Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome II

DIXIÈME ÉPISODE – Le portrait de LucrèceBorgia

CHAPITRE PREMIER – Balthazar Buxton,collectionneur

Fritz Kramm, le richissime marchand detableaux, achevait de déjeuner paisiblement en compagnie de sonfrère, le docteur Cornélius, si célèbre à New York sous le nom desculpteur de chair humaine, lorsqu’un domestique lui remitun télégramme ; il le décacheta et se mit à sourire.

– Devine qui est-ce qui m’écrit ?dit-il au docteur.

– Ma foi, je ne sais pas !

– C’estBalthazarBuxton.

– Le maniaque, l’amateur de tableaux,l’homme au labyrinthe ?

– Lui ; même. Il y a plus d’un anque je n’avais eu de ses nouvelles. Je le croyais brouillé avecmoi.

– Pourquoi donc ?

– Il prétendait que je lui avais faitpayer trop cher un vase d’argent attribué à Benvenuto Cellini, maisdont l’authenticité est loin d’être prouvée.

– On dit qu’il est très riche ? fittout à coup Cornélius Kramm.

– Excessivement riche, répliqua Fritz,qui avait pénétré la pensée de son frère, mais c’est un homme d’unegrande prudence et son argent est à l’abri de toute espèce de coupde main.

– Tant pis ! Te dit-il pourquoi ildésire te voir ?

– Non, mais c’est facile à deviner. Ilveut sans doute que je lui procure quelque tableau qui manque à sacollection. Comme tu le sais, cet original n’a pas d’autre passionque les œuvres d’art et surtout les tableaux. Il possède des piècesde toute beauté et que pourraient envier le Louvre de Paris, laNational Gallery de Londres et les Uffizi de Florence. D’ailleurs,il est aussi jaloux de ses toiles qu’un sultan asiatique le peutêtre des odalisques de son harem. Ceux qui peuvent se vanterd’avoir visité sa galerie sont rares.

– Et sans doute que tu es de cenombre ?

– Oui, et j’avoue que la collection deMr. Buxton est digne d’un prince.

Cette conversation se prolongea encore quelquetemps, puis le docteur Cornélius, se rappelant que deux maladesl’attendaient à son laboratoire, se hâta de prendre congé et, peude temps après, Fritz Kramm montait en auto et se faisait conduirechez le vieil amateur.

Balthazar Buxton habitait dans William street– une des rares voies de New York qui ne soit pas désignée par unnuméro – un vaste et magnifique hôtel entouré de jardins. Iln’avait jamais voulu se défaire de cette propriété ni faire édifiersur son emplacement une maison de rapport, bien qu’en cette partiede la ville le terrain eût acquis une valeur de plus de deux milledollars par mètre carré. On racontait sur cette habitation leshistoires les plus extravagantes ; et ceux à qui il avait étédonné de la visiter disaient que la vérité laissait bien loinderrière elle les plus chimériques suppositions.

Lorsque Fritz Kramm fut descendu de voiture,il alla sonner à une grande porte cochère qui s’ouvrait à la based’une haute muraille surmontée de lances aiguës. Au bruit de lasonnette, un judas grillé s’entrouvrit et le concierge demanda auvisiteur d’une voie bourrue qui il était et ce qu’il désirait.

Après avoir parlementé pendant quelque tempsavec ce gardien plein de défiance, et lui avoir montré letélégramme de Balthazar Buxton, Fritz Kramm fut enfin introduit del’autre côté de la porte, qui était munie de plus de serrures et deverrous qu’une porte de prison.

– On va vous conduire, dit le concierge àFritz, mais je vous recommande de ne vous écarter ni à droite ni àgauche, de ne pas faire un pas sans qu’on vous y ait autorisé,autrement vous vous exposeriez à un réel danger.

L’antiquaire ne répondit rien et ne manifestanulle surprise de ce bizarre avertissement. Il avait déjà eul’occasion de rendre visite à Mr. Buxton et il savait dequelles précautions s’entourait le vieillard, dont l’hôtel étaitmachiné comme la scène d’un théâtre de féeries.

