Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome II

CHAPITRE IV – Un drame de la misère

L’esthétique mobilière du Yankee pur sang esttotalement différente de celle de l’Européen, même si ce dernierest anglo-saxon : le Yankee recherche avant tout ce qui estimmédiat et pratique, et il bannit, par principe, touteornementation. Par exemple, un milliardaire new-yorkais se fera uneloi de n’avoir que des meubles simples, sans moulures ; il sefera confectionner un fauteuil sur mesure, il dépensera huit ou dixmille dollars pour une adduction d’eau ou d’électricité, mais on neverra chez lui ni un tableau ni une statue.

En revanche, il possédera des classeursarchiperfectionnés, un téléphone haut-parleur, et tout le servicede sa table se fera automatiquement.

Si l’on trouve chez lui quelque tableau demaître, sa présence sera surtout due à la vanité. En général – caril y a d’honorables exceptions –, un milliardaire possède destableaux ou des statues parce que c’est la mode d’en avoir, parcequ’un tel, qui est très riche, en possède et qu’il faut faire commetout le monde, parce qu’enfin les tableaux et les statues sont uneaffirmation et une preuve de la richesse, parce qu’ils coûtent cheret qu’ils représentent un capital susceptible de s’accroître.

Nous avons connu un milliardaire qui avaitpayé quatre-vingt-douze mille francs un superbe Corot et l’avaitfait placer dans son salon, mais qui n’avait jamais eu le tempsde le voir.

On a des tableaux, dans le monde desCinq-Cents, comme certaines femmes ont des bijoux. L’essentieln’est pas de goûter une sensation esthétique, d’ailleurs accessibleà bien peu de personnes, mais de faire crever de dépit les amis etconnaissances qui ne peuvent se payer un objet aussi coûteux.

Des financiers qui, dans le secret de leurâme, admirent les pires chromos ou les navrantes statues de la rueSaint-Sulpice ont une galerie de chefs-d’œuvre pour la même raisonque certains parvenus qui, adorant le ragoût de mouton et le veauaux carottes, se repaissent à contrecœur de truffes, de caviar etde homard à l’américaine parce que ce sont des mets chics que l’onpaie cher.

Le milliardaire Fred Jorgell se rattachait parcertains côtés à cette catégorie de richards vaniteux et fermés àtout véritable sentiment artistique ; mais il n’en était pasde même de son rival financier William Dorgan.

Le père de l’ingénieur Harry, anglais denaissance, aimait et comprenait les belles choses. L’hôtel qu’iloccupait et qu’il avait fait reconstruire après l’incendie de laTrentième avenue était exactement copié sur un château du temps dela reine Elisabeth, à l’architecture emphatique et maniérée. Cen’était partout que tourelles, clochetons et arcades fleuries desculptures.

William Dorgan possédait une galerie composéesurtout de tableaux de l’école anglaise de la fin duXVIIIe siècle et de quelques Français modernes. Iln’avait que peu ou point de tableaux anciens. Il avait fallu que lehasard d’une occasion lui permît d’acheter le portrait de LucrèceBorgia, œuvre incontestablement plus belle que ce portrait de CésarBorgia qui appartient à Rothschild et se trouve actuellement auchâteau de Ferrières[5].

Le portrait de Lucrèce Borgia avait été placédans un salon spécial, orné de meubles italiens de l’époque de laRenaissance. C’est là que, depuis quelques jours, Louis Grivardtravaillait à faire une copie aussi exacte que possible duchef-d’œuvre.

Il était tout à son travail, un matin,lorsqu’il entendit la porte s’ouvrir et qu’il aperçut le fils aînéde William Dorgan, le fameux trusteur Joë Dorgan – ou, comme on lesait, l’assassin Baruch qui avait usurpé sa personnalité. Comme ille faisait souvent, il venait jeter un coup d’œil sur les travauxde l’artiste et s’entretenir quelques instants avec lui.

Bien que le fils du milliardaire montrâtenvers lui la plus grande courtoisie, Louis Grivard ne ressentaitpour lui aucune sympathie, et leur conversation se bornait souventà quelques phrases de politesse ; mais, ce matin-là, Baruchparaissait en veine de causerie :

– Ce que vous faites là est admirable,dit-il au peintre. Il faut certainement être un connaisseur d’unegrande habileté pour distinguer de l’original une copie aussi bienexécutée.

– Je tâche de faire de mon mieux. En toutcas j’ai pris les plus minutieuses précautions pour que lareproduction soit aussi exacte que possible.

– De quelles précautionsparlez-vous ?

– Ainsi, par exemple, la toile dont je mesers est de l’époque.

– Vous n’avez pu sans doute faire de mêmepour les couleurs ? Quoique je sois assez ignorant, je saisque le Titien ne pouvait employer nos couleurs modernes qui sonttoutes dues à la chimie et, d’ailleurs, beaucoup moins solides queles couleurs des anciens.

– C’est ce qui vous trompe, fit LouisGrivard. Pour exécuter ce tableau je ne me sers, comme le Titienlui-même, que de terres broyées avec de l’huile et qui sontabsolument inaltérables. Mon bleu d’outremer est fabriqué d’aprèsl’ancien procédé, avec du lapis-lazuli finement broyé, et j’aibanni de ma palette les laques et les oxydes si sujets à seternir.

– Voilà qui est très intéressant !Mais savez-vous à qui est destinée cette copie ?

Une ombre passa sur le visage expressif del’artiste.

– Je l’ignore, répondit-il. Je suis auxgages de Mr. Kramm, je fais ce qu’il me commande et je n’ensais pas plus long !

– Je ne serais pas étonné que mon amiMr. Fritz Kramm, qui est lui-même un amateur distingué, negardât cette belle copie pour sa propre galerie.

– Je vous l’ai dit, je ne puis vousrenseigner à cet égard.

– En tout cas, je suis heureux du hasardqui m’a permis de faire votre connaissance, et j’ai donné desordres pour que vous soyez admis, chaque fois que vous ledésirerez, à visiter les tableaux que possède mon père.

– Je ne sais si je pourrai d’icilongtemps profiter de votre aimable permission. La copie de laLucrèce Borgia est terminée. Il ne me reste plus quequelques glacis à poser et ce sera fini.

– Vraiment, s’écria Baruch en se reculantpour mieux juger de l’effet, il est impossible de faire une copieplus parfaite !

Et ses regards se portaient de l’un à l’autredes deux tableaux, dans une muette admiration.

La belle princesse courtisane qui fut lamaîtresse de son père, le pape Alexandre VI, et de son frère Césaravait été représentée par le Titien, négligemment assise dans ungrand fauteuil de Venise, de forme raide. Ses beaux cheveux blonds,séparés sur le front en deux bandeaux, étaient serrés par unjaseron d’or que retenait, juste au-dessus des sourcils, une grosseémeraude. Une robe de velours vert accusait la souplesse de sataille et laissait à découvert ses bras blancs et sa gorge rondeaux seins menus et placés un peu haut. Mais ce qu’il y avait deprestigieux, c’était le sourire innocent de ce beau visage aux yeuxpurs et limpides, à la bouche enfantine. Pourtant à l’époque où ceportrait avait été fait, Lucrèce, trois fois veuve et mère une foisdéjà, avait épouvanté les contemporains par ses crimes et sesorgies.

Les deux hommes s’entretinrent quelquesinstants encore de cette énigmatique Lucrèce, dont lord Byron futamoureux par-delà la mort et les siècles révolus, et dont il gardalongtemps une boucle de cheveux arrachée au tombeau de Ferrare etacquise pour une somme immense.

Ce n’était pas par désœuvrement ou par simplecuriosité que Baruch avait fait preuve de tant d’intérêt pourl’œuvre de Louis Grivard. Il avait surveillé le travail de cedernier de très près, et pour des raisons qui n’avaient rien decommun avec les préoccupations artistiques.

