Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome II

CHAPITRE VI – La révolte à bord

Lorsqu’ils eurent regagné les cabines del’arrière, l’ingénieur Paganot et Roger Ravenel se mirent aussitôten devoir de barricader les deux couloirs qui aboutissaient aupont, de façon à n’être pas victimes d’une surprise.

Ils étaient bien armés et ils avaient desmunitions en abondance. Ce qui les inquiétait le plus, pour lemoment, c’était la question des vivres. Les cuisines et lescambuses se trouvaient en dehors du compartiment que protégeait lacloison étanche et, d’un autre côté, il ne fallait pas songer àtraverser le pont. C’eût été courir à une mort certaine.Heureusement qu’il se trouvait encore, dans les armoires de lasalle à manger, des boîtes de conserve, des caissettes de gâteauxsecs et quelques bouteilles de vin et d’eau minérale. Il fallut, cesoir-là, se contenter de ce menu.

Tous firent contre mauvaise fortune bon cœuret mangèrent avec plus de gaieté et d’appétit que l’on n’aurait pus’y attendre.

On prit le thé et on se coucha à l’heurehabituelle, mais, par mesure de prudence, les trois Françaismontèrent la garde tour à tour, et ils assistèrent de loin à lafangeuse orgie dont le pont de la Revanche fut lethéâtre.

Au matin, l’aspect du yacht était lamentable.Le pont était couvert d’immondices de toutes sortes et encorejonché d’ivrognes qui avaient passé la nuit à la belle étoile. Oneût dit un navire de pirates.

Les trois Français se dirent qu’à la faveur dece désordre il leur serait peut-être facile de se rendre jusqu’à lacambuse et d’en rapporter des vivres pour plusieurs jours. Ilsrisquèrent donc une sortie, se faufilant le long des bastingages etse cachant dans tous les angles propices, mais ils avaient à peinedépassé le pied du mât de misaine qu’ils étaient découverts. Ilsn’eurent que le temps de regagner l’arrière sous une grêle deballes.

Ce matin-là, on se partagea les dernièresmiettes des gâteaux secs et le fond des bouteilles ; lasituation apparaissait dans toute son horreur. Le repas fut morneet silencieux.

Quand il fut terminé, ce qui ne demanda pasbeaucoup de temps, Andrée et Frédérique se retirèrent dans leurcabine, pendant qu’Agénor, Paganot et Ravenel tenaient conseil. Unepareille situation ne pouvait se prolonger. Tout moyen d’en sortir,fût-il périlleux, désespéré même, serait le bienvenu.

Pendant que les trois Français étudiaient,tour à tour, cent projets plus impraticables les uns que lesautres, le pont de la Revanche était le théâtre denouvelles scènes de désordre. Les coups de revolver avaientréveillé la plupart des ivrognes. Vite remis d’aplomb, en gens quiont l’habitude de ces sortes d’excès, ils n’avaient pas tardé à segrouper, les uns autour de Slugh, les autres autour du capitaineKnox qu’une main inconnue avait remis en liberté dans le courant dela nuit, et la discussion de la veille recommençait, rendue plusâpre et plus ardente par la présence du vieux pirate.

C’était ce dernier qui réunissait le plusgrand nombre de partisans, car il était doué d’une éloquencepersuasive, et les promesses qu’il faisait étaient beaucoup plusbrillantes que celles de Slugh.

– Camarades, s’écriait Knox, si vous nesuivez pas mes conseils, vous laissez passer une occasion unique,une occasion qui ne se représentera jamais ! Nous avons sousles pieds un magnifique navire, bien pourvu, bien approvisionné,avec lequel nous pouvons naviguer trois mois sans faire escale.

« Je ne vous en demande pas plus, moi,pour faire votre fortune à tous. Je connais, Dieu merci, sur lebout du doigt les moindres îlots de l’Océanie. Je sais où setrouvent les pêcheries de perles, les magasins de copra etd’écaille ; je connais tous les comptoirs allemands etanglais, depuis Malacca jusqu’à la Nouvelle-Zélande. Et oùtrouverez-vous un capitaine qui connaisse son affaire aussi bienque moi ?