Le concierge fit retentir un coup de siffletstrident. À ce signal, un personnage silencieux, grave etentièrement vêtu de noir, apparut au tournant du chemin de rondequi faisait intérieurement le tour de la muraille d’enceinte.

– Voici votre guide, dit le gardien.

Le nouveau venu s’inclina avec une politesseglaciale et fit signe au visiteur de le suivre. Fritz s’aperçutalors que son conducteur portait par-dessous ses vêtements unesorte de cotte de mailles qui donnait à tous ses gestes une raideurpresque automatique.

Au bout d’une dizaine de pas, le chemin étaitbarré par une énorme grille. L’antiquaire allait machinalementtoucher à l’un des barreaux, mais son guide l’en empêcha d’ungeste.

– Si votre doigt avait seulement effleurécette grille, que traverse un courant de plusieurs milliers devolts, vous étiez mort ! Vous receviez une décharge capable defoudroyer un bœuf !

– Diable ! murmura Fritz en sereculant, mais il me semble que cette grille n’existait pas l’annéedernière.

– Non. Il n’y a guère plus de trois moisqu’elle est posée. Mais depuis qu’il a été victime d’une tentativede vol, Mr. Buxton a perfectionné tous ses moyens dedéfense.

Tout en parlant, le guide avait pris une clefminuscule dans sa poche et l’avait introduite dans une serrureencastrée dans la muraille à une certaine distance de la grille. Laclé tourna, déclenchant le ressort d’un mécanisme compliqué, etaussitôt la grille s’enleva en l’air à la façon de la herse d’unchâteau fort gothique, en glissant dans deux rainures de fer.

Fritz et son guide se hâtèrent de passer.Instantanément, la grille descendit et reprit sa place.

Vingt pas plus loin, il y avait une autregrille, qui fut franchie avec le même cérémonial ; puis leguide ouvrit une petite porte de fer, juste assez large pour livrerpassage à une seule personne, et les deux hommes se trouvèrent dansla cage d’un ascenseur, ou, comme on dit à New York, d’un« élévateur », qui au bout de quelques minutes les déposaau seuil d’une vaste salle de style assyrien. Le plafond en étaittrès élevé et les poutres apparentes, peintes et dorées, étaientsoutenues par de grosses colonnes aux chapiteaux formés par desbœufs ailés d’une dimension colossale.

Les prunelles de ces animaux renfermaient deslampes électriques qui jetaient une fantastique lumière rouge etvert dans cette salle où on ne voyait ni porte ni fenêtres.

Fritz ne put même découvrir ce qu’était devenul’ascenseur.

Le sol de la salle était uniformémentrecouvert dans toute son étendue d’une riche mosaïque demarbre.

Après avoir marché pendant quelque temps dansce vestibule d’un aspect grandiose, l’homme qui conduisaitM. Kramm fit halte devant une des colonnes, il appuya sur lafleur dorée d’un des lotus qui en ornaient les cannelures, etaussitôt la colonne pivota sur elle-même, découvrant l’entrée d’unétroit escalier de fer où les deux hommes s’engagèrent ; àmesure qu’ils descendaient, la colonne reprenait lentement etautomatiquement sa place.

L’escalier aboutissait à un long couloir, àl’extrémité duquel il y avait un autre ascenseur. Fritz et soncompagnon s’y installèrent et, après avoir descendu pendantquelques minutes, ils se trouvèrent dans une salle assyrienne, siabsolument pareille à celle qu’ils venaient de quitter qu’il eûtété impossible de les distinguer.

Pendant trois quarts d’heure, les deux hommescontinuèrent à franchir des passages secrets, à monter et àdescendre, tantôt par des escaliers, tantôt par des ascenseurs, ettraversèrent une quantité de salles toutes richement décorées, maisdésertes et privées de fenêtres.

Il eût été difficile à Fritz Kramm de dires’il se trouvait dans un souterrain ou au dixième étage du vastepalais, dont les pièces, enchevêtrées de couloirs, d’escaliers etde galeries tortueuses, formaient le plus compliqué deslabyrinthes.