Fritz et Cornélius l’avaient mis au courant dela proposition faite par Balthazar Buxton, et comme tous troissavaient fort bien que William Dorgan ne consentirait jamais à sedéfaire de son tableau, il avait été décidé entre eux que leportrait de Lucrèce Borgia serait volé dans des conditions tellesque le larcin ne pût jamais être découvert.

Pour y réussir, Fritz avait songé à faireappel au talent de Louis Grivard. Il avait été convenu quel’artiste ferait du tableau une copie fidèle et qu’au derniermoment il remplacerait par la copie l’original qui, lui, seraitlivré à Balthazar Buxton.

Ce plan avait les plus grandes chances deréussir, William Dorgan se trouvant précisément absent, parti entournée d’inspection pour visiter les immenses domaines du trustdes cotons et maïs dont il était le directeur.

Fritz Kramm avait des raisons de croirel’artiste entièrement à sa discrétion et, malgré les protestationsindignées de celui-ci, il lui avait intimé l’ordre d’opérer lasubstitution. Louis Grivard avait feint d’accepter, se réservant detrouver, au dernier moment, un stratagème qui lui évitât de sefaire complice d’une action déshonorante.

Baruch ne voulait paraître en rien dansl’affaire, mais c’est lui qui avait introduit l’artiste dans lepalais paternel et avait rendu possible le vol du chef-d’œuvre.

Après avoir longtemps résisté aux suggestionsde ses deux complices, il commençait à croire que le larcin auraitun plein succès. L’exactitude de la copie rendait la chose trèsvraisemblable. Fritz Kramm, de son côté, se croyait sûr quel’artiste obéirait à ses intentions avec la docilité la plusaveugle.

En quittant Louis Grivard, Baruch se renditchez Fritz pour lui dire que les choses marchaient à souhait et quesans doute la Main Rouge ne tarderait pas à encaisser le million dedollars promis. Fritz n’était pas chez lui ; il venait de serendre chez la guérisseuse de perles, dont il était de plus en plusépris, Baruch dut donc se diriger vers la demeure de Cornélius,qu’il tenait à mettre au courant.

Demeuré seul dans le magnifique salon italienaux meubles de cuir doré, au plafond orné d’un lustre en verre decouleur de la fabrique de Murano, Louis Grivard travailla deuxheures encore avec ardeur, s’enthousiasmant de plus en plus pourson œuvre à mesure qu’il avançait dans sa besogne. Tout à coup, iljeta ses pinceaux dans un élan de vive satisfaction.

– Je n’y donnerai pas une touche de plus,s’écria-t-il, jamais je ne suis arrivé à une imitation aussiparfaite ! Je crois, dussé-je dire un blasphème, que le Titienlui-même, s’il revenait sur terre, ne pourrait distinguer sontableau du mien !…

L’artiste demeura quelque temps plongé dansune profonde rêverie.

Puis, distraitement, il se mit à feuilleter unalbum rempli de croquis, et il s’arrêta à une page où il y avait unprofil de Baruch, tracé de verve en quatre coups de crayon.

– Singulière physionomie, que celle deJoë Dorgan, murmura-t-il, je n’en ai jamais vu de semblable. Aucundes muscles ne se trouve à sa place.

On dirait que ce visage a été trituré,retravaillé en sous-main. Ce Joë est décidément inquiétant !Il a deux ou trois expressions de visage toutes différentes l’unede l’autre et, sous l’empire de quelque passion, ses traitsordinaires disparaissent pour faire place à d’autres, comme s’il yavait en lui deux individualités distinctes. Il y a là, décidément,un étrange mystère !

Tout en suivant le cours de ses pensées, LouisGrivard avait remis en place son chevalet et sa boîte à couleurs,puis il quitta son vêtement de travail et sortit rapidement del’hôtel du milliardaire.

Il savait que, comme presque tous les jours,il était attendu par Lorenza, et il n’avait que le temps dedéjeuner rapidement pour se trouver à l’heure indiquée chez labelle Florentine.

