Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome II

CHAPITRE V – Deux serviteurs modèles

Slugh venait de quitter Edward Edmond, leconcierge de Mr. Fred Jorgell, après avoir assisté audépouillement du dernier courrier et il regagnaitphilosophiquement, en fumant un cigare, l’hôtel meublé qu’ilhabitait dans le quartier irlandais. De temps à autre il entraitdans un bar, savourait un whisky and soda, puis seremettait en route paisiblement. Très sérieux d’ailleurs à samanière, il ne faisait jamais plus de trois stations de ce genredans sa soirée. Autant, en effet, il regardait comme une choselégitime de se rafraîchir d’une façon raisonnable, autant il avaiten horreur l’ivrognerie qu’il considérait comme le plus répugnantdes vices. Seulement, si un autre que lui s’était raisonnablementrafraîchi d’autant de verres de whisky pendant sa journée, il eûtété immanquablement ivre mort avant le coucher du soleil.

Slugh venait de faire sa troisième et dernièrestation et il traversait une ruelle déserte et privée de becs degaz, quand un individu coiffé d’un feutre à larges bords et cravatéd’un foulard de soie qui dissimulait presque entièrement ses traitss’approcha de lui et lui prenant la main d’une certaine façon luidit à l’oreille quelques paroles cabalistiques, Slugh sursauta.

– De la part des Lords ?murmura-t-il. Je vous suis à l’instant.

– Bien, dit le mystérieux inconnu, maisauparavant, il faut que je vous bande les yeux.

Slugh se laissa faire docilement.

– Est-ce que nous allons loin ?demanda-t-il.

– Ne vous inquiétez pas de cela.D’ailleurs, vous n’aurez pas à vous fatiguer, car nous allons enauto.

Guidé par l’inconnu qui lui avait pris lamain, Slugh fit une vingtaine de pas, puis on l’aida à monter envoiture et à prendre place sur de moelleux coussins.

L’instant d’après, l’auto partait à touteallure. Il roula ainsi pendant une demi-heure, puis l’inconnu qui,jusqu’alors, n’avait pas desserré les dents, cria un ordre auchauffeur qui stoppa immédiatement. Slugh descendit, aidé par songuide qui, lui ayant pris le bras, lui fit traverser un largeespace vide qui devait être une cour, monter un escalier et suivreun couloir au bout duquel il y avait une porte. Slugh sentit alorsqu’on lui lâchait le bras et qu’on le poussait dans une pièce dontle parquet était recouvert d’un épais tapis.

– Enlevez votre bandeau, fit une voixbrève et rauque, qui n’était pas celle du guide.

Slugh obéit et les yeux éblouis par la viveclarté qui régnait dans l’endroit où il se trouvait, il regardaautour de lui. Il était dans une haute salle dont les murailles, dusol au plafond, étaient couvertes de tableaux aux larges cadresdorés. Il y avait aussi des statues de marbre blanc et de bronze,des vitrines bondées d’orfèvreries précieuses et de bijouxétincelants, des meubles incrustés de lapis et de nacre, des armesdamasquinées d’or, d’antiques tapisseries où des personnages delégende s’agitaient dans ces paysages fantastiques.

Au centre de la pièce, trois hommes au visagerecouvert d’un masque de caoutchouc mince étaient assis autour d’unguéridon de porcelaine de Sèvres, encombré d’une masse de papiers,parmi lesquels Slugh reconnut la plupart des lettres qu’il avaitenlevées lui-même au courrier de Fred Jorgell. Les trois hommesregardaient curieusement Slugh et paraissaient s’amuser de sonébahissement.

– Slugh, dit enfin l’un d’entre eux,assieds-toi et réponds sincèrement à mes questions. Y a-t-illongtemps que tu appartiens à l’association de la MainRouge ?

– Oui, milord, cinq ans.

– N’as-tu jamais eu envie de quitterl’association ?

– Non, milord. Je suis tout dévoué à laMain Rouge.

– Ne t’a-t-on jamais proposé de l’argentpour trahir nos secrets ?

