Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome II

CHAPITRE V – La signature

Oscar Tournesol, malgré la proposition qui luien avait été faite, avait refusé d’accompagner ses amis dans leurvoyage à Saint Louis et à La Nouvelle-Orléans. Le bossu avait sesprojets. Avec l’indépendance de caractère et l’entêtement quiétaient ses qualités dominantes, il s’était dit que, jusqu’alors,on n’avait pas pris les meilleurs moyens pour retrouver la trace deM. Bondonnat. Selon lui, il eût fallu se faire affilier àl’association de la Main Rouge et il était persuadé que c’étaitseulement de cette manière que l’on arriverait à un résultat. Il sepromit donc d’explorer les bas-fonds de la ville de New York et defaire à tout prix connaissance avec quelqu’un des bandits.

Un matin, il alla trouver Fred Jorgell qui,précisément, était d’excellente humeur, car ce jour-là, pour lapremière fois, l’ingénieur Harry Dorgan avait pu descendre aujardin, appuyé aux bras de miss Isidora et d’Agénor Marmousier.

– Je viens vous demander un congé, dit-ilau milliardaire.

Et il exposa nettement ses projets. FredJorgell accueillit sa requête par un sourire. L’esprit d’initiativeet l’originalité du bossu lui étaient de plus en plussympathiques.

– Tu veux un congé, mon garçon,répondit-il, eh bien, soit. Agis à ta guise. Après le service quetu m’as rendu, je n’ai rien à te refuser. En outre, si tu as besoinde quelques centaines de dollars, demande-les à mon ami Agénor quite fera un bon sur ma caisse.

– J’accepte votre offre, mais je n’enabuserai pas. Ainsi donc, ne vous étonnez pas de me voirdisparaître pendant une semaine et peut-être plus.

– Et où vas-tu, comme cela ?

– Permettez-moi de ne pas vous le dire.Pour que mes projets réussissent, il faut qu’ils soient conduitsdans le plus grand secret.

– Comme il te plaira, fit le milliardairesans insister. Au revoir, mon garçon, et bonne chance !

Quelques heures plus tard, Oscar Tournesol,qui avait remis son ancien costume délabré de cireur de bottines,faisait sa première apparition dans un bizarre établissement quel’on appelait le « Gorill Club » et qui était situé dansla partie la plus sordide et la plus fangeuse du quartierirlandais. Le Gorill Club était un établissement d’un genre toutspécial et dont on n’eût certainement pas trouvé l’équivalent danstoute l’Amérique. C’était une sorte d’école professionnelle où,moyennant la modique rétribution de trois dollars par semaine, leséquilibristes, les athlètes, les hommes-serpents, les mangeurs defeu, les dresseurs de reptiles, en un mot les acrobates de touteespèce venaient se perfectionner dans leur art. Un ancien directeurde cirque, l’honorable Mr. John Sleary, veillait aux destinéesde cet institut d’un nouveau genre, dont il était également lepropriétaire.

Ce nom de Gorill Club venait d’une troupe declowns qui, revêtus de peaux de singe, exécutaient des exercices àla fois périlleux et comiques qui avaient été applaudis dansquelques villes de l’Ancien et du Nouveau Monde. Un peu de gloireavait rejailli sur l’école où ils avaient modestement débuté.

Après avoir traversé les ruelles boueuses oùs’ébattaient des enfants à demi nus et où de loin en loin desivrognes, allongés sur le trottoir, cuvaient paisiblement leurwhisky, Oscar fit halte devant une porte cochère aux ais disjoints.Au-dessus, on lisait en lettres d’or délavées par les pluies :Professional School Sleary, et à côté, en caractères plusgros, et qui semblaient avoir été tracés avec du cirage :Gorill Club.

Une fois dans l’immeuble, Oscar pénétra dansune pièce d’entrée où, devant un bureau démodé et couvert de tachesd’encre, il aperçut un homme d’une quarantaine d’années, à lachevelure broussailleuse, à la figure replète et au ventrebedonnant, qui écrivait sur un registre graisseux. Un verre et unebouteille de gin se trouvaient à portée de sa main. C’était ledirecteur lui-même, John Sleary.

Tout dans sa personne révélait son ancienneprofession, la bague énorme qu’il portait au doigt comme la lourdechaîne d’or à laquelle étaient suspendues des griffes de tigre etqui s’étalait sur un gilet de velours incarnadin.

En voyant entrer le bossu, il se leva et allaau-devant de lui avec un sourire plein d’affabilité.