Le Yankee, qui passe sa journée dans lesbureaux et les offices des immenses maisons à trente étages, seretire généralement le soir dans un petit cottage à lui, entouréd’un jardin et situé dans une rue tranquille. La nuit, lesmonstrueux gratte-ciel sont à peu près inhabités ; aussi labanlieue et certains faubourgs de New York sont entièrement peuplésde ces maisonnettes toutes construites sur un modèle identique,avec une cour protégée par une grille, un parterre de géraniums,trois marches de pierre blanche et une porte sur laquelle le nom del’habitant de la maison resplendit sur une large plaque de cuivreou de nickel.

C’était une habitation de ce genre qu’avaitchoisie Lorenza ; c’est là que Louis Grivard allait chaquejour passer tout le temps dont il disposait en dehors de sestravaux.

Il s’était établi entre les deux jeunes gensune de ces soudaines amitiés qui seraient inexplicables si ellesn’étaient presque toujours le début d’un ardent et durableamour.

Il semblait à Louis et à Lorenza qu’ils seconnaissaient déjà depuis des années. Ils n’étaient heureux quelorsqu’ils se trouvaient réunis, et leur mutuelle confiance étaitsi grande qu’ils n’avaient entre eux aucun secret.

Une vieille femme, à la mine débonnaire, auvisage sillonné de milliers de rides, mais dont les yeuxdemeuraient encore vifs sous le foulard de couleur voyante quientourait ses cheveux blancs, ouvrit la porte à Louis Grivard etl’introduisit dans le petit salon où Lorenza se tenaithabituellement.

C’était une pièce gaie et claire, tendue detoile écrue à fleurettes d’or et toute remplie de fleurs et debibelots charmants. Près de la fenêtre, des tourterellesroucoulaient dans une grande cage de filigrane d’argent et, à côtéd’elle, il y avait un pied de mimosa dans une caisse de faïencebleue. Les meubles, ornés d’arabesques de nacre, étaient de cemauvais goût italien qui est parfois exquis. On voyait, d’ailleurs,que la belle Lorenza avait pour la nacre une vraie passion.

Il y en avait partout : des coupe-papierde nacre, des étagères de nacre et, sur la cheminée, une collectionde beaux coquillages aux reflets chatoyants.

Lorenza portait elle-même un superbe collierde perles, à peine plus éclatant que la blanche poitrine surlaquelle il s’étalait.

À la vue de l’artiste, la jeune femme s’étaitlevée et était accourue la mine souriante.

– Comment allez-vous, mon cherLouis ? lui dit-elle, Je suis contente de vous voir.Figurez-vous que cette nuit j’ai rêvé que vous étiez malade.

– Je vous assure, ma belle amie, que jeme porte parfaitement !

– Mais comme vous avez l’airpréoccupé !

– Mais non ! protesta faiblement lejeune homme.

– Vous ne savez pas mentir. Vous devezavoir quelque ennui ! Je suis très superstitieuse, je croisbeaucoup aux rêves ! Il doit y avoir un peu de vérité danscelui que j’ai fait la nuit dernière !

Louis ne put s’empêcher de sourire.

– Vous êtes une vraie magicienne, fit-il.Eh bien, je l’avoue, je suis, en ce moment-ci, un peu préoccupé… Onne peut rien vous cacher, ma chère Lorenza !

– Il faut me raconter cela ! Tenez,asseyez-vous là, près de moi, et, si je suis satisfaite de votrefranchise, je vous permettrai de m’embrasser.

– Soit. Mais je veux être payéd’avance.

Avec une simplicité et un manque decoquetterie qui prouvaient sa candeur et la pureté de sesintentions, Lorenza baissant les yeux offrit, d’un geste gracieux,sa joue au jeune homme qui y déposa un long baiser.

Ils s’étaient assis l’un près de l’autre etLouis avait pris dans ses mains les mains de Lorenza, sans quecelle-ci songeât à les retirer.

– Maintenant, murmura-t-elle, je vousécoute.

La physionomie de l’artiste s’étaitrembrunie.

– Ce que j’ai à vous dire est sérieux,commença-t-il, et je ne ferais pas une pareille confidence àd’autres que vous.

Très brièvement, il raconta dans quel embarrasil se trouvait, maintenant que le portrait de Lucrèce Borgia étaitterminé.

– Il m’est impossible, conclut-il, de merendre complice d’un vol. Je ne m’y résoudrai jamais ! Et d’unautre côté, si je n’obéis pas à ce misérable Fritz Kramm, jem’expose à de terribles représailles !

– Comment donc se fait-il, demanda lajeune femme, toute soucieuse, que cet homme exerce sur vous un telempire ? Si vous lui devez de l’argent, je vous en prêteraipour le payer. Ne suis-je pas votre amie ?

– C’est qu’il ne s’agit pas seulementd’argent, murmura Louis d’un air sombre.

Puis il ajouta, comme s’il prenait une brusquedécision :

– Je vais tout vous dire, il vaut mieuxque vous connaissiez la vérité… Mon père était un grand industrielfrançais. Il était à la tête d’une usine d’automobiles etd’aéroplanes, dans les environs de Paris. Jusqu’alors, les affairesavaient marché admirablement ; mais, l’an dernier, unbanquier, auquel mon père avait confié tous ses capitaux, passa àl’étranger en laissant un déficit de plus de trois millions…

« Nous étions ruinés. Pour faire honneurà ses échéances, mon père dut vendre ce qu’il possédait, céder sonusine ; mais nos créanciers furent désintéressés jusqu’audernier sou. C’est alors que je commençai à organiser desexpositions, et, peu à peu, mon nom fut connu des amateurs et desmarchands… Nous étions résolus, mon père et moi, à luttercourageusement contre l’adversité, mais, comme on dit, les malheursvont par troupe… Ma mère et ma sœur moururent ; mon père,désespéré, prématurément vieilli par le chagrin, mais non vaincu,réunit, avec mon secours, quelques milliers de francs et s’embarquapour New York où, grâce à sa compétence d’ingénieur etd’industriel, il espérait recommencer sa fortune.

– Je devine qu’il n’y réussit pas,interrompit Lorenza en serrant affectueusement les mains de sonami.

– Hélas ! au bout de trois mois, unedépêche m’apprenait que mon père venait de se suicider après avoirvu s’évanouir ses dernières ressources. Je vendis tout ce que jepossédais et je partis pour New York. J’emportais avec moi mestableaux. Un grand marchand parisien m’avait fourni les moyensd’organiser ici une exposition, dont les bénéfices devaient meservir à rembourser l’argent que j’avais dû emprunter pour subveniraux frais de mon voyage et à ceux de la sépulture de mon père…

– C’est là une douloureusehistoire ! murmura la jeune fille, dont les yeux étaienthumides de larmes.

– Mais il faut que j’aille jusqu’au boutde mon récit. Malgré les droits de douane très élevés dont lestableaux sont frappés en entrant en Amérique, mon exposition eut dusuccès et nous laissa une somme assez rondelette à l’organisateuret à moi. C’est alors que je fis la connaissance de Fritz Kramm. Ilavait acquis, sans marchander, deux ou trois de mes toiles, et ilavait hautement manifesté son admiration pour l’habileté toutespéciale dont je suis doué pour les copies des maîtresanciens ; aussi ne fus-je pas étonné quand je reçus un mot delui, m’invitant à passer à son hôtel pour une affaire qui nesouffrait pas de retard.

– Il a dû vous faire tomber dans quelquetraquenard ?

– Vous allez en juger :

« Après m’avoir fait entrer dans soncabinet, il tira brusquement de son portefeuille une lettre qu’ilme mit sous les yeux. Je devins pâle en reconnaissant l’écriture demon père, et c’est le cœur étreint par l’angoisse que je lus cesterribles mots :

« Ruiné, vieux et malade, il ne mereste plus qu’à mourir. C’est librement et volontairement que je medonne la mort.