– Plusieurs fois, milord, mais j’aitoujours refusé, et j’ai immédiatement signalé les auteurs de cespropositions.

– Je crois, fit l’homme masqué, à voixbasse, à ses assesseurs, que l’on peut compter sur lui. Il a desétats de service excellents. C’est lui qui commandait les trampsqui ont enlevé Joe Dorgan dans la Sierra. Il a rempli avec beaucoupde zèle les fonctions de capitaine-gouverneur de l’île des pendus,tout récemment il a été dangereusement blessé en attaquant lemilliardaire Fred Jorgell. Enfin, c’est lui qui, trèsintelligemment, se charge de l’examen du courrier del’Américain.

Les trois Lords examinèrent quelque tempssilencieusement Slugh, qui ne pouvait s’empêcher de ressentir unecertaine gêne sous le feu croisé de ces trois paires de regardsinquisiteurs ; mais l’examen lui fut favorable.

– Tu sais, reprit l’homme masqué, qu’ence moment-ci l’association traverse une véritable crise. Unsyndicat de milliardaires, à la tête desquels se trouve FredJorgell, a offert des primes considérables à ceux quiparviendraient à nous détruire. Tu es un homme de confiance à quil’on peut parler franchement.

– Oui, milord, fit Slugh en serengorgeant.

– Eh bien, les mauvaises nouvellesarrivent de tous les côtés. Dans l’État de New-Jersey, unecinquantaine des nôtres sont en prison et vont passer en jugement.Dans l’Illinois, on a lynché une douzaine de tramps dans la mêmesemaine, enfin, tout dernièrement un des banquiers chez lesquelssont déposés les capitaux de la Main Rouge a été dénoncé et l’on asaisi dans sa banque pour près de trois cent mille dollars devaleurs, appartenant à l’association.

Et comme Slugh paraissait consterné :

– Rassure-toi, reprit son interlocuteur,la Main Rouge est plus riche, plus puissante qu’on ne peut lesupposer et c’est elle qui triomphera. Personne ne peut soupçonnerle pouvoir de sa formidable organisation. Mais si nous t’avons faitvenir, c’est que le conseil des Lords a décidé de te charger d’unemission délicate et qui n’est pas sans danger. Il s’agit d’enleverà un vieil avare, qui habite un château tout à fait isolé, unesomme de plus de trois millions de dollars en or et enbank-notes.

– Je suis prêt ! s’écria Slugh avecun noble enthousiasme.

– Silence. Et une autre fois, ne tepermets pas de me couper la parole.

Slugh baissa la tête humblement en balbutiantde vagues excuses.

– Mais, poursuivit l’homme masqué, cen’est pas à New York que se trouve la somme. C’est très loin d’iciau Canada, dans les environs de Winnipeg. L’harpagon se nommeMathieu Fless et il te sera très facile d’entrer à son servicecomme domestique.

– Irai-je seul accomplir cetteexpédition ?

– Non, de toute manière, il estpréférable que vous soyez deux. On te donnera comme compagnon unhomme solide, Sam Porter, par exemple. Te sens-tu, dans cesconditions, capable de réussir ?

– Je pense que oui, milord. Une maisonisolée, un vieillard, cela me semble très facile.

– C’est aussi l’opinion des Lords, maisce n’est là que la moitié de ce que tu as à faire. À quelquedistance du château de l’avare, habitent quatre des plusredoutables ennemis de la Main Rouge. Il faudra t’arranger de façonà les supprimer. Deux d’entre eux te sont déjà connus : lordBurydan et le Peau-Rouge Kloum ont été, en effet, confiés à tagarde dans l’île des pendus. Les deux autres sont : un fou,échappé du Lunatic-Asylum et un Français, un malicieux petit bossu,qui se nomme Oscar Tournesol. La suppression de ces quatreindividus est une chose presque aussi importante que l’autreaffaire. Et, surtout, il est indispensable que la Main Rouge, quiest à peu près inconnue au Canada, ne puisse être soupçonnée.