– Salut, jeune gentleman, dit-il à Oscard’une voix que le gin et l’asthme rendaient à la fois rauque ethaletante, je suis un peu poussif, n’y faites pas attention !Heu ! heu !… des fatigues du métier… vous savez…

– Monsieur…, interrompit Oscar.

– Oui, oui, je devine ce qui vous amène…Vous voulez devenir un artiste célèbre. Vous pouvez dire que vousavez été bien inspiré en venant ici. Sans me vanter, vous netrouverez pas dans tout New York, et même dans toute l’Amérique, unétablissement pareil à celui de John Sleary. Combien de compagnons,après avoir terminé leur éducation artistique sous mes ordres,gagnent aujourd’hui des cachets de vingt-cinq dollars parsoirée !

– Je n’ai pas de si grandes prétentions,dit modestement Oscar.

– Vous avez tort, jeune homme… heu !heu !… il faut être ambitieux… heu ! heu !… Vousavez le dos un peu rond, c’est un excellent atout dans votre jeu.Tous les bossus que j’ai connus… heu ! heu !… sontarrivés à des situations superbes… Voulez-vous prendre un verre degin avec moi ?… heu ! heu !…

– Je vous remercie.

– Mais quelles sont vosintentions ?… Heu ! heu !…

– Je voudrais surtout prendre des leçonsde gymnastique.

– Excellente idée !… C’est…heu ! heu !… une des spécialités de l’établissement. Vousme paraissez taillé pour faire un clown de premier ordre.D’ailleurs, mon garçon, mettez-vous bien une chose dans l’esprit,c’est que notre époque… heu ! heu !… est l’époque dumuscle. Celui qui n’a pas de solides biceps aura beau êtreintelligent, il sera certainement… heu ! heu !… foulé auxpieds dans la bataille de l’existence !

– C’est absolument mon avis. Etmaintenant, quelles sont les conditions ?

– Trois dollars par semaine pour lesleçons… heu ! heu !… Maintenant, si vous logez dansl’établissement même, ce sera trois dollars en plus pour unechambre très confortable… heu ! heu !… Et douze dollarsencore en plus si vous prenez vos repas à la pension des artistes…Je crois que c’est… heu ! heu !… trèsraisonnable !

Oscar ne fit pas la moindre observation et ilversa une quinzaine d’avance, ce qui le mit immédiatement dans lesbonnes grâces de l’illustre John Sleary.

– Maintenant que cette petite formalitéest remplie, lui dit pompeusement celui-ci, je vais vous introduiretout de suite dans le hall des exercices.

Il poussa une porte et Oscar pénétra à lasuite du directeur dans une vaste salle où, dans un épaisbrouillard causé par la fumée du tabac, s’agitait une foule d’êtresfantastiques. Le hall des exercices était constitué parune vaste cour carrée autour de laquelle s’élevaient quatre corpsde bâtiments à demi ruinés. C’était dans ces constructions quelogeaient les pensionnaires du Gorill Club. La cour avait étérecouverte d’un vitrage, mais nombre de carreaux en avaient étécassés à coups de pierre et des toiles d’araignée faisaient régnerdans le hall une pénombre discrète.

À mesure que ses yeux s’accoutumaient à lafumée, le bossu distingua une soixantaine d’acrobates, en ce momentdans toute l’ardeur du travail, si absorbés qu’ils ne s’étaient pasaperçus de son arrivée. Tout en haut et semblant voguer au-dessusdu brouillard de la fumée, des équilibristes en maillot ceriseévoluaient sur des trapèzes ; plus bas, des clowns tournaientcomme des météores autour d’une barre fixe ; des sauteursfranchissaient une série de tremplins avec une agilité d’écureuil,tandis que, sur le sol même, ramaient des hommes-serpents, desfemmes-troncs et des culs-de-jatte, ce qui n’empêchait pas qu’unepetite écuyère, Mlle Régine Bombridge elle-même,montée sur un vieux cheval blanc ne s’exerçât à franchir descerceaux enflammés et à retomber d’aplomb sur le panneau de laselle.

Dans un autre coin, des tireurs canadienss’exerçaient au noble jeu de la cible humaine, et un vieillard àmine respectable, armé d’une cravache, apprenait à deux gorilles,tristement assis en face d’une table de zinc, à lire le journal età fumer des cigares comme deux gentlemen du meilleur monde.

Se frayant un passage entre un maigre jeunehomme qui s’étudiait à marcher sur la tête et un Japonais fortoccupé à jongler avec des torches allumées, ils s’arrêtèrent enface d’un personnage corpulent qui, les poings recouverts de gantsde boxe, était en train de faire un match avec un kangourou. À lavue de Mr. Sleary, il interrompit cet exercice violent.