« J’ai volé cinquante mille francs àM. Fritz Kramm et je ne puis survivre à mondéshonneur.

« Jérôme Grivard »

« J’étais atterré. Les caractères de lafatale lettre dansaient devant mes yeux.

« – Que comptez-vous faire,monsieur ? me demanda Fritz Kramm sans me donner le temps deréfléchir, rien ne vous oblige, vous le savez, à reconnaître ladette de votre père !

« – Monsieur, répliquai-je vivement ému,vous serez intégralement remboursé ; seulement, il me faudradu temps, hélas ! Il ne me reste presque rien du produit de mavente.

« – Je suis charmé de vous voir si biendisposé, reprit-il avec satisfaction, ces sentiments de hauteprobité vous font le plus grand honneur, je vais vous indiquercomment vous pourrez vous acquitter envers moi. J’ai pu appréciervotre talent, qui est très grand. Un restaurateur de tableaux devotre habileté me serait très utile. Entrez donc chez moi à desappointements raisonnables, dont le chiffre sera réduit chaqueannée – du moins en partie, car il faut bien aussi que vous viviez– du total de la dette de votre père. Dans quelques années vousserez quitte envers moi.

– Mais à combien se montent cesappointements ? demanda la jeune fille avec émotion.

L’artiste eut un geste de colère.

– À trois mille dollars. Et même en usantde la plus stricte économie, je suis obligé d’en dépenser au moinsmille pour ma nourriture et mon entretien.

– De sorte qu’il vous faudra cinq annéespour vous libérer entièrement.

– Si encore je devais réellement cettesomme, reprit le jeune homme avec une irritation croissante, maisj’ai la conviction que mon père, qui était l’honneur et la probitémêmes, n’a jamais pu voler cinquante mille francs à cemisérable !

– Cela me paraissait, à moi aussi, bieninvraisemblable !

– Le lendemain même du jour où j’avaissigné à Fritz Kramm une reconnaissance de cinquante mille francs etun contrat en bonne forme me liant pour cinq ans, je reçus de Parisune lettre qui s’était croisée avec moi en chemin et qui venait mejoindre à New York d’où elle était partie.

« C’était une lettre de mon père !Dans quatre pages d’une écriture serrée où se voyaient encore destraces de larmes, le malheureux homme m’expliquait qu’à boutd’énergie et de ressources il se décidait à mourir. Et il insistaitsur ce point, qu’il mourait sans devoir un sou à personne et queson fils aurait le droit de respecter sa mémoire comme celle d’unhonnête homme !

Louis Grivard ajouta d’une voix mouillée desanglots :

– Je vous ferai lire un jour cettelettre, chère amie. Mon père y met à nu ses douleurs les pluspoignantes et me raconte les suprêmes déboires qui l’ont amené à safatale résolution. Mais, en même temps, il me donne les plus noblesconseils. Il me recommande de demeurer plutôt toujours pauvre etinconnu que d’obtenir le succès et la fortune par un moyendéloyal !…’

– Votre père n’a donc pas volé FritzKramm ! Que signifie alors cette lettre ? Un faux, sansdoute ?

– Non, pas entièrement. À force deréfléchir et de m’informer, je crois être arrivé à découvrir lavérité. Les premières lignes sont bien de mon père, mais FritzKramm a dû profiter de ce qu’il y avait un blanc entre le texte etla signature pour y ajouter une phrase imitant habilementl’écriture.

– C’est abominable !

– Fritz Kramm a ainsi trouvé le moyen dese procurer à bon compte un esclave. J’estime à plus de dix milledollars la somme que mes travaux ont dû lui rapporter pendantl’espace d’une année.

– Il y a là un point obscur, fit Lorenza,réfléchissant. Comment le billet écrit par votre père a-t-il putomber entre les mains du marchand de tableaux ? Voilà ce quime paraît malaisé à expliquer.