Enfin, l’antiquaire et son conducteurdébouchèrent dans un spacieux corridor circulaire, où quatre hommesmontaient la garde. Ils étaient armés jusqu’aux dents, la carabineen bandoulière, le sabre au côté, et les revolvers à laceinture.

Le guide, alors, frappa d’une façon convenue àun petit guichet de fer où apparut une seconde une face étique etjaunâtre ; l’instant d’après, une porte à coulisse glissaitdans ses rainures et, sans autre formalité, Fritz Kramm étaitintroduit dans le hall où se tenait habituellement l’honorableBalthazar Buxton.

Ce hall était une vaste pièce de forme ronde,terminée par une coupole de cristal qui laissait arriver à tous lesobjets une vive et éclatante lumière. Des rideaux de velourspourpre, maintenus par de gros cordages de soie et d’or,permettaient de ménager à volonté l’ombre et la lumière dans cettesomptueuse pièce.

Quand on y était parvenu, on s’expliquaitpresque les précautions qu’avait prises son propriétaire contre lesmalfaiteurs et contre les intrus.

L’immense salle renfermait un amoncellement dechefs-d’œuvre qui avaient dû coûter des millions.

Au centre, la statue de la Vengeancede Michel-Ange, que l’on avait crue perdue et qui avait étéretrouvée dans un château de Moravie, tordait vers le ciel, dansune attitude douloureuse, ses mamelles de bronze noir ; puis,sur toutes les parois, dans de larges cadres d’or aux richessculptures, c’étaient des chefs-d’œuvre de toutes les écoles :une jeune fille, de Raphaël, un Enfer, de Fra Angelico,des Commères, de Rubens, une Sorcière, de Goya,un Paysage, de Poussin, etc.

Les modernes n’avaient pas été oubliés. Il yavait des Rude, des Falguière, des Rodin, des Aristide Rousaud, lafleur de la sculpture contemporaine. Et parmi les peintres :des Besnard, des Henner, des Claude Monet, des Degas, des Crébassa,etc.

Le mobilier était digne des chefs-d’œuvre quil’entouraient : d’admirables crédences gothiques, des bahutsitaliens du XVIe siècle, aux curieuses incrustations,des fauteuils espagnols en ébène et cuir de Cordoue, des tables deBoulle et de Riesener supportant d’uniques pièces de porcelaine deSaxe et de Sèvres, des orfèvreries curieuses, tout un monde debibelots rares et précieux. Cette pièce bondée de trésors de toutgenre eût été digne d’un pape de la Renaissance.

Le propriétaire de toutes ces merveillesparaissait avoir au moins quatre-vingt-dix ans. Il était si sec, siratatiné, si maigre, que l’on eût presque dit une momiemomentanément rendue à l’existence par quelque artifice de lascience ; son visage squelettique, complètement rasé, étaiteffrayant à voir. La peau jaunâtre était presque collée sur les os,le sourire était funèbre, découvrant une dentition étayée deplaques d’or, qui suggéraient invinciblement l’inquiétanteimpression que ce singulier vieillard n’était peut-être qu’unautomate habilement fabriqué.

Le nez était mince et presque diaphane. Seulsles yeux, couleur d’or, avaient un éclat et une jeunesseextraordinaires. On aurait dit que toute la vitalité s’étaitréfugiée dans ses larges prunelles qui scintillaient dans lapénombre, comme celles de certains chats.

La maigre carcasse du vieillard était drapéedans une robe de chambre de velours noir, et une toque également envelours abritait le crâne chauve et donnait à Balthazar Buxtonl’aspect de quelque doge de Venise ou de quelque médecin, comme onen voit dans les tableaux de Rembrandt ou de Gérard Dow.

Cet étrange nonagénaire s’était levé pouraller au-devant de son visiteur en lui tendant une main petite etsèche comme la serre d’un oiseau de proie.

– Comment allez-vous, monsieurFritz ? demanda-t-il d’une voix chevrotante. Il y a bienlongtemps que je n’avais eu le plaisir de vous voir !