« Slugh se moque de vous. Ça lui est bienégal, à lui, que vous restiez gueux toute votre vie, ou que vousvous fassiez trouer la peau pour le service de la Main Rouge. Ilest largement payé, lui ! C’est un des chefs de la bande et, àcôté de lui, vous n’existez pas ! Vous n’êtes que de pauvresimbéciles, bons, tout au plus, à recevoir les coups.

Il y avait dans ces allégations tant devraisemblance que le nombre des partisans du capitaine Knox, qui selivrait à une propagande infatigable, allait croissant d’heure enheure.

Slugh avait pourtant aussi ses fidèles. Àceux-là, il promettait que la Main Rouge les récompenseraitroyalement, tandis qu’elle réservait de terribles châtiments à ceuxqui voudraient faire les mutins.

– Quel avenir vous attend avecKnox ? répétait-il, celui d’être pendus haut et court à lavergue d’un croiseur. Le capitaine croit donc que les choses sepassent comme il y a trente ans ? Je puis vous prédire àl’avance tout ce qui aura lieu. Vous pillerez quelques méchantsnavires de commerce, quelques entrepôts de copra, puis le bruit serépandra qu’il y a des pirates dans tels parages, on fera marcherle télégraphe, deux ou trois navires de guerre se mettront à votrepoursuite, vous serez pris – vous connaissez la loi : aussitôtpris, aussitôt pendus.

Les deux bandes rivales ne s’en tinrent pasaux paroles. Des coups de revolver furent échangés, mais, chaquefois, Slugh et Knox lui-même intervinrent pour que ces combatssinguliers ne fussent pas le signal d’une mêlée générale.

Chacun des deux chefs se croyait intéressé aumaintien du statu quo.

Knox se disait que plus on attendrait, plus lenombre de ses partisans s’augmenterait, et Slugh, de son côté,pensait qu’en gagnant du temps il trouverait quelque stratagème quile rendrait maître de la situation.

Cependant, aucun des deux partis ne tenait àêtre désarmé ou privé de vivres et d’alcool ; aussi Knox etSlugh firent-ils placer des sentinelles à la porte de la soute auxvivres et du magasin d’armes.

La question du sort réservé aux Français avaitété aussi agitée dans les deux camps ; Slugh, conformément auxordres qu’il avait reçus, voulait qu’ils fussent massacrés, saufAndrée de Maubreuil.

Par esprit de contradiction, dès qu’il connutles intentions de son rival, Knox déclara que la vie des Françaiset des Françaises était sacrée. À eux seuls, ils représentaient unefortune. N’étaient-ils pas les amis du milliardaire FredJorgell ? Il suffirait de les enfermer dans quelque îlotdésert et de ne leur rendre la liberté que moyennant une énormerançon.

Le vieux pirate attachait une telle importanceà la capture des Français que, dans l’après-midi, il essaya de s’enemparer en dirigeant une attaque en règle contre les cabines.

Slugh le laissa faire, se disant que, s’il yavait quelqu’un des savants de tué, ce serait autant de besogne defaite pour la Main Rouge.

Mais le capitaine Knox eut une réception àlaquelle il était loin de s’attendre. Le premier de ses hommes quiessaya de s’approcher des cabines de l’arrière roula à terre, lecrâne fracassé d’une balle. Un second puis un troisième eurent lemême sort.

Knox était furieux, comprenant que le trépasde ses partisans allait porter une grave atteinte à sapopularité.

D’un autre côté, à cause de la rançon, ilvoulait prendre les Français vivants.

Ceux-ci ne semblaient nullement disposés à selaisser faire. Ils dirigeaient contre leurs ennemis un feu biennourri, car Agénor aussi bien que le naturaliste et l’ingénieurétaient d’excellents tireurs, et Frédérique et Andrée, aidées de lafemme de chambre écossaise, rechargeaient et nettoyaient les armesau fur et à mesure, avec un sang-froid héroïque.

Knox et ses partisans finirent par se retirerdu côté de l’avant pour tenir conseil, et malgré les rires et leshuées que ne leur ménageaient pas les partisans de Slugh, ils sepréparaient à une seconde attaque, mieux combinée que la première,lorsqu’il se produisit une intervention inattendue.

Le Flamand Pierre Gilkin, entouré d’unedouzaine d’amis, s’avança tout à coup vers Knox, et, lui mettantsur l’épaule son poing énorme :

– Toi, lui dit-il, si tu ne laisses pasces gens tranquilles, je t’aplatis le crâne comme unenoisette !

