Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome II

CHAPITRE IV – Jalouse !

Frédérique venait de terminer sa toilette. Sescheveux d’un blond ardent, presque roux, se massaient sous unélégant chapeau en fibres de Panama, qui donnait à sa physionomieenjouée un air plein de désinvolture, et ses formes agréables sedessinaient dans un léger pyjama à raies vertes et bleues.

Le visage de la jeune fille n’offrait pascette beauté classique qui induit à de sévères méditations. Elleétait plus jolie que belle et plus gracieuse encore que jolie. Sonnez était légèrement retroussé, sa bouche un peu grande, mais sonteint délicatement rosé offrait cette fraîcheur admirable que l’onne rencontre guère que dans certains pays scandinaves. Ses yeuxétaient d’un gris très doux et toute sa physionomie respirait labonté, la tendresse, la joie de vivre ; un aimable embonpointajoutait encore à ses charmes.

On devinait en elle, du premier coup d’œil,une prédisposition à tirer des éléments que nous offre la vie toutle bonheur qu’ils sont susceptibles de procurer ; heureuse,Frédérique devait aimer à faire des heureux autour d’elle.

Un observateur aurait cependant remarqué –léger défaut auprès de tant de perfections – que la lèvresupérieure, un peu forte et retroussée, indiquait une certaineprédisposition à la jalousie, mais quelle femme n’est pas un peujalouse de ceux qu’elle aime ?

La jeune fille se préparait à descendre à lasalle à manger où, déjà, sans doute, ses amis avaient dû laprécéder. Elle achevait de ranger le joli nécessaire de toilettedont elle venait de faire usage, et elle regardait l’azur profondde la mer, étale comme un lac, étincelant sous les rayons dusoleil. Il commençait à faire très chaud et Frédérique ne puts’empêcher de le remarquer.

– C’est singulier, songea-t-elle, je nesais si je me trompe, mais on dirait que plus nous avançons vers lenord, plus la chaleur augmente ! Il faudra que j’en parle àRoger.

À ce moment, on frappa légèrement à la portede la cabine.

– Entrez ! cria la jeune fille.

Frédérique s’attendait à voir son amie Andréeou sa femme de chambre Ketty. Elle éprouva quelque surprise enreconnaissant, dans ce visiteur matinal, l’Irlandais Edward Edmond,un des hommes de confiance du milliardaire Fred Jorgell. Il entraen saluant respectueusement, mais Frédérique remarqua tout de suiteque ses manières paraissaient hésitantes et gênées.

– Mademoiselle, fit-il, excusez-moi devous déranger, mais j’aurais quelques mots à vous dire enparticulier.

– Parlez, monsieur Edmond, ditFrédérique, dont la curiosité était vivement excitée.

– Vous savez, reprit-il, queMr. Fred Jorgell a pour moi une certaine estime et qu’il m’achargé tout spécialement de veiller au bon ordre du bord, à labonne tenue du personnel.

– Je ne vois pas où vous voulez en venir.J’espère que vous n’avez eu à vous plaindre de personne ? Laconduite de tous les gens de service me semble, jusqu’ici,absolument correcte.

– Permettez-moi de vous dire,mademoiselle, que ce n’est pas tout à fait mon opinion. Pour vousparler franchement, la conduite de Mercédès, la femme de chambre deMlle de Maubreuil, est absolumentscandaleuse !

– Elle a des allures un peu vives, il estvrai, mais c’est une bonne fille ! Et je la crois incapable dese mal conduire ; puis, enfin, monsieur Edmond, cela ne meregarde pas ! C’est plutôt à mon amie Andrée que vous devezvous adresser, ce me semble !

– Vous verrez que c’est vous, surtout,que la chose intéresse.

– Comment cela ? s’écria la jeunefille qui commençait à s’impatienter de toutes ces précautionsoratoires. Dites-moi vite quel crime a commis cette pauvreMercédès ?

– Elle lance continuellement des œilladesaux matelots, mais cela ne serait rien. Hier soir, elle avait, à ceque j’ai supposé, donné rendez-vous à l’un de ces hommes. Unediscussion s’est élevée entre eux. Le marin a tiré son couteau et,sans l’intervention de M. Roger Ravenel, qui a mis l’ivrogne àla raison, ce rendez-vous galant aurait peut-être fini de la façonla plus sanglante.

Frédérique se sentit le cœur serré.

– M. Ravenel est intervenu ?répéta-t-elle d’une voix faible.