– Cela va bien, et je vois avec joie quevotre santé est, aussi, excellente, mais si vous ne me voyez pasplus souvent, convenez que c’est un peu de votre faute. Il y a plusd’un an que vous ne m’aviez fait demander.

– C’est de ma part, certainement, de lanégligence, mais que voulez-vous, quand je suis enfermé avec meschefs-d’œuvre, j’oublie tout l’univers et le temps passe pour moiavec une rapidité surprenante.

– Vous ne vous ennuyez pas ?

– Jamais !

Fritz Kramm poussa tout à coup un cri desurprise. Grâce au reflet d’une glace de Venise, il venaitd’apercevoir une jeune femme d’une beauté extraordinaire qu’iln’avait pas vue en entrant, car il lui tournait le dos. Cette jeunefemme, décolletée jusqu’à la pointe brune de ses seins, parée deriches colliers de perles, était assise dans un grand fauteuil auxbras d’ivoire où elle gardait une immobilité de statue.

Lorsque l’antiquaire fut un peu revenu de sasurprise, il ne put s’empêcher de dire :

– Je comprends, monsieur Buxton, qu’en sicharmante compagnie vous n’ayez pas une minute d’ennui.

– N’est-ce pas, dit le vieillard avec unrire macabre, je vous présente la signora Lorenza, qui a bien voulumettre aujourd’hui son merveilleux pouvoir à ma disposition.

La jeune femme s’était levée, avait salué dela tête et souri, puis s’était rassise silencieusement.

– Quel pouvoir ? demanda Fritz enregardant la signora Lorenza avec émerveillement.

– Il n’est pas permis, reprit BalthazarBuxton, à un homme tel que vous, monsieur Kramm, d’ignorer lapersonnalité de la signora Lorenza, la célèbre « guérisseusede perles », que tout dernièrement encore l’empereur de Russieet la reine d’Angleterre firent venir à leur Cour pour faire appelà sa mystérieuse puissance.

– J’avoue mon ignorance, murmuraFritz.

– Vous savez, poursuivit le vieilamateur, que pour conserver son éclat, la perle doit être portéepar une personne vivante et, de préférence, par une femme,autrement elle se décolore, elle perd de son orient, ellemeurt ; ce n’est plus qu’un morceau de nacre opaque.

– Je savais cela. Alors, je le devine, lasignora Lorenza a le pouvoir de ressusciter les perles mortes.

– Oui, en les portant sur elles, sur sachair même, pendant quelque temps.

Fritz regarda la jeune femme qui demeuraitaussi indifférente, aussi impassible que si elle n’eût pas servi dethème à la conversation.

– À quoi donc attribuez-vous cemerveilleux pouvoir ?

– C’est que, reprit le vieillard de savoix aigre et comme fêlée, la signora Lorenza est plus femme queles autres femmes. Il s’exhale de son corps une électricité vivantequi crée autour d’elle une atmosphère spéciale. Ses nerfs sontd’une impressionnabilité dont rien ne peut donner l’idée. Le goût,le toucher, l’odorat, tous les sens atteignent chez elle un degréde perfection qu’on ne rencontre chez aucune femme.

Fritz Kramm écoutait avec stupeur, sedemandant, à part lui, si le vieux Balthazar n’était pas tout àcoup devenu fou ; cependant il se souvenait maintenantparfaitement d’avoir lu dans les journaux que lady Dudley, quipossède la plus belle collection de perles qui soit au monde – plusbelle que celle de feue la reine Victoria –, avait été forcée defaire venir la guérisseuse de perles pour ressusciterquelques-unes de celles qu’elle possédait et, qui, bienqu’enfermées, comme le conseillent certains joailliers, dans descoffrets de racine de frêne, avaient perdu de leur éclat.

