Les Amours de Village

Chapitre 2

 

Ils grandirent.

Justin ne mena plus au pré les vaches et les bœufs de sonpère.

Justine cessa de garder les oies. Ses parents lui firentapprendre l’état de couturière.

Les jeunes gens ne se voyaient plus aussi facilementqu’autrefois, mais ils pensaient toujours l’un à l’autre.

Il y a dans le passé de chaque être humain des souvenirs querien ne peut effacer.

Quand ils se rencontraient et que Justin lui adressait laparole, Justine devenait rouge comme une cerise de Montmorency.Elle avait appris à rougir en même temps qu’à tirer l’aiguille.

Le dimanche, Justin venait la prendre pour la conduire aubal ; elle se faisait belle à son intention. Il la trouvaitcharmante et il le lui disait. Le cœur de Justine bondissait deplaisir.

Aucune autre n’était plus gracieuse et plus légère dans lesquadrilles. Tous les jeunes garçons l’admiraient et l’invitaient àdanser. Elle ne dédaignait personne ; mais elle savait trouverle moyen de danser avec Justin plus souvent qu’avec les autres.

Un jour, Justine eut dix-huit ans.

C’était une belle fille blonde comme un épi, avec une taille desylphide ; ses yeux, bleus comme l’eau d’un lac, avaient leregard d’une Andalouse. Sa bouche était une rose entr’ouverte. Sesdents transparentes et blanches comme neige ressemblaient à desperles fines enchâssées dans du corail. Elle avait le pied mignonet une petite main de princesse.

On parlait de sa beauté à dix lieues à la ronde, et ceux quil’avaient vue n’hésitaient pas à la citer comme une merveille.

Grand était le nombre de ses admirateurs. Les moins timides lademandèrent en mariage. Elle les refusa. Du reste, elle ne permit àaucun de lui faire la cour.

Néanmoins, le découragement des uns encourageait les autres, et,loin de diminuer, le nombre des prétendants augmentait.

Justine se souvenait du temps où elle gardait les oies.

Elle pensait à Justin.

Un matin que Justin se rendait à un village voisin où elle étaitappelée pour confectionner une robe de mariée, Justin la rejoignitsur la route. Il avait une figure de don Quichotte, et, contrel’ordinaire, il était embarrassé et baissait les yeux.

– Qu’as-tu donc ? lui demanda-t-elle.

Il poussa un soupir.

– Ma chère Justine, répondit-il, je vais me marier, monpère le veut…

Elle devint très pâle.

Il reprit :

– Mais c’est toi que j’aurais préférée, toi, tu lesais.

– Et tu prends une autre femme ! s’écria-t-elle.

– Il le faut bien puisque mon père le veut. Il ne te trouvepas assez riche.

– Ah ! je suis très pauvre, en effet… Qui est celleque tu épouses ?

– Ma cousine Hortense, la fille unique du frère de monpère, le propriétaire de la ferme des Charmes.

– Reçois mes félicitations, Justin, tu fais là un beaumariage.

Sur ces mots elle s’éloigna rapidement.

Quand elle fut un peu loin, elle se retourna. Justin était restéà la même place ; il n’avait pas osé la suivre.

Alors elle se prit à sangloter et continua son chemin enpleurant à chaudes larmes.

Justin était marié. Il avait quitté le pays pour aller demeureraux Charmes, on son beau père le mit à la tête de l’exploitation dela ferme.

Justine avait perdu sa gaieté et ses fraîches couleurs. Toutcela s’en était allé avec les riantes et belles illusions de sajeunesse. Maintenant, chacun de ses souvenirs d’enfance contenaitune douleur.

Elle disait adieu à l’amitié, à l’avenir, à toutes les joiesrêvées. Plus de plaisirs, plus de chansons aux lèvres !…

Après s’être épanouie en pleine lumière, elle descendait dans lanuit. Elle passait à pleurer les heures que ses compagnesemployaient à s’amuser.

Il y a des larmes qui devraient être recueillies dans des urnesd’or.

Au bout de deux ans elle n’avait pas encore oublié ; lablessure faite à son cœur était toujours saignante. Mais sa fierté,aidant, elle paraissait consolée.

Un jeune homme du pays, déjà repoussé une fois, hasarda unenouvelle demande en mariage. Celle-ci fut accueillie.

De tous ceux qui aspiraient à la main de Justine, ce jeune hommeétait peut-être le moins digne. N’importe, elle se maria.

Seulement, elle ne sut jamais bien pourquoi. Peu de temps aprèselle revit Justin.

Il portait un crêpe à son chapeau. Il venait de perdre safemme.

– Ah ! Justine, lui dit-il, pourquoi t’es-tu tantpressée ?… Si tu n’étais pas mariée, nous pourrions êtreheureux maintenant, car je suis libre, riche, et je t’aimetoujours…

Elle ne voulut pas se souvenir qu’il l’avait sacrifiée.

– C’est vrai, répondit-elle tristement.

– Ainsi, tu ne m’as pas oublié ?

– Non.

– Oh ! je déteste ton mari ! un ivrogne, unbrutal, un mange-tout !… Sûrement il ne te rend pasheureuse.

Justine soupira.

– J’ai même entendu dire qu’il te battait. Justine baissales yeux.

– Le misérable ! s’écria Justin d’une voix sourde.

– Il est mon mari, répliqua-t-elle, et si je suis sa femme,c’est que je l’ai voulu.

– C’est vrai. Mais, dis-moi, Justine, si tu devenais veuve,te remarierais-tu avec moi ?

– Oui.

– Tu me le promets ! C’est bien, j’attendrai que tusois veuve.

– Mon mari n’a guère envie de mourir, dit-elle ensouriant ; tu auras longtemps à attendre.

– J’attendrai quarante ans s’il le faut !s’écria-t-il.

Et ils se séparèrent.

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