Knox lâcha un juron, mais battit en retraite.Il avait compris que, s’il se mettait à dos le Flamand et sa bande,c’en était fait de son pouvoir.

Aussi prit-il à part Pierre Gilkin pour luiexpliquer que c’était Slugh qui voulait tuer les Français, et quelui, Knox, ne voulait que les mettre à rançon.

Après une longue discussion, Knox promit delaisser les passagers de l’arrière tranquilles jusqu’au lendemain,à condition que les gens de sa bande ne prissent pas parti pourSlugh.

C’était à Dorypha qu’était dû ce protecteurinespéré. Devenue maîtresse en titre de Pierre Gilkin, elle faisaitde lui ce qu’elle voulait. Elle n’avait eu aucune peine à luipersuader qu’il avait tout à gagner en prenant le parti dumilliardaire Fred Jorgell.

– N’écoute que moi, querido mio,lui avait-elle dit, et tu t’en trouveras bien. Il est plus facile àFred Jorgell de donner à quelqu’un un paquet de bank-notes qu’à toide gagner un dollar.

Ces remontrances, ponctuées de baisers etd’affolantes caresses, avaient eu tout le résultat qu’elle enespérait.

Il y avait maintenant sur la Revanchetrois partis bien distincts, et chacun gardait ses positions enattendant que la bataille décisive s’engageât.

Le reste de l’après-midi se passa sansincident. Les matelots s’étaient remis insoucieusement à boire, àjouer et à fumer ; à la nuit tombante, ils descendirentprendre leur repas, que les cuisiniers avaient apprêté à l’heurehabituelle.

Slugh avait mis à profit cette espèce detrêve. Il avait réuni autour de lui quinze des plus fidèles et desplus anciens affidés de la Main Rouge, une élite sur laquelle ilpouvait compter absolument, car presque tous avaient déjà fait unséjour à l’île des pendus. Il leur avait exposé son projet.

Il s’agissait tout simplement de fuir dans legrand canot après avoir mis le feu au navire, il suffirait pourcela de renverser un ou deux bidons de pétrole près des cabines del’arrière, dont le bois et les peintures offraient un alimentfacile à la flamme.

Pendant que Knox essayerait d’éteindre cepremier foyer d’incendie, un second, disposé à l’avant près del’endroit où se trouvaient les poudres, achèverait l’œuvre dedestruction.

Le canot était vaste, solide. Il serait pourvudes vivres nécessaires, et l’on savait qu’il se trouvait denombreuses îles à moins de deux jours de distance.

Slugh finit par persuader tous ses hommesauxquels il promit, de la part de la Main Rouge, d’exceptionnellesrécompenses.

Cet audacieux projet n’avait qu’un défaut auxyeux de Slugh, c’est qu’il impliquait la mort d’Andrée deMaubreuil, que les Lords lui avaient recommandé d’épargner. Mais ilse dit qu’après tout le principal serait fait et qu’il trouveraitbien un moyen de s’excuser.

Au repas du soir, il annonça son intention depasser une bonne nuit et se retira dans sa cabine. Ses hommesfirent de même, et Knox, trompé par cette comédie, alla se reposerà son tour ; la présence des sentinelles placées près descambuses et du magasin d’armes le rassurait pleinement sur la façondont se passerait la nuit.

Bientôt le plus profond silence régna à bordde la Revanche.Les lumières étaient éteintes, tout lemonde dormait ou faisait semblant de dormir.

Vers dix heures du soir, les quinze hommes deSlugh sortirent silencieusement de leurs hamacs, et, chargés decaisses de vivres, de tonnelets de rhum dont ils s’étaientprécautionnés pendant la journée, se dirigèrent vers l’avant, où setrouvait le grand canot suspendu à ses portemanteaux.

Ils empilèrent dans l’embarcation les objetsnécessaires à un long voyage. Ils n’eurent garde d’oublier uneboussole, des munitions et quelques vêtements de rechange.

Slugh veillait en personne à ces préparatifs.Ce n’est que quand il fut bien sûr que rien d’essentiel ne seraitoublié qu’il s’éloigna pour aller préparer lui-même les foyersd’incendie que devaient allumer des mèches d’une longueur calculéeà l’avance.

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