Les Amours de Village

Chapitre 2

 

Radoux était pâle ; il prit une chaise et s’assit en facede son fils. Sa femme était sortie avec les autres enfants, ce quine contribuait pas à rassurer Étienne. De grosses larmes roulaientde ses yeux.

– Mon père, s’écria-t-il, j’ai été méchant aujourd’hui,mais je ne le serai plus, je vous le promets ! Ne me battezpas !

Ces derniers mots de l’enfant firent tressaillir le père, et ildevint plus pâle encore.

– T’ai-je donc jamais frappé ? dit-il d’une voixétrange. M’as-tu vu une seule fois lever la main sur toi ou sur tesfrères ?

– Oh ! non, mon père, jamais !

– Dieu n’a pas donné à l’homme la force pour qu’il s’enserve brutalement, reprit Radoux. Tu viens de commettre unemauvaise action, Étienne ; oui, tu as été méchant ; maisavant de te faire des reproches, je veux savoir si tu as du cœur.Fais bien attention à ce que je vais te dire.

« Un jour, il y a de cela un peu plus de dix ans, jeconduisais ta mère à la fête d’un village voisin. Elle était à monbras, un jeune homme osa l’insulter. J’ai su plus tard qu’ilcroyait s’adresser à une autre personne. Son erreur nous futfatale. Il n’avait pas fini de parler que déjà emporté par lacolère, je l’avais frappé violemment. Il tomba à mes pieds commeune masse.

» Le lendemain, le malheureux était à l’agonie et moi… enprison !

» Comprends-tu, Étienne ? Pour venger ta mèreoutragée, j’avais tué un de mes semblables ! Je fus emmené parles gendarmes, j’avais mérité mon sort.

» On était à la veille de l’hiver, et l’année avait étémauvaise. Ta mère restait seule, désespérée, sans bois, sans pain,sans argent et incapable de travailler. Tu allais venir aumonde…

» Dieu seul a connu ma douleur et a vu toutes les larmesque j’ai versées dans mon cachot. Il m’a entendu maudire la forcequ’il m’a donnée, et c’est à genoux, les mains jointes, que j’aijuré alors de ne plus me servir de cette force funeste autrementque pour le travail. En quelques jours, j’ai souffert toutes lestortures de l’âme et du cœur.

» – Ma pauvre Marie, me disais-je, que va-t-elledevenir ?

» Cette seule pensée me rendait comme fou. Je poussais descris épouvantables et je me démenais si fort, entre les quatre mursde ma cellule, qu’on crut devoir me lier avec des cordes pourm’empêcher d’attenter à ma vie.

» J’avais bien raison de me désoler en pensant à ta pauvremère. L’hiver arriva, et un matin, toutes ses ressources épuisées,elle resta dans son lit ; elle se sentait trop faible pour selever. Alors elle dit :

» – Ce soir ou demain je serai morte !

» Ce même jour, une jeune femme, ou plutôt un ange, entradans notre pauvre demeure. Je dis un ange, car, arrivant à ladernière heure, elle était bien l’envoyée du bon dieu. Elle vit lamourante pâle, maigre, glacée et comprit tout.

» Une heure après, un grand feu pétillait dans la cheminée,et deux valets de ferme apportaient d’énormes paniers pleins deprovisions. La mort, qui déjà frappait à la porte, s’en alla. Tamère était sauvée ! »

Étienne écoutait le récit de son père avec une émotioncroissante.

– L’excellente femme dont je viens de te parler, poursuivitRadoux, allait bientôt devenir mère, elle aussi. Or, pour un petitenfant qui va naître, on prépare des langes, de petits bonnets, depetites chemises… tout est petit pour un bébé mignon. Ici, ta mèren’avait pu faire aucun apprêt pour te recevoir ; mais à laferme, sans rien lui dire, on confectionnait deux layettes, commesi on eut attendu deux jumeaux.

» Le jour de ta naissance, ta mère pleura de surprise et dereconnaissance en te voyant couché sur de beaux langes fins, douxet blancs, marqués à son nom. Mais elle avait tant souffert depuistrois mois, ta pauvre mère, que, lorsqu’elle voulut te donner lesein, elle s’aperçut avec terreur qu’elle n’avait pas de lait. Etla sage-femme, qui te trouvait malingre et chétif, comprit que tune pourrais pas vivre. Elle eut bien soin de ne pas parler de sescraintes à ta mère, cela aurait pu la tuer du coup, mais elle ledit tout bas à quelques voisines.

» Il y en a qui répondirent :

» – Ma foi ! ce serait un bonheur pour la mère.

» Comme si les plus pauvres et les plus malheureuxn’avaient pas le droit de conserver l’enfant que Dieu leur adonné !

» La fermière ne pensa pas ainsi, elle. Son fils était nédepuis quinze jours ; pendant qu’il dormait dans son berceau,elle accourut ici, elle te prit dans ses bras, te couvrit debaisers, et, pendant que ta mère pleurait, elle te présenta sonsein, que tu saisis avidement. Alors elle dit :

» – Marie, si vous le voulez, votre enfant partagera avecle mien. Je viendrai ici dans la journée autant de fois qu’il lefaudra, le soir je l’emporterai à la ferme et nos deux enfantsdormiront près de moi, dans le même berceau.

» La chose se fit ainsi, et pendant trois mois la bonnefermière t’a nourri de son lait, et si bien, que tu grandissais etdevenais fort à vue d’œil. Après ce temps, ta mère, qui avaitrecouvré sa santé, t’éleva au biberon ; presque tout de suite,d’ailleurs, tu te mis à manger de la soupe comme un petithomme.

» Quant à moi, après trois mois de prison préventive, onm’avait fait passer en cour d’assises ; à l’unanimité des voixdu jury j’avais été acquitté et j’étais revenu près de ta mère. Lescertificats et les bons témoignages ne m’avaient pas faitdéfaut ; tous les villages du canton, où j’étais bien connu,s’unirent pour me sauver. D’abord j’avais eu grand’peur de la courd’assises, mais on me dit :

» – En police correctionnelle, vous seriez condamné à laprison ; mais le jury vous acquittera.

» C’était la vérité.

» Maintenant, Étienne, tu as déjà deviné, sans doute, quec’est madame Pérard qui a été autrefois si bonne pour ta mère etpour nous tous, et que c’est à côté de son fils que tu as dormitoutes les nuits pendant trois mois. »

L’enfant, qui s’était contenu jusque-là pour ne pas interrompreson père, éclata tout à coup en sanglots.

– Papa, dit-il, je ne savais pas toutes ces choses, et jeme repens bien de ce que j’ai fait.

– Comment t’y prendras-tu pour le faire oublier par madamePérard ? demanda le père.

– Je ne le sais pas encore ; mais, à partird’aujourd’hui, Jacques sera mon meilleur camarade. Souvent lesgrands et les plus forts que lui le battent : je prendrai sadéfense, et comme ils savent tous que je n’ai pas peur, ilsn’oseront plus l’attaquer.

– C’est déjà bien, fit Radoux ; mais ne sens-tu pasqu’il y a immédiatement quelque chose à dire ou à faire ?

Étienne regarda son père en ouvrant de grands yeux. Puis,soudain, il se leva et dit en pleurant :

– Je vais demander pardon à madame Pérard.

– À la bonne heure ! reprit Radoux ; voilà ce quej’attendais.

Et tout bas, en se parlant à lui-même :

– La leçon a été bonne, Étienne a du cœur.

Quand l’enfant arriva à la ferme, il trouva madame Pérard aidantJacques à changer de vêtements.

– Madame Pérard, lui dit-il, c’est moi qui ai fait tomberJacques dans la mare : je viens vous demander pardon à tousles deux. Quand j’étais tout petit, continua-t-il en se mettant àgenoux, vous m’avez habillé, nourri et peut-être empêché de mourir…Mon père vient de me dire cela. Pendant trois mois, j’ai dormi avecJacques dans le même berceau ; maintenant que je le sais, jene l’oublierai jamais… Pardonnez-moi, madame Pérard, pardonne-moiaussi, jacques, je t’aime et t’aimerai toujours comme un frère.

– Ah ! Étienne ! s’écria madame Pérard avecattendrissement, tu ne sais pas combien tu me rends heureuse. Toutà l’heure j’ai pleuré quand j’ai su que c’était toi qui avaismaltraité mon fils, toi, Étienne, dont j’ai tenu la petite tête surma poitrine, à côté de celle de Jacques !

Elle le prit par la main, l’aida à se relever et l’attira dansses bras.

– Viens aussi, Jacques, reprit-elle, que je vous tienneencore une fois tous les deux près de mon cœur !

Les deux enfants s’embrassèrent ; puis, pendant que Jacquesmettait un baiser sur une joue de sa mère, sur l’autre Étienneappuyait ses lèvres.

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