Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome II

CHAPITRE VI – La main

Fritz Kramm rentra chez lui en toute hâte. Ilvenait tout à coup de se souvenir qu’il avait donné rendez-vous àLouis Grivard qui devait lui faire livraison du tableau volé chezWilliam Dorgan et que l’heure de ce rendez-vous était passée.

– M. Grivard n’est pas venu ?demanda-t-il au domestique.

– Si, mais il vient de partir. Il alaissé pour vous une caisse que j’ai déposée dans le grandhall.

– Je sais ce que c’est. Ouvrez-la avecprécaution. Car elle renferme un tableau que je veux voir avantd’aller le porter moi-même.

Fritz vit ouvrir la caisse plate quirenfermait le portrait de Lucrèce Borgia et il ne put s’empêcherd’être émerveillé de la splendeur du chef-d’œuvre éblouissant dejeunesse sous le sombre vernis craquelé par le temps dont il étaitrecouvert.

Il n’eut pas un instant la pensée que c’étaitla copie et non l’original qu’il avait devant ses yeux.

– Bon, murmura-t-il, le Français a tenuparole. Il est un peu naïf. Tant qu’il croira que je possède encorela fameuse lettre que Lorenza vient de réduire en cendres, je letiendrai sous ma coupe ! Il n’est que cinq heures, le vieuxBalthazar m’attend à six. J’arriverai encore à temps, malgré leretard que m’a causé ma visite à la gentille sorcière d’Italie.

Comme on le voit, Fritz avait très légèrementpris son parti de l’aventure des lettres brûlées. Il remonta entaxi après avoir fait placer la caisse qui renfermait le portrait àcôté de lui sur un coussin.

À peu de distance de l’hôtel de l’amateur, sonauto croisa un taxi-cab dans lequel se trouvait une femme qui, à savue, se rejeta vivement en arrière.

Il n’avait pas reconnu la signora Lorenza qui,l’instant d’auparavant, sortait de chez Balthazar Buxton.

Il descendit en face du mystérieux palais etil en parcourut le labyrinthe suivant le cérémonial habituel,passant sous des herses, traversant des salles sans fenêtres etd’une bizarre décoration ; enfin, il atteignit la galeriecirculaire sur laquelle s’ouvrait la porte à coulisse qui donnaitaccès dans le hall du vieil amateur et où des hommes armésmontaient la garde.

Sa visite étant annoncée, il fut aussitôtintroduit. Le petit vieillard squelettique, frileusement entortillédans sa robe de chambre de velours noir, le reçut avec sonaffabilité habituelle ; les yeux d’or du maniaque semblaientfrétiller de convoitise en examinant la caisse où se trouvait letableau. Pourtant, Fritz crut s’apercevoir qu’il était pluspréoccupé et moins cordial que de coutume.

– Voyons, dit-il avec impatience, cetteadmirable Lucrèce, ce chef-d’œuvre de son sexe, qui fut aimée detant de princes, célébrée par tant de poètes, immortalisée par tantd’hommes de génie !

– Vous allez être satisfait, répliquaFritz qui, à l’aide d’un ciseau qu’il avait apporté, enlevaitrapidement les légères planches de peuplier qui constituaientl’emballage du tableau.

– Vous savez, ricana Balthazar Buxton,que vos chèques sont tout préparés. J’en ai là cinq de chacun deuxcent mille dollars, payables à la Central Bank.

– Oh ! dit Fritz obséquieusement, onsait que vous êtes solide. Vous êtes le seul milliardaire assezriche pour ne pas même se donner la peine d’augmenter safortune.

– C’est que je suis si vieux !murmura Balthazar en cambrant son torse étique avec une coquetteriemacabre qui démentait ses paroles.

Fritz avait tiré le tableau de sacaisse ; il le posa en équilibre sur un bahut, de façon à ceque la lumière tombât d’aplomb sur la toile.

Mme Lucrèce Borgia apparutsouriante, toujours jeune, de l’éternelle et vivante jeunesse deschefs-d’œuvre.

Balthazar était devenu grave. Il s’étaitarrêté à trois pas de la toile et il la considérait silencieusementde ses yeux aigus.

Une longue minute s’écoula. Fritz Kramm, sanssavoir pourquoi, se sentait péniblement impressionné. Il souriaittoujours de ce sourire obséquieux que l’on a appelé« commercial », mais une crainte vague commençait àl’envahir.

Sans mot dire, Balthazar Buxton rejeta dans untiroir entrouvert son carnet de chèques, puis il se rassit dans sonfauteuil de cuir et n’eut plus un regard pour la Lucrèce.

Fritz n’osait rompre le premier ce silencegros de menaces.

– Monsieur Kramm, dit enfin le vieillardd’un ton sévère, vous êtes un voleur ou un imbécile,choisissez !