– Allons, monsieur Tony, dit-il àl’animal, en voilà assez pour le moment. Prenons un peu de repos,s’il vous plaît.

Et en même temps, il montrait sa cravache. Lekangourou comprit l’injonction avec une remarquable docilité et setint coi. Mr. Sleary put procéder aux présentations derigueur.

– Jeune homme, dit-il à Oscar, je vousprésente Mr. Bombridge, le célèbre clown, si connudans les États de l’Union et même dans le Vieux Monde. C’est luiqui, sur ma recommandation, et par faveur spéciale, va se chargerde votre éducation artistique. Vous êtes en bonnes mains et avec unpareil maître, vous irez loin.

Mr. Bombridge, dont la voix était presqueaussi éraillée que celle de son directeur, remercia celui-ci del’honneur qui lui était fait, et après avoir échangé diverscompliments, tous deux sortirent pour aller trinquer à la santé dunéophyte qu’ils laissèrent dans le hall, afin qu’il « prîtl’air de la maison ».

Une heure plus tard, un roulement de tambourappela les pensionnaires au « dining-room », longue salleblanchie à la chaux et décorée d’instruments de musique et de lafourrure d’un ours qui avait été longtemps le collaborateur dévouéde Mr. Sleary.

Là, Oscar se régala médiocrement de morue auxpommes de terre et de bière aigre. Le directeur qui, suivant unusage patriarcal, présidait à ces agapes et occupait le haut boutde la table déclara, avec un à-propos tout à fait remarquable, quela sobriété était une des conditions nécessaires au succès dans lesarts acrobatiques, ce qui ne l’empêcha pas, d’ailleurs, de donner,au dessert, une forte accolade à la bouteille de gin, sa compagneinséparable.

Après avoir passé le reste de la journée à defatigants exercices d’assouplissement, sous la direction deMr. Bombridge, qui était véritablement un bon professeur,Oscar gagna le galetas qui lui avait été assigné pour demeure. Lemilieu excentrique et débraillé où il se trouvait ne l’étonnait paset il s’endormit en pensant qu’il aurait vraiment peu de chance si,dans cette société interlope et mêlée, il n’arrivait pas à faireconnaissance de quelque membre de l’association de la MainRouge.

Au bout d’une semaine Oscar écrivit à Agénorune longue lettre où il lui décrivait les types curieux aveclesquels il se trouvait en rapports journaliers ; en mêmetemps, il lui faisait part de ses espérances.

Fred Jorgell, auquel Agénor montra cettelettre, la lut avec beaucoup d’intérêt et fit adresser au futurclown un bon de cinquante dollars à titre d’encouragement.

Après les effroyables transes qu’il venait detraverser, le milliardaire se trouvait dans une période de calme etde chance. Ses ennuis semblaient complètement terminés. La Sociétédes paquebots Éclair donnait de magnifiques dividendes et, ce quiétait beaucoup plus important encore pour Fred Jorgell, l’ingénieurHarry Dorgan terminait heureusement sa convalescence. Le jour vintoù les médecins déclarèrent qu’il pouvait, sans inconvénient, faireune promenade en auto, en compagnie de miss Isidora et del’indispensable mistress Mac Barlott.

Il faisait une tiède journée de printemps.Harry Dorgan, encore un peu pâle, aspirait avec bonheur l’air purdes grandes avenues du bord de l’Hudson, Isidora contemplaitsilencieusement en souriant ce fiancé si miraculeusement échappé àla mort, et elle le couvait du regard comme un avare sontrésor.

Les deux jeunes gens effleurèrent diverssujets de conversation, puis mistress Mac Barlott ayant prononcé lenom de Baruch, ils en vinrent à parler du misérable toujours détenuau Lunatic-Asylum de Greenaway, dans la banlieue de New York.

Miss Isidora, on le sait, n’était pasentièrement persuadée de la culpabilité de son frère. Ses longuesréflexions l’avaient conduite à penser qu’un profond mystèreplanait sur toute cette affaire et que Baruch n’était peut-être pasaussi coupable qu’il le paraissait. Elle était la seule personnequi s’occupât encore de lui et elle continuait à lui faire servirune petite pension pour qu’il fût bien traité et qu’on ne leconfondît pas avec la tourbe des déments pauvres.

– Il y a bien longtemps que je n’ai étérendre visite à ce malheureux, murmura-t-elle non sans émotion.

– Voulez-vous qu’aujourd’hui même je vousaccompagne jusqu’à Greenaway ? proposa Harry Dorgan quis’évertuait à satisfaire les moindres caprices de la jeunefille.

– Je n’osais vous le demander, mais je neveux pas vous infliger une si pénible entrevue. Nous irons jusqu’àGreenaway, mais vous m’attendrez pendant que j’irai voir ce pauvreêtre.

– Non pas, je viendrai avec vous.

L’ingénieur, en effet, n’était pas fâché de sefaire une opinion personnelle sur les transformations que le temps,la maladie et la captivité avaient pu apporter dans la physionomiematérielle et morale du meurtrier. Un ordre fut donc crié auchauffeur et l’auto stoppa bientôt en face de la solide grille auxlances dorées qui donnait accès à l’intérieur duLunatic-Asylum.

Mistress Mac Barlott, ayant déclaré que la vuedes aliénés lui était toujours désagréable, demanda à demeurer dansl’auto. Harry Dorgan et miss Isidora entrèrent donc seuls, et leconcierge les remit aux soins d’un athlétique personnage, vêtu d’ununiforme jaune à boutons de métal et coiffé d’un casque de cuirbouilli. C’était le surveillant en chef.

Dès l’entrée, la jeune fille avait été frappéede l’état de désordre qui semblait régner dans l’établissement. Lesallées sablées étaient encombrées de mauvaises herbes, les couloirsn’étaient pas balayés, les surveillants se promenaientinsoucieusement, la pipe à la bouche ; enfin, d’un baraquementen bois où étaient enfermés les fous pauvres, s’élevait une chansonpopulaire hurlée en chœur par des centaines de voix exaspérées.Miss Isidora ne put s’empêcher de manifester son étonnement d’unpareil état de choses. Le surveillant en chef eut un sourire qui endisait long.

– C’est que, miss, expliqua-t-il, depuisl’arrestation de Mr. Johnson, l’ancien directeur – un bravehomme, quoi qu’il ait commis certains abus de pouvoir –, tout estchangé ici. Le nouveau directeur, Mr. Palmers, est un ancienjockey. On ne le voit jamais ; il passe tout son temps sur leschamps de courses. Aussi, chacun fait ce qu’il veut, et s’il n’yavait pas quelques surveillants sérieux comme moi, je ne sais pasce que cela deviendrait.

Tout en parlant, il avait ouvert une petiteporte de fer munie d’un judas. Il introduisit les visiteurs dans unenclos dont le maigre gazon était ombragé par quelques arbreschétifs. C’était là, sans nul doute, les magnifiques jardinspropices aux cures de plein air annoncés pompeusement par desprospectus. Une trentaine d’aliénés s’y trouvaient, les unsgesticulant et parlant tout seuls, les autres en proie à un morneabattement.

Miss Isidora s’était rapprochée d’HarryDorgan. Elle se sentait le cœur serré.

– Cher Harry, murmura-t-elle, ces visitesà mon frère si coupable, mais si terriblement puni, me sonttellement pénibles que je suis heureuse que vous soyez près de moipour m’aider à supporter ma douloureuse émotion.

– Ne dois-je pas partager avec vous lemalheur aussi bien que le bonheur ? répondit le jeune homme enpressant tendrement la main de la jeune fille.

– Voici mon frère, dit-elle en montrantdans une allée sablée du triste jardin rectangulaire un homme pâleet vêtu de noir dont l’attitude et la physionomie reflétaient bienplus que la folie une poignante tristesse.

Harry Dorgan ressentait une étrange émotion,mais, à mesure qu’il examinait le dément, une étrange surprises’emparait de lui. Cet homme à la mine chétive et timide était-ilbien l’audacieux Baruch ? Cela lui paraissait impossible.

– Comme il est changé ! ne put-ils’empêcher de dire à miss Isidora qui, doucement, avait pris lesmains du dément et le regardait en souriant.

Le fou paraissait très préoccupé de laprésence de l’ingénieur qui, lui, se sentait envahi par une sorted’angoisse. Leurs regards se rencontrèrent et on eût dit qu’unéclair de lucidité avait passé dans les yeux vagues de Baruch. Ilsemblait faire des efforts inouïs pour se rappeler où il avait vuce visiteur et comment il se nommait.

– Comment te trouves-tu ? demandamiss Isidora avec sollicitude.

À la grande surprise d’Harry Dorgan, Baruchrépondit d’une façon très sensée :

– Je suis très mal, mademoiselle. J’aicru un moment que j’allais guérir, puis j’ai fait une rechute. Jen’ai plus de mémoire…, je ne puis plus me souvenir…

– Ma chère Isidora, dit l’ingénieur, neprolongeons pas trop longtemps notre visite. Ne craignez-vous pasde fatiguer le malade ?

– Non, répondit-elle ; aujourd’huiil semble aller mieux. Il a répondu sensément à ma question. Quisait si le temps et le repos ne rallumeront pas la flamme de laraison, mais comme il est changé !

– C’est ce que je remarquais tout àl’heure.

Il y eut un silence. Baruch s’était emparé del’ombrelle de miss Isidora et, comme les enfants, s’amusaitmachinalement à écrire sur le sable de l’allée. Mais tout à coup,Harry poussa un cri de stupeur :

– Regardez, Isidora, ce qu’il vientd’écrire !

La jeune fille lut avec surprise ces deux motstrès nettement tracés : Joë Dorgan.

– Peut-être me prend-il pour mon frère,murmura l’ingénieur ; mais il me vient une idée. Et tirant desa poche un carnet et un crayon, il les présenta au dément.Celui-ci ne se fit pas prier pour écrire de nouveau les deux motsJoë Dorgan, qu’il souligna d’un paraphe compliqué.

– Par exemple, s’écria l’ingénieur enarrachant le carnet presque des mains du fou, voilà qui eststupéfiant. Regardez donc, Isidora. Il vient de tracer la propresignature de mon frère. C’est à n’y rien comprendre. C’estl’écriture de Joë lui-même et c’est son paraphe.

– Qu’est-ce que cela signifie ?murmura la jeune fille au comble de l’étonnement, rendez-lui doncle carnet et le crayon. Nous allons bien voir.

Baruch n’hésita pas à écrire de nouveau commeon l’en sollicitait, mais on eût dit qu’il ne connaissait riend’autre que la signature Joë Dorgan. Il la reproduisitplusieurs fois et traça des mots sans suite, comme mémoire… mort…,docteur…

– Tu connais donc Joë Dorgan ? luidemanda Isidora.

– Oui… Joë Dorgan, répéta-t-ilstupidement.

– Écris : BaruchJorgell.

Il obéit docilement, mais à la surprisecroissante d’Harry, les mots Baruch Jorgell étaient tracés del’écriture de Joë Dorgan.

– Il y a là un étrange mystère !s’écria l’ingénieur. Il faudra que j’arrive à l’éclaircir. Je n’osealler jusqu’au bout de ma pensée.

– Ne cherchons pas à expliquer ce qui estinexplicable, dit miss Isidora, profondément troublée. J’aitoujours, moi aussi, dit qu’il y avait là un mystère.

– Il est temps de nous retirer. J’aibesoin de beaucoup réfléchir à ce que je viens de voir.

– Oui, partons, vous avez raison.

Ils prirent congé du dément qui, maintenant,était retombé dans un morne abattement. La fugitive étincelle delucidité qui avait brillé un instant s’était éteinte. C’est à peines’il parut s’apercevoir du départ de ses visiteurs.

Obséquieux et flairant sans doute quelquepourboire, le surveillant en chef attendait Harry et Isidora à lapetite porte de fer du jardin. Pendant qu’il les reconduisait parles allées en friche de l’entrée, l’ingénieur ditbrusquement :

– Je suis persuadé que si le malade étaitentre les mains de spécialistes habiles, arraché à la promiscuitédes aliénés, il finirait par guérir et alors nous aurions la clefde l’énigme.

– Je m’occuperai de le faire sortird’ici, balbutia la jeune fille avec agitation, je suis sûre, moiaussi, que mon frère serait guérissable.

– Il n’y a qu’un inconvénient à cela,interrompit le gardien-chef qui avait tout entendu, c’est queMr. Baruch Jorgell, ayant été condamné à mort, ne peut sortird’ici.

– Mais, objecta la jeune fille, onindemniserait le directeur.

– La chose est impossible. Il n’y a pasd’indemnité qui tienne. La loi est la loi. Le directeur estresponsable de son prisonnier et si nous appliquions strictement lerèglement, il devrait être enfermé dans une cellule munie debarreaux de fer. Ce n’est que par faveur qu’on lui permet dedemeurer avec les aliénés paisibles.

Miss Isidora ne répondit pas un mot à cettephrase qui lui rappelait de cruels souvenirs, qui lui montrait que,pour la société, Baruch était toujours un criminel.

Quelques minutes après, elle remontait dansl’auto où mistress Mac Barlott l’attendait avec impatience.

Le retour à New York fut silencieux.L’ingénieur ne pouvait s’empêcher de se demander anxieusement sic’était bien l’assassin Baruch qu’il venait de visiter.

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