– J’ai fini par découvrir de quellemanière. Le médecin appelé pour constater le décès de monmalheureux père n’était autre que le docteur Cornélius, lesculpteur de chair humaine. Il a dû s’emparer à tout hasard dubillet que son frère a utilisé quelques jours plus tard, lorsquemon exposition lui a permis de constater que j’étais tout à faitl’homme qu’il lui fallait.

– Vous n’avez jamais fait part de vosdécouvertes à Mr. Fritz ?

– Mais si. Nous avons eu à ce sujet unetrès violente explication, mais il m’a soutenu avec un sang-froidglacial que la lettre qu’il avait entre les mains n’était nullementun faux, et il m’a démontré avec une cruelle ironie que personne netiendrait compte de ma réclamation, puisque j’avais reconnuimplicitement l’authenticité de l’écriture de mon père en signantla reconnaissance de cinquante mille francs.

« Enfin, il ajouta que toute tentative dema part pour me soustraire au paiement m’exposerait à un procès età la publication de la lettre dans les journaux français. Jecompris que, même si j’obtenais gain de cause, la mémoire de monpère n’en serait pas moins déshonorée et je me soumis !…

– Ce Kramm est décidément un grandmisérable !

– Vous ne le connaissez pas encoreentièrement. Il y a quelque temps, il est revenu sur sa menace depublier la lettre et il m’a ordonné d’exécuter la copie du portraitde Lucrèce Borgia et de la substituer à l’original. Tel est lescélérat auquel nous avons affaire !

Le beau visage de Lorenza était devenu rosed’indignation. Les ailes de ses narines étaient gonflées par lacolère et ses noirs sourcils froncés donnaient à sa physionomiel’expression majestueuse d’une déesse irritée.

– Maintenant, demanda Louis, que meconseillez-vous de faire ?

– Il faudrait rentrer en possession devotre contrat et de la reconnaissance de cinquante mille francs. Jene vois pas encore, malheureusement, par quel moyen y parvenir.

– Mais pour le tableau ?

– Contentez-vous d’apporter à Kramm lacopie que vous avez faite en lui disant que c’est l’original.Croyez-vous qu’il prendra le change ?

– J’en suis sûr. Ma copie est très bonne.De plus, je vais passer une couche de vernis que je laisserais’écailler au soleil, et le tableau aura tout à fait l’air d’êtrede l’époque.

« Mais, poursuivit l’artiste avecangoisse, je ne voudrais pas non plus que Mr. Buxton fût volé.Vous le voyez, la situation est inextricable !

– Ne vous découragez pas, je vaisréfléchir à tout cela. Ne portez que demain votre copie à Kramm,cela nous fait toujours gagner un peu de temps ; d’ici là,j’aurai trouvé !

Malgré les promesses de sa charmante amie,Louis Grivard demeurait sombre et silencieux. Lorenza mit tout enœuvre pour l’égayer et le consoler.

– Je vois, dit-elle avec son apaisantsourire, que nous ne travaillerons pas encore aujourd’hui à monportrait.

Et elle montrait, dans le fond de la pièce, unchevalet dissimulé sous une épaisse draperie.

– Je vais m’y mettre, si vous le désirez,fit l’artiste sans enthousiasme.

– Non. Aujourd’hui vous êtes mal disposé.Vous ne feriez que de la mauvaise besogne ; puis, regardezcomme vous êtes peu galant, vous n’avez même pas songé à meréclamer le baiser que je vous ai promis.

Louis ne put s’empêcher de sourire.

– Il est toujours temps, s’écria-t-il enjetant ses bras autour de la taille de Lorenza, qui faisait lacoquette et se reculait.

Enfin, elle consentit à tendre son front.Mais, par suite d’on ne sait quel faux mouvement, ce fut sur labouche de Lorenza que les lèvres brûlantes de Louis se posèrent,dans un long et voluptueux baiser.

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