– La signora Lorenza, reprit BalthazarBuxton avec enthousiasme, est née à Florence. Il n’y a, d’ailleurs,que dans ce pays que l’on rencontre ces tempéraments féminins siexquisément organisés. Elle exerce sur toute la création ce pouvoirdominateur que dut posséder Ève, la première femme. Son haleine estembaumée d’une odeur de violette et la moiteur même de sa peauexhale un délicieux parfum d’iris et d’amandes fraîches. Il rayonnede son être de si puissants effluves que tous les animaux mâlesviennent frôler sa robe, caressants et domptés. Des lions se sontcouchés à ses pieds et les oiseaux mâles eux-mêmes viennent sepercher sur son épaule et becqueter ses cheveux. Il n’est pasjusqu’aux végétaux qui ne subissent ce mystérieux pouvoir :les sensitives en sa présence éploient plus largement leurs rameauxnerveux et entrouvrent tout grands leurs pétales. Enfin, les perlesreprennent toute leur splendeur dès qu’elles sont en contact avecsa chair[4].

Malgré son prosaïsme et ses brutaux et cupidesinstincts, Fritz Kramm, lui aussi, commençait à subir le charmeprestigieux de la belle Lorenza. Ses regards ne pouvaient sedétacher de ce beau visage, dont le pur ovale était encadré par unelourde chevelure noire comme la nuit, de ce noir qui a lesmétalliques reflets de l’aile du corbeau.

La signora Lorenza était grande et svelte etsa physionomie exprimait la douceur, la bonté, unies à une fiertétranquille. Son teint était d’une blancheur éblouissante, seslèvres, d’un arc parfait, n’avaient point cette épaisseur quiindique les penchants de la gourmandise et de la luxure, et sesgrands yeux bleus, qu’ombrageaient de longs cils d’une ténuitéidéale, étaient d’un bleu limpide qui faisait un étrange etdélicieux contraste avec la sombre chevelure.

Il y eut quelques moments de silence. Lorenza,gênée par les regards de Fritz, avait baissé les yeux et ses jouess’étaient colorées d’une roseur imperceptible ; quant àBalthazar Buxton, il jouissait de la surprise et de l’admiration deson hôte.

– Mais, enfin, demanda Fritz, y aurait-ilde l’indiscrétion à vous demander pourquoi la signora se trouvechez vous ?

– Nullement, répondit le petit vieillarden frottant nerveusement ses mains sèches qui craquèrent comme siles os en eussent été montés sur fils de fer à la façon decertaines pièces anatomiques. La signora Lorenza se trouve iciparce que je me plais à la voir au milieu de mes œuvres d’art.N’est-elle pas elle-même un vivant chef-d’œuvre ?

– Le plus beau de tous ! s’écriaFritz.

– Puis, en sa présence, je ne sens plusles glaces de l’âge. Il me semble qu’il rayonne d’elle unepuissance rajeunissante ! Tant qu’elle est devant mes yeux, jesuis heureux !

Balthazar regardait la jeune femme avec uneadmiration éperdue.

Lorenza ne put s’empêcher de sourire.

– Voilà, dit-elle, des compliments bienexagérés.

Sa voix, en prononçant ces quelques mots,avait des vibrances cristallines d’une si pénétrante douceur queFritz sentit son cœur battre plus vite et comprit l’exactitude desexpressions « une voix de sirène, une voix d’or ».

– Je suis seulement venue ici,continua-t-elle, pour soigner quelques beaux colliers de perles quiétaient gravement malades, car, vous le savez, la perle est un êtrevivant. Ce n’est pas une personne, a dit Michelet,mais ce n’est pas une chose. Il y a là une destinée. Laperle aime, de sa petite âme de pierre précieuse, celle qui laporte sur son sein.

– J’avais toujours, murmura Fritz,considéré cette mystérieuse vitalité qu’on prête aux perles commeune poétique légende, faite surtout pour charmer l’imagination desdames.

Balthazar Buxton se récria :

– Rien n’est plus exact, fit-il, plusscientifique que la vie des perles. C’est tellement vrai qu’il y aquelques jours ce beau collier que porte en ce moment la signoraLorenza n’était plus qu’un assemblage de morceaux de nacre ternes,grisâtres et sans aucun reflet.