– Oui, mademoiselle. Il a désarmé lebrutal et il a porté secours à Mercédès qui s’est évanouie dans sesbras. Elle l’avait pris par-dessus le cou et, soit qu’elle ne sûtplus ce qu’elle faisait, ce qui est possible, soit qu’elle voulûtlui prouver à sa façon sa reconnaissance, elle l’embrassait, etM. Ravenel a eu les plus grandes peines du monde à s’endébarrasser.

Le visage de Frédérique était devenu rosed’indignation et de colère, un sanglot lui montait à la gorge, etses yeux gris, si doux habituellement, lançaient des flammes.

– C’est une infamie !s’écria-t-elle. Je suis sûre, moi, que M. Ravenel n’a pasembrassé cette fille…

L’Irlandais demeurait tout interloqué de lafureur de la jeune fille.

– Remarquez, mademoiselle, répliqua-t-il,que je n’ai pas dit que M. Ravenel avait embrassé Mercédès.C’est le contraire qui a eu lieu ! Elle était affolée par lapeur, il n’a pas pu l’en empêcher.

Frédérique fit un héroïque effort pourrefouler les larmes qui lui montaient aux yeux.

– C’est bien, monsieur Edmond,balbutia-t-elle d’une voix saccadée. Je vais voir M. Ravenel.Je suis certaine que dans cette occasion il n’a fait que ce qu’ildevait faire.

– Ne trouvez-vous pas, mademoiselle, ditencore l’Irlandais, qu’une fille de ce genre ne peut demeurer auservice de Mlle de Maubreuil, et qu’il seraitprudent de la reléguer dans les cabines du personnel où je pourraissurveiller plus aisément ses faits et gestes ?

Il ajouta, après un moment desilence :

– Je ne me permettrais pas, mademoiselle,de vous donner un conseil ; pourtant, ne croyez-vous pas qu’ilserait préférable d’éloigner, comme je vous l’ai dit, Mercédès sousun prétexte, et de ne rien dire à M. Ravenel ?

La colère de Frédérique ne demandait qu’unprétexte pour déborder.

– Que voulez-vous insinuer par là ?s’écria-t-elle, le visage pourpre d’indignation. Craignez-vous doncque M. Ravenel ne prenne la défense de cette fille ?

– Mademoiselle…

– Je ne veux plus entendre parler decette affaire !… Et, d’ailleurs, n’est-ce pas vous, monsieurEdmond, qui avez arrêté cette Mercédès et qui vous êtes portégarant de sa moralité ?

L’Irlandais baissa piteusement la tête.

– Je me suis lourdement trompé,bégaya-t-il en battant en retraite, Mercédès possède d’excellentscertificats !

– Retirez-vous, monsieur. Je vous ai ditque je ne voulais plus rien entendre.

La jeune fille, exaspérée, ferma brusquementla porte au nez d’Edward Edmond, qui se retira toutdécontenancé ; pourtant, il était au fond enchanté de sa ruse.Il ne doutait pas qu’après une pareille dénonciation Dorypha ne fûtenvoyée avec les gens de service et ne vînt habiter une de cescabines qui se trouvaient près de la sienne et où il pourraitl’avoir à sa disposition et l’empêcher de lui faire desinfidélités.

Restée seule, libre de s’abandonner à sonchagrin, Frédérique pleura à chaudes larmes.

– Roger ne m’aime pas !…balbutiait-elle entre deux sanglots. Il fait la cour à cettefille !… Ce coquin d’Irlandais ne m’a pas tout dit !…Mais j’en sais assez !… C’est indigne !… Si Roger a faitcela, il mériterait que je rompe avec lui… et je romprai ! MonDieu, que je suis malheureuse !

Après avoir versé un torrent de larmes,Frédérique finit par se calmer un peu mais elle demeuraitmortellement triste ; la révélation de l’Irlandais l’avaitatteinte en plein cœur.

Elle lava ses yeux rougis pour qu’on nes’aperçût pas qu’elle avait pleuré, et descendit enfin à la salle àmanger.

– Comme tu as l’air de mauvaise humeur,lui dit Andrée de Maubreuil. Je te trouve, ce matin, la figuretoute chiffonnée.

– J’ai très mal dormi cette nuit !répliqua Frédérique pour couper court à toute explication.

– On dirait que vous avez pleuré, vousavez les yeux rouges, dit à son tour Roger Ravenel.

– Pourquoi voulez-vous que j’aiepleuré ? lui fut-il répondu d’un ton glacial, auquel il necomprit rien.

Cependant, au milieu de l’animation générale,la préoccupation de Frédérique fut à peine remarquée et le déjeuners’acheva gaiement, comme de coutume. Ensuite les convives seséparèrent et la plupart d’entre eux se rendirent sur le pont poury prendre le frais.