– Moi ! balbutia le marchand quidevint livide.

– Oui, si vous m’avez apporté enconnaissance de cause cette copie, d’ailleurs assez bonne, pour unoriginal, vous êtes un voleur ! Si, au contraire, vous avezacheté cette toile en la croyant du Titien, vous ne connaissez pasvotre métier et vous êtes un imbécile !

C’était la signora Lorenza qui, en quittantFritz Kramm, était allée prévenir le vieil amateur de lasubstitution dont il allait devenir victime et, celui-ci, parvanité de connaisseur, avait dissimulé jusqu’au dernier moment,voulant qu’on n’attribuât qu’à sa seule science la découverte dufaux.

– Monsieur Kramm, ajouta-t-il enfoudroyant l’interpellé d’un regard chargé de mépris, vous me ferezle plaisir d’emporter de chez moi, au plus vite, cette toile et dene jamais remettre les pieds dans ma demeure !

Fritz sentait la fureur le gagner. Ainsi donc,cette superbe aubaine si patiemment préparée allait lui échapper,il ne toucherait pas le million de dollars qui devait remettre àflot la Main Rouge. C’était trop fort ! Il résolut de payerd’audace.

– Monsieur Buxton, dit-il avec un calmeaffecté, ce n’est pas ainsi que les affaires s’arrangent. Il sepeut que vous soyez un fin connaisseur, mais vous êtes sujet àerreur comme tout le monde. Je ne sais qu’une chose, moi !Vous m’avez commandé ferme de vous acheter un tableau quiappartenait à Mr. William Dorgan, je l’ai acheté et payé…

– Pas bien cher, je suppose ?interrompit le sarcastique vieillard.

– Cela ne vous regarde pas ! Maisvous m’avez promis un million de dollars, vous me les devez, je lesveux ! Je les aurai ! Je suis sûr, moi, que ce tableauest bien du Titien !

– Ou d’un barbouilleur à votre solde.

– Je refuse de remporter mon tableau. Lestribunaux apprécieront ! Le plus piquant, c’est que Fritzétait en partie de bonne foi. Il était persuadé que c’était bienl’original de la Lucrèce que Louis Grivard lui avait faitparvenir.

Il ne songeait évidemment pas à fairesérieusement appel aux tribunaux, car il eût été obligé de citer entémoignage William Dorgan, ce qui eût été fortement embarrassant,mais il espérait intimider Balthazar.

Une discussion très vive s’éleva entre eux, etle petit vieillard qui, d’après les ordres de son médecin, devaitfuir toute émotion violente ne tarda pas à trouver excessivel’importunité du déloyal marchand.

– Monsieur Kramm, lui dit-il, je ne suispas si jeune que vous et je ne puis crier aussi fort, mais vous mefatiguez ! Allez-vous-en ! Vous vous adresserez auxtribunaux si cela vous convient ! Emportez ou n’emportez pasvotre copie, je m’en moque !…

Ces paroles portèrent à son comble la fureurde Fritz. Il voulut répliquer, mais Balthazar étendit la main versun bouton électrique pour appeler ses gens et faire jeter dehorsl’intrus.

Fritz saisit la main du vieillard au moment oùelle effleurait le bouton électrique et d’une poussée, il le rejetabrusquement en arrière en lui disant à l’oreille d’une voix sourdeet menaçante :

– On ne me chasse pas comme cela,moi ! Il me faut mon argent ! Donnez-moi les cinqchèques, et tout de suite !…

– Non ! murmura le vieillard avecentêtement, vous êtes un misérable !… Laissez-moi, ouj’appelle au secours !

– Ne fais pas cela ou jet’étrangle !

Joignant le geste à la parole il saisitBalthazar à la gorge entre ses mains aux pouces énormes.

Fritz voyait rouge.

Il sentait que ses mains en cette secondeagissaient pour ainsi dire d’elles-mêmes comme si elles eussentpossédé une volonté distincte de la sienne.

Une épouvante atroce se refléta dans les yeuxd’or de Balthazar Buxton. Il jeta un cri aigu et frêle, comme unvagissement d’enfant.

Ce fut son dernier cri.

Fritz en proie au démon du meurtre serrait,serrait toujours plus fort ; le cou grêle comme un coud’oiseau s’aplatissait sous les pouces énormes de l’assassin ;les prunelles d’or chavirèrent et s’éteignirent au fond de leursorbites ; il y eut un craquement d’os brisés !

Balthazar était mort !

Fritz rejeta en arrière, d’un geste brusque,le cadavre aux yeux révulsés, à la face d’épouvante déjà teinte desang aux commissures des lèvres ; puis il ouvrit le tiroir,prit le carnet de chèques, l’engloutit dans une de ses poches et,dans un mouvement instinctif de bête traquée, il se rua vers laporte.

Il n’avait pas fait trois pas qu’il s’arrêtanet, la face envahie d’une pâleur mortelle.

Il ne s’était plus rappelé que, pour permettreà ses visiteurs de sortir, Balthazar Buxton passait lui-même par unguichet un jeton spécial qui servait de sauf-conduit pour sortir del’inextricable labyrinthe.

L’assassin n’avait pas songé à cela. Il étaitpris au piège, bêtement.

On le trouverait enfermé avec lecadavre ! Ah ! certes, il ne fallait pas songer às’échapper de l’hôtel, où, sans guide, on aurait pu errer un moisentier avant de découvrir une issue !

Le bandit eut un accès de rage froide. Lesdents serrées, les yeux injectés de sang, il tournait autour de laluxueuse rotonde, comme un loup pris au traquenard. D’un gesteimpulsif, il pulvérisa d’un coup de poing une fragile statuetted’albâtre ; plus loin, il creva d’une ruade un tableau.

Comment sortir ? Il fallait pourtantsortir ! Il fallait trouver promptement la bonne idée car ons’inquiéterait de ce long entretien, on viendrait !

Fritz se prit la tête à deux mains ! Ilessaya de réfléchir, il se força à raisonner.

Impossible ! Il ne trouvait rien.

Le tic-tac monotone d’une grande horloged’ébène lui tenaillait le cerveau. Il avait la sensation matériellede la fuite précipitée, galopante, échevelée des heures, desminutes et des secondes.

Tout à coup ses regards se portèrent sur lecadavre, qui, la tête renversée en arrière, semblait le contempleravec un ricanement vengeur ; et de nouveau, une formidablecolère s’empara de lui.

– Non, cria-t-il, ce ne sera pas toi quitriompheras, vieux squelette ! Je n’ai pas peur de toi !C’est moi qui serai le plus fort !

Fiévreusement il se mit à fouiller dans lespoches de la robe de velours, et bientôt il poussa un cri de joie,en découvrant le jeton qui permettait de sortir du labyrinthe.

Mais ce jeton, c’était le vieillard lui-mêmequi avait l’habitude de le passer par le guichet et la main deBalthazar Buxton était reconnaissable entre toutes, aussi bien àson osseuse maigreur qu’à sa couleur brune et à l’énorme émeraudequ’il portait à l’annulaire. La difficulté demeurait toujours lamême.

Fritz essaya d’arracher la bague, mais ellesemblait faire partie intégrante des doigts du mort !D’ailleurs, elle était si étroite que, l’eût-il arrachée, il n’eûtpu songer à l’enfiler dans un de ses gros doigts.

Le problème paraissait insoluble, etl’aiguille était là, inflexible, avançant toujours sur lecadran !

L’heure du lunch de Balthazar Buxton étaitarrivée. On viendrait, on allait venir d’une minute à l’autrepeut-être.

Dans la surexcitation du péril ou del’angoisse, l’assassin eut une inspiration désespérée etmacabre.

Il tâta le cadavre. Il était encore chaud,tiède plutôt, mais ce n’était pas encore le froid glacial desmorts.

Eh bien, oui, ce serait Balthazar Buxtonlui-même qui tendrait à travers le guichet le jetonlibérateur ! C’était là le seul moyen, il n’y en avait pasd’autre ! Et encore fallait-il se hâter !

Il empoigna ce petit cadavre léger comme uneplume, il le rapprocha du guichet, donnant à la main, encoresouple, la forme qu’il fallait, engageant – à peine – entre lesdeux doigts le jeton pour qu’il tombât facilement, et, en proie àune angoisse atroce, il se cacha derrière le cadavre qu’ilsoutenait sous les aisselles d’une main ; de l’autre main iltenait le poignet du mort, tout prêt à le pousser d’un coup sec,assez rapide pour que le jeton tombât.

Fritz avait frappé au guichet en imitant deson mieux Mr. Balthazar Buxton, dont il avait maintes foisobservé les allures et la façon de procéder en pareillecirconstance.

Par la plus inconcevable chance, cestratagème, qui confinait de près aux imaginations maladives de lafolie, eut un succès complet.

Le gardien vit d’un coup d’œil distrait lamain squelettique pousser le jeton et se retirer précipitamment. Ilne songea même pas à regarder par le guichet qui se refermaaussitôt.

Les gardiens du couloir circulaire avaient vutant de fois ce même geste machinal qu’ils n’y prêtaient plusaucune attention.

L’instant d’après, la porte à coulisses’ouvrait, et Fritz Kramm, guidé par un des hommes, arrivait sansencombre jusqu’à l’auto qui l’attendait.

Il n’avait eu garde d’oublier les cinq chèquesde chacun deux cent mille dollars, payables à la caisse de laCentral Bank.

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