– Il y a mieux, dit la jeune femme. Lesperles ont leurs préférences. Les bleues se plaisent sur lapoitrine des rousses et des blondes, les noires aussi, et lesperles orangées et jaunes brillent mieux autour du cou des femmesbrunes.

– Voilà, répliqua Fritz, une théoriecurieuse et charmante que je ne connaissais nullement. Je suis sûrqu’elle intéresserait fort mon docte frère Cornélius.

– Vous pourrez la lui exposer.

– Mais j’y pense, s’écria tout à coupl’antiquaire, j’ai dans mes coffrets un grand nombre de perlesabsolument mortes dont quelques-unes viennent de ce fameux templede Taloméco, bâti par le roi Montezuma et qu’on pouvait direconstruit tout à fait de perles, car de longues guirlandes de cespierres précieuses pendaient de la voûte de l’édifice jusqu’àterre, ou formaient des arabesques le long des murs. La signorapourrait essayer sur elles son merveilleux pouvoir.

– Je ne demande pas mieux, réponditLorenza, mais vous savez que je prends très cher, car larésurrection d’un collier ou d’un bracelet m’infligeparfois de grandes fatigues. C’est chaque fois un peu de mon fluidevital, à moi, qu’il faut que je leur cède.

– M. Fritz Kramm est en état de vousrécompenser dignement, fit Balthazar.

– Certes, la question de prix n’offre àmes yeux qu’une importance secondaire.

– Alors, c’est entendu, dit Lorenza, nousprendrons rendez-vous pour la semaine prochaine.

Balthazar frappa sur un vaste gong chinois quise trouvait à portée de sa main. Un serviteur apparut, sortant dela trappe d’un ascenseur placé au centre de la pièce et sihabilement dissimulé que l’on n’eût pu tout d’abord en soupçonnerl’existence.

– John, ordonna le vieillard, apportequelques rafraîchissements à mes hôtes. J’ai de délicieux vinsd’ananas que la signora apprécie tout particulièrement. J’ai aussid’antiques liqueurs créoles telles que le Kombaya, le Vangassaye etle Jamrosa, et de ce délicieux Pulqué mexicain que l’on obtient parla distillation des racines de yucca.

Lorenza et Fritz ne purent s’empêcher desourire.

– Je m’aperçois, dit la jeune femme, queMr. Buxton collectionne aussi les liqueurs précieuses etrares.

– Oui, avoua le vieillard, c’est, j’enconviens, une de mes faiblesses ; quand quelque chose est peuconnu ou difficile à trouver, il faut absolument que je me leprocure.

Le serviteur était déjà de retour avec unplateau de vermeil que surchargeaient des flacons curieux, de beauxfruits, d’appétissantes sucreries, sans oublier un seau de glace etun compotier plein de ces confitures introuvables que les Canaquesfabriquent avec certaines baies des forêts vierges.

Lorenza et Fritz Kramm firent honneur à cegoûter délicat et Balthazar lui-même trempa ses lèvres dans unecoupe d’aventurine remplie de Vangassaye, la meilleure et la plusrare des liqueurs créoles.

– Le temps passe vite en votre compagnie,dit tout à coup l’antiquaire, mais vous ne m’avez pas encore apprisce que vous attendez de moi.

– Tout à l’heure, dit le vieil amateur,nous avons bien le temps, que diable !

– Messieurs, interrompit Lorenza enjetant un coup d’œil sur une petite montre insérée dans le braceletde perles qu’elle portait à la main droite, il est l’heure que jeme retire.

– Ce n’est pas au moins, répliqua Fritz,ma présence qui vous chasse ?

– Nullement, croyez-le. Mais je suisattendue. Vous recevrez d’ailleurs ma visite, comme il est convenu,la semaine prochaine.

– Quel jour, signora ?

– Vendredi, si vous le voulez bien.

La jeune femme assujettit sur sa tête un vastechapeau orné d’une précieuse touffe de plumes d’aigrette, revêtit,avec l’aide de Fritz, un grand manteau de soie beige et pritcongé.