Roger Ravenel se disposait à suivre ses amisAgénor et Paganot, lorsque Frédérique l’arrêta d’un geste.

– Monsieur Roger, lui dit-elle d’un tongrave auquel il n’était pas accoutumé, j’aurais quelques mots àvous dire.

– À vos ordres, mademoiselle, répliqua lenaturaliste en s’effaçant pour laisser passer la jeune fille, quile précéda jusqu’à un petit salon-bibliothèque, en ce momentdésert.

Frédérique essaya d’abord de conserver le toncérémonieux et froid qu’elle avait pris tout d’abord.

– Monsieur Ravenel, commença-t-elle, ilest venu à ma connaissance des faits très graves…

Mais elle ne put soutenir longtemps ce rôle,la vivacité du naturel l’emporta.

– Roger, s’écria-t-elle, déjà prête àpleurer de nouveau, ce que vous avez fait est très mal, vous mebrisez le cœur ! Comment, vous me trompez avec une femme dechambre !

– Je vous assure, Frédérique, protesta lenaturaliste en rougissant.

– Vous l’avez embrassée ; je lesais. Vous la teniez dans vos bras ! Allez donc dire que cen’est pas vrai, si vous l’osez !

Roger Ravenel aimait Frédérique de toute lapuissance de son âme. Devant une pareille accusation, qui pouvaitmettre à néant ses espérances les plus chères, il demeura atterréet comme anéanti ; Frédérique n’était pas moins émue.

– Mais défendez-vous donc !s’écria-t-elle, vous ne protestez même pas !… Alors, c’estdonc vrai ? Roger, vous me percez le cœur !…

Mais ces quelques secondes avaient donné aujeune homme le temps de se ressaisir.

– Frédérique, s’écria-t-il la main tenduedans un geste solennel. Je vous jure que je n’ai rien à mereprocher, rien, vous m’entendez ! Mais il ne doit existerentre nous rien qui ressemble à un mensonge. Vous allez connaîtrel’exacte vérité.

Très loyalement, Roger Ravenel conta dans tousleurs détails les scènes dont le pont de la Revanche avaitété le théâtre, la veille. Pendant ce récit, Frédérique pâlissaitet rougissait tour à tour, mais elle n’interrompit pas une seulefois le narrateur. Quand il se tut, sa physionomie s’étaitcomplètement rassérénée et un sourire de bonheur brillait denouveau dans les yeux de la jeune fille.

– Roger, dit-elle, j’ai eu bien duchagrin. J’étais persuadée que vous étiez l’amant de Mercédès… J’enai pleuré de dépit… Cette fille m’est odieuse ! Que ce soitvolontairement ou non qu’elle vous ait embrassé, je ne veux pas larevoir ! Il faut qu’aujourd’hui même elle quitte sa cabinepour aller avec les gens de service.

– Voulez-vous que je lui donneimmédiatement des ordres à ce sujet ?

– Non, pas du tout. Je ne veux pas quevous lui parliez ! Cette fille vous aime peut-être, quisait ?

– Jalouse !

– On n’est jaloux que de ce que l’onaime !

– Vous m’aimez donc un peu ?

– En doutez-vous, méchant !

Et Frédérique, dans un geste adorable etpudique, tendit son front à Roger qui l’effleura d’un chastebaiser.’

À cet instant, Andrée de Maubreuil entrait encoup de vent dans le petit salon.

– Ah ! dit-elle en riant, je vous yprends, les amoureux !

Frédérique se recula, toute confuse.

– Nous étions en train de nousréconcilier, murmura-t-elle.

– Il ne faut pas que ma présence empêcheque la réconciliation soit complète ! s’écria Andrée enfaisant mine de se retirer.

– Reste, au contraire, ma chère amie,répliqua Frédérique, il faut précisément que je te parle.

– Alors, je vous laisse, mesdemoiselles,fit Roger, qui, au fond, n’était pas fâché d’esquiver une seconderéédition des aventures de Mercédès.

Andrée écouta patiemment les confidencesdétaillées de son amie.

– Tu comprends, lui dit celle-ci enterminant, qu’après ce qui s’est passé Mercédès ne peut plusdemeurer à ton service.

– Tu as raison, répondit Andrée. Je vaisà l’instant même lui signifier son congé. Et pourtant, c’estdommage, car elle m’était très dévouée. Veux-tu venir avecmoi ?

– Non, car je ne serais pas capable de mecontenir ! Je lui dirais des injures, à cette fille qui s’estpermis d’embrasser mon Roger !

– Eh bien, soit, reste ici ! Je vaisseule me charger de cette corvée.

Andrée de Maubreuil retourna dans sa cabine etsonna la soubrette, qui accourut aussitôt.

Très calme,Mlle de Maubreuil lui expliqua que, tout enétant, pour son compte personnel, très satisfaite de son zèle, ellese trouvait forcée, à cause de la scène de la veille, de se priverde ses services.

En entendant cet arrêt la danseusepâlit ! Elle était à la fois humiliée et désolée, car elleétait très sincèrement attachée àMlle de Maubreuil, qui, la commandant sansrudesse, lui faisant de temps en temps de petits présents, avait sugagner son amitié.

– Moi qui avais tant d’affection pourMademoiselle, murmura Dorypha. Vrai, j’ai le cœur gros de quitterMademoiselle de cette façon-là ! Mais croyez-vous que, si jefaisais mes excuses à M. Roger, on ne me permettrait pas derester près de vous ?

– Impossible, ma pauvre Mercédès !Mr. Edward Edmond lui-même a exigé que vous alliez désormaishabiter dans la partie du yacht réservée au personnel.

Au nom d’Edward Edmond, la gitane avait bondi.Ses sombres yeux noirs lançaient des éclairs.

– Comment, c’est lui !s’écria-t-elle d’une voix rauque, le poing sur la hanche, dans unepose qui eût rappelé ses attitudes favorites sur les planches desmusic-halls. Le misérable !… Eh bien, puisqu’il en est ainsi,je vais vous apprendre une chose… Edward Edmond est mon amant… etcela, depuis longtemps… Et c’est pour ne pas se séparer de moiqu’il m’a fait entrer à votre service !

Elle ajouta, en cambrant son torse dans unmouvement plein de fierté :

– Est-ce que j’ai l’air d’une femme dechambre, moi ! Je suis une danseuse, une gitane, une fille dejoie, tout ce que l’on voudra, mais je ne suis pas uneservante !…

Sa voix prenait des intonations crapuleuses etstridentes que Mlle de Maubreuil ne luiconnaissait pas ; la jeune fille était stupéfaite de cettesoudaine transformation.

– Oui, continua la gitane de plus en plusirritée, si Edward Edmond veut que je revienne près du personnel,c’est pour m’avoir près de sa cabine et pour se glisser le soirdans mon lit, quand tout le monde dormira !

– Taisez-vous ! s’écria Andrée deMaubreuil, toute rougissante de cette crudité d’expression.

Mais il eût été aussi impossible de fairetaire la Dorypha que d’arrêter dans son cours un torrent déchaîné.Elle parlait avec une volubilité increvable, accablant l’Irlandaisd’injures en toutes les langues collectionnées par elle dans tousles bouges de l’univers.

Andrée était abasourdie de ce déluge de motsargotiques, dont le sens, heureusement, lui échappait en grandepartie. La danseuse était comme secouée des pieds à la tête d’uneépouvantable fureur. Elle s’arrêtait quelques secondes pourreprendre haleine, puis elle se lançait de nouveau dans unekyrielle d’invectives.

À la fin, pourtant, Andrée réussit à la fairetaire en l’assurant qu’elle garderait toujours un bon souvenird’elle. Elle lui remit la somme convenue pour ses gages et, en mêmetemps, elle lui fit cadeau d’une petite montre de femme en argentdont la gitane avait depuis longtemps grande envie.

Cette munificence toucha profondément ladanseuse.

– Je ne suis pas digne de vos bontés,mademoiselle, murmura-t-elle humblement. Je vous ai trompée, maisvous avez été très bonne pour moi et je ne l’oublieraijamais ! Avant de vous quitter, je vais vous donner un conseilet vous révéler un secret. Méfiez-vous d’Edward Edmond et desautres. Il y a, sur le yacht, des gens de la Main Rouge qui vousveulent beaucoup de mal. Soyez sur vos gardes, c’est tout ce que jepuis vous dire !…

Avant qu’Andrée de Maubreuil, atterrée, aitsongé à lui poser de nouvelles questions, Dorypha pirouetta sur sestalons et sortit de la cabine.

Andrée demeura quelques minutes plongée dansle silence de la consternation ; elle était persuadée que ladanseuse n’avait pas menti et maintenant, une foule de petitsfaits, auxquels elle n’avait pas d’abord fait attention, luiapparaissaient sous leur véritable jour.

– Il faut, murmura-t-elle, toutepalpitante d’angoisse, que j’aille prévenir de tout celaM. Ravenel, M. Paganot et M. Agénor.

Sans perdre un instant, elle se dirigea versle salon de lecture où se tenaient les trois Français.

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