Slugh reçut encore une foule de minutieusesrecommandations et il fut convenu qu’on mettrait à sa dispositionune auto extra-rapide et d’une robustesse exceptionnelle grâce àlaquelle, le double crime accompli, il pourrait rapidement prendrela fuite avec le produit du vol.

Quelques jours plus tard, à la nuit tombante,une énorme auto rouge et noir pénétrait dans la ville de Winnipeget faisait halte devant l’établissement d’un mécanicien yankeearrivé depuis quelques mois seulement au Canada. Ce Yankee, quepersonne ne soupçonnait, était un affilié de la Main Rouge quiavait dû s’expatrier à la suite d’un vol. Il fit le meilleuraccueil à Slugh et à Sam Porter, mit sous clef leur voiture dans unhangar spécial, et leur fournit tous les renseignements dont ilsavaient besoin. Enfin, il leur donna les moyens de se déguiser.

Le lendemain deux hommes coiffés de chapeauxde feutre terreux, chaussés de gros souliers à clous, et vêtus d’uncomplet de velours élimé, sortaient des ateliers du mécanicien bienavant le lever du soleil. Tous deux portaient un sac de toile enbandoulière et un faisceau d’outils aratoires sur l’épaule. Tout lemonde les eût pris pour ces journaliers nomades qui vont, de fermeen ferme, offrir leurs services jusqu’à ce qu’ils aient amasséassez d’argent pour s’acheter un lopin de terre et qui sont trèsnombreux au Canada où ils n’éveillent l’attention de personne.

Slugh et Sam Porter, car c’étaient eux,sortirent de Winnipeg sans avoir éveillé la curiosité et, aprèsavoir marché pendant deux heures, ils atteignirent les rives duRuisseau Rugissant, dont ils remontèrent le cours pendant quelquetemps.

Arrivés à un pont de bois que le Yankee leuravait indiqué, ils franchirent le torrent et se trouvèrent dans unevaste et majestueuse avenue de sapins, à l’extrémité de laquelleils entrevoyaient les toits aigus et les tourelles sculptées d’unchâteau. Mais cette demeure seigneuriale, de loin si luxueuse, leurmontrait, à mesure qu’ils en approchaient, les indices dudélabrement et de l’incurie les plus profonds.

La cour était envahie par les mauvaisesherbes, et le toit couvert de lichen et de mousse. Les fenêtressans rideaux avaient un grand nombre de carreaux cassés que l’onavait remplacés par des bouts de planche ou même par des bottes depaille. Quelques poules étiques picoraient çà et là et une vacheétait nonchalamment étendue au milieu même du perron.

Les deux bandits avaient eu à peine le tempsd’embrasser d’un coup d’œil ce spectacle, que deux chiens d’unemaigreur d’Apocalypse, et qui devaient être à jeun depuis plusieursjours, leur sautèrent aux mollets avec des aboiements furieux.Slugh et son compagnon avaient grand-peine à repousser les attaquesde ces animaux faméliques, lorsqu’un vieillard sortit par une portelatérale.

– À bas, Fanor ! À bas, Tom !cria-t-il d’une voix grondeuse.

Les deux arrivants parurent stupéfaits àl’aspect de ce personnage qui n’était autre que le baronnet MathieuFless, plus communément appelé le baron Fesse-Mathieu. Comme, paréconomie, il ne faisait jamais usage ni des ciseaux ni du rasoir,sa longue barbe blanche lui descendait jusqu’au ventre et sescheveux flottaient sur ses épaules, couronnés de l’étrange bonnetde peau de lièvre qu’il s’était fabriqué lui-même. Il ressemblaittout à fait au Juif errant de nos vieilles images d’Épinal. Deuxpetits yeux noirs et vifs comme ceux d’un merle accompagnaient unnez long et crochu et ses mains aux ongles en griffes soutenaientun revolver de gros calibre.

Quant à son vêtement, il tenait à la fois dela robe de chambre, de la pelisse et de la soutane. Il avait dûêtre primitivement taillé dans du gros drap vert olive, mais sonpropriétaire, sans doute pour le rendre plus chaud, l’avait doubléde peaux de lapin et d’autres animaux et l’avait studieusementraccommodé avec des lambeaux d’étoffe de couleurs différentes. Lachaussure de ce vieillard falot se composait d’une paire de grossabots.

