils s’entretenaient de choses indifférentes, mais il y avait dansleurs opinions, même sur les points de détail les plusinsignifiants, une concordance absolue ; ils se comprenaientd’un mot, d’un geste, parfois même d’un simple sourire.

– Mr. Kramm va revenir, dit enfinGrivard, et je vais vous laisser discuter avec lui de la guérisonde ses perles, mais j’aurais été bien heureux de vous revoir.

– Rien ne s’y oppose, murmura la jeunefemme qui rougit imperceptiblement.

– Signora, je voudrais demander unegrande faveur, celle de faire votre portrait.

– Bien volontiers, répondit Lorenza.Retenez mon adresse. J’habite un petit hôtel situé au n° 333de l’avenue Broadway. Je suis chez moi tous les matins ; maissurtout pas un mot à Mr. Kramm, il n’a pas besoin de savoirque nous sommes tout de suite devenus si bons amis.

– Soyez tranquille, je serai discret.Adieu, signora !

Mettant un genou en terre, Louis Grivarddéposa un respectueux baiser sur la main blanche et fine que luitendait Lorenza, et se retira l’âme extasiée, le cœur débordantd’une joie qu’il n’avait jamais connue.

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