Mais, arrivée devant la porte à coulisse quiaboutissait à la galerie circulaire, elle dut attendre un instantque Balthazar eût passé lui-même par un guichet, à l’un des hommesde garde, un jeton de cuivre qui était le laissez-passer, leSésame, sans lequel il eût été impossible de sortir dulabyrinthe.

Restés seuls, l’antiquaire et l’amateur seregardèrent quelque temps en silence.

– Que pensez-vous de Lorenza ?questionna Balthazar.

– Elle est admirable !

– Oui, murmura le nonagénaire en levantvers la voûte ses yeux couleur d’or, elle est ensorcelante. Ondirait qu’autour d’elle il règne une atmosphère de bonheur et deforce !

– Mais, demanda Fritz de nouveau, quelleest donc l’affaire au sujet de laquelle vous m’avez faitdemander ?

– Voilà, répondit Balthazar. Il y a untableau que je veux avoir à tout prix. C’est le portrait de LucrèceBorgia, duchesse de Ferrare, par le Titien.

– Impossible ! dit nettementl’antiquaire.

– Pourquoi cela ?

– Le portrait de Lucrèce Borgia, commevous le savez sans doute, se trouve à Venise. Il est estimé à plusde deux millions et il est la propriété du gouvernement italien quine s’en dessaisira à aucun prix.

Balthazar Buxton eut un petit ricanement.

– Votre érudition est ici en défaut, moncher maître, gouailla-t-il, le portrait qui se trouve à Venisen’est qu’une réplique, une copie de la main même du Titien.L’original a été enlevé pendant que Venise était sous la dominationde l’Autriche et il est devenu la propriété d’un diplomatehongrois, le baron Czarda, qui, lui-même, l’a cédé il y a quatreans pour une somme énorme au milliardaire William Dorgan.

– Je connais William Dorgan. Je possèdemême dans son trust des intérêts importants et je puis vous assurerqu’il ne consentira jamais à se défaire de sa Lucrèce Borgia. Iln’a qu’un petit nombre de tableaux, mais ils sont de premier ordreet il y tient beaucoup.

Balthazar eut un geste d’impatience qui fitcraquer les os de ses mains décharnées.

– Il me faut ce portrait !murmura-t-il d’une voix tremblante d’émotion. Je l’ai vu une foiset jamais il n’est sorti de mon souvenir ! C’est lechef-d’œuvre du Titien ! Ah ! si vous voyiez ces belleschairs nacrées qui se perdent dans l’ombre rousse des cheveux, cesourire voluptueux et mystérieux à la fois, et ces prunellespleines de rêve ! Jamais on n’a rien fait de plusbeau !…

– Malheureusement, c’estimpossible ! répliqua Fritz d’un ton sec et tranchant, je nepuis vous faire une promesse qu’il me serait impossible detenir !

– Je suis assez riche pour en offrir unmillion de dollars, dit simplement Balthazar Buxton.

Fritz Kramm ne put s’empêcher detressaillir.

– Un million de dollars, balbutia-t-il,eh bien, j’essayerai ! Je ferai l’impossible ! Jetâcherai de persuader William Dorgan.

– Alors j’y compte ? s’écria levieillard en grimaçant un sourire.

– Je ne puis m’engager à rien. Tout ceque je vous promets, c’est de faire mes efforts pour acheter envotre nom la précieuse toile.

– Eh bien, c’est cela. Je suis sûr quevous réussirez ! Et quant au chiffre de la commission, vous lefixerez vous-même.

– Entendons-nous, reprit Fritz qui avaitreconquis tout son sang-froid, c’est à moi que vous achèterez, encas de succès, bien entendu, le portrait de Lucrèce Borgia. Vousn’aurez pas affaire à William Dorgan mais à moi seul !

– Eh bien, soit ! faites comme vousl’entendez. Tant mieux pour vous si vous ne payez à William Dorganla Lucrèce que la moitié du prix que je vous enoffre !

– C’est bien ainsi que je lecomprends !

Un quart d’heure plus tard, Fritz se retirait,non sans avoir vu Balthazar passer par le guichet le jeton decuivre qui tenait lieu d’exeat pour sortir du mystérieuxpalais.

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