Les bandits eurent toutes les peines du mondeà réprimer une violente envie de rire. Jamais, au cours de leursnombreuses aventures, ils ne s’étaient trouvés en présence d’unaussi grotesque bonhomme. Sam Porter, à part lui, se demandait avecincrédulité s’il était possible que ce vieux mendiant possédât tantde millions de dollars. Quant à Slugh, il étudiait le baronFesse-Mathieu avec la satisfaction d’un véritable amateur.

Cependant le vieillard, inquiet du silence desdeux visiteurs, s’avançait vers eux en braquant son revolver d’unair menaçant :

– Que voulez-vous ? s’écria-t-il. Etd’abord qui vous a permis d’entrer chez moi ?

– Sir, répondit humblement Slugh, noussommes de braves travailleurs, qui cherchons de la besogne et envoyant votre beau château nous avons pensé que vous en auriezpeut-être à nous donner.

– Hum ! riposta le baron avec unepetite toux sèche, ce n’est pas la besogne qui manque, mais lesgens à l’époque actuelle sont devenus d’une telle fainéantise… ilsvoudraient tous toucher de bons dollars et se goberger sans rienfaire…

– Nous ne sommes pas de cettecatégorie-là, répliqua Slugh avec une modeste assurance ; vouspourriez parcourir tout le Canada sans trouver deux valets delabour aussi laborieux, aussi sobres et aussi dociles.

L’avare était évidemment alléché par cetteaccumulation d’épithètes laudatives, d’autant plus que ses troisdomestiques l’avaient brusquement quitté l’avant-veille enl’accablant des pires injures.

– Hum ! fit-il, ceux qui travaillentaussi bien que vous le dites se font payer très cher. Si je vousembauche, je parie que vous allez me demander les yeux de latête.

– Nous, s’écria Slugh, avec un air debonhomie tout à fait accommodant, nous sommes les gens les moinsexigeants du monde.

– Vous vous contenteriez, hum… parexemple de trois dollars par semaine ?

Slugh et Sam Porter échangèrent un coup d’œilcomme s’ils hésitaient. L’avare crut qu’ils allaient opposer unrefus à son offre dérisoire.

– Hum ! permettez, s’écria-t-ilvivement. Vous serez nourris. Bonne soupe le matin, bonne soupe àmidi et bonne soupe le soir. Du gibier et du poisson chaque foisque j’irai à la chasse ou à la pêche.

Et il ajouta avec une ironie qu’il était leseul à comprendre :

– Je vous donne ma parole d’honneur degentilhomme que vous serez nourris aussi bien que moi.

– Et qu’est-ce qu’on boit chezvous ? demanda Slugh qui tenait à se faire prier.

– Hum ! fit le vieillard avecembarras, de l’eau, de la bonne eau de source, avec un peu devinaigre dans les grandes chaleurs pour désaltérer.

Les deux bandits firent une grimaceépouvantable. D’un même mouvement, ils hochèrent la tête en signede négation.

– Écoutez, insista le baron Fesse-Mathieuqui ne voulait pas les laisser partir, nous allons nous entendre.Je ferai venir de la bière, hum !… Oui, vraiment, de la petitebière ! mais la semaine prochaine seulement, parce que je n’aipas prévenu mon brasseur…

– Ah ! comme cela, je ne dis pas,répliqua Slugh, qui étouffait d’une envie de rire. Si vous nousdonnez de la bière, on pourra s’entendre. Et je vous garantis quevous ne regretterez pas votre dépense. Mon camarade et moi, nousabattons de la besogne comme quatre hommes ordinaires.

Après une discussion qui se prolongea pendantplus d’une heure, l’honnête Slugh et son ami Sam Porterconsentirent à entrer définitivement au service du baronnet, àraison de trois dollars par semaine, mais avec la brillanteperspective de manger chaque jour à la table du châtelain et d’êtrenourris exactement de la même manière que lui.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer