Les Amours de Village

Chapitre 2

 

Le soir, après le souper, lorsque les domestiques se furentretirés, M. Blanchard appela Lucile et la fit asseoir entrelui et sa femme, qui faisait tourner son rouet au clair delune.

– Ma fille, lui dit-il, tu as causé tantôt avec GeorgesVilleminot ; tu as dû lui dire des choses bien dures, car ilétait triste en te quittant.

– Je lui ai dit simplement que je ne voulais pas memarier.

– Afin de le contrarier, dit le père en souriant.

– J’ai dit la vérité, mon père, je ne veux pas memarier.

– Georges est pourtant un parti très convenable pour toi,Lucile ; il possède une assez belle fortune et c’est unexcellent garçon qui te rendrait heureuse. Il est courageux,travailleur et rangé ; il n’y a qu’une voix pour lui dans lepays ; il a l’estime de tous, et depuis longtemps je désirel’appeler mon fils.

– Je reconnais comme vous les qualités de M. Georges,mon père, mais je ne veux pas de lui pour mon mari.

– Ah ! fit le fermier, c’est différent.

La jeune fille laissa échapper un soupir de soulagement.

– Ma chère enfant, reprit M. Blanchard, je ne veux paste marier malgré toi. J’avais choisi Georges Villeminot parmi lesjeunes gens qui te recherchent en mariage, pensant qu’il pouvaitmieux qu’un autre faire ton bonheur. Mais il ne te convient pas,n’en parlons plus. Tu es assez riche pour prendre un mari selon toncœur. Maintenant, dis-moi le nom du jeune homme que tu asdistingué, afin que je congédie les autres.

– Vous pouvez les renvoyer tous, mon père.

– Tous !…

– Oui, car aucun ne me plaît, reprit Lucile faisant unepetite moue dédaigneuse.

– Tu es difficile, ma fille ; il me semblepourtant…

– Écoutez-moi, mon père, je n’épouserai jamais unpaysan.

Le fermier regarda sa fille avec surprise, et madame Blanchardlaissa tomber sa quenouille.

– Il paraît que ta fille a rêvé qu’elle serait duchesse oupour le moins baronne, dit M. Blanchard en s’adressant à safemme.

Lucile baissa les yeux.

Le fermier se leva et fit deux ou trois fois le tour de la salleen marchant à grands pas. Enfin, il s’arrêta devant sa femme ;sa figure avait pris une expression sévère.

– Voilà le résultat de l’éducation que vous lui avezdonnée, dit-il avec dureté. Vous avez voulu que votre fille fût unedemoiselle, et vous y avez réussi ; vous pouvez vousapplaudir.

Au lieu de l’élever près de vous et d’en faire une bonneménagère comme Rosalie, vous l’avez envoyée à la ville, où elle aappris tout ce qu’elle n’avait pas besoin de savoir, et j’ai eu lafaiblesse de ne point vous contrarier.

Qu’a-t-elle trouvé dans ses livres ? Vous le voyez :de la coquetterie, des airs de grande dame, de fausses idées…Aujourd’hui, elle a honte de prendre pour mari un brave garçonayant les mains durcies par le travail et portant la blouse. Quisait ? un jour, peut-être, elle rougira de vous et de moi, quisuis son père ?

Madame Blanchard ne répondit rien ; elle regarda sa filleavec tendresse, comme pour lui dire que son amour de mère étaitau-dessus des reproches qu’on lui adressait.

Lucile pleurait. Pourquoi ? Était-elle touchée des parolesde son père ? On peut supposer le contraire.

Le lendemain, M. Blanchard alla trouver GeorgesVilleminot.

– Mon cher ami, lui dit-il, nous ne pouvons donner suite ànos projets ; ma fille m’a déclaré qu’elle ne voulait pas semarier, et je dois renoncer, pour l’instant, à la satisfaction dete nommer mon gendre. Pourtant, je crois qu’il ne faut pasdésespérer tout à fait. Lucile peut changer de manière de voir…

– Vos paroles ne me surprennent pas, monsieur Blanchard,répondit Georges ; je les connaissais d’avance. Seulement, cen’est pas pour le mariage que mademoiselle Lucile a del’antipathie, c’est pour le paysan : je l’ai bien compris.

– Georges, ne crois pas cela ! s’écria le fermier.

– Il faut bien que je le croie, puisque c’est la vérité,reprit le jeune homme avec tristesse ; mais je ne puis lui envouloir ; seul, je mérite des reproches ; j’aurais dûvoir plus tôt la distance qu’il y a entre mademoiselle Lucile etmoi.

– Que veux-tu dire ? Quelle distance ?

– Celle qui existe entre l’ignorance et l’instruction,entre ce qui est vulgaire et ce qui est distingué, entre le paysangrossier et la demoiselle bien élevée.

– Est-ce que je ne suis pas un paysan comme toi,moi ?

– C’est vrai, mais votre fille n’est pas une paysanne.

Le fermier baissa la tête. Il sentait la justesse des paroles deGeorges qui, sans le vouloir, avait touché la plaie de soncœur.

– Georges, reprit-il après un moment de silence, tucontinueras à venir à la maison comme par le passé ?

– Je ne puis vous faire cette promesse, monsieurBlanchard.

– Quoi ! tu ne viendras plus ?

– Pour ne point causer de déplaisir à mademoiselle Lucile,d’abord, et un peu aussi dans l’intérêt de ma tranquillité.

– Tu as raison, mon ami, dit le fermier en serrant la maindu jeune homme. Ah ! tu es brave cœur… Ma fille ne te connaîtpas, Georges ; un jour elle te regrettera.

Depuis quelque temps déjà, on parlait dans le pays du mariage deGeorges Villeminot avec Lucile Blanchard comme d’un fait accompli.Les jeunes gens se convenaient sous plus d’un rapport, et, à partquelques envieux, – il y en a partout – le choix deM. Blanchard était généralement approuvé.

Plusieurs jeunes gens, qui avaient été les rivaux de Georges,s’étaient retirés l’un après l’autre.

On ne tarda pas à savoir que, tout à coup, le jeune paysan avaitcessé d’aller chez M. Blanchard. Que s’était-il passé ?Évidemment le mariage était rompu. Pourquoi ? Tout le mondevoulait le savoir et cherchait à deviner. On fit toutes sortes desuppositions. Mais comme ce secret n’était pas difficile àdécouvrir, tout le village connut bientôt le motif de la retraitede Georges.

Au village, des faits semblables sont des événements.

Toutes les sympathies furent pour Georges.

– Ce pauvre Georges, disait-on, qui l’aurait pensé ?Il ne méritait certainement pas un pareil affront.

Les jeunes filles tenaient des propos sur Lucile où il y avaitplus de jalousie que de véritable intérêt pour le jeune homme.Mademoiselle Blanchard était généralement blâmée.

Georges n’ignorait rien de ce qui se disait ; du reste, onne se cachait pas de lui pour parler, et il eut plus d’une foisl’occasion de prendre chaleureusement la défense de la jeune fille.Cause innocente des attaques dirigées contre elle, il se croyaitobligé de l’excuser.

Il y a dans chaque village un endroit qu’on pourrait appeler lesarènes du bavardage : c’est le lavoir public, où les femmes serencontrent journellement.

Là, toutes les actions sont commentées, interprétées plus oumoins faussement, discutées et jugées. Grâce aux commérages, lesplus petites choses ont bientôt pris des proportions effrayantes.La médisance va bon train, et lorsqu’elle ne suffit plus, lacalomnie tourbillonne autour d’elle.

Un matin, trois femmes se trouvaient au lavoir ; Georges etLucile défrayaient leur conversation.

– Quant à moi, cette petite Lucile ne me revient pas dutout, dit une grosse paysanne en frappant à coups redoublés sur lelinge étalé devant elle.

– Au lieu de se laver les mains avec du savon parfumé, elleferait mieux d’aider sa mère dans les soins du ménage, reprit uneautre. N’est-ce pas une honte de passer ainsi sa vie à ne rienfaire ?

– Laissez donc, elle joue des contredanses toute la journéesur son piano, un grand coffre qui a coûté au père Blanchard lavaleur de quatre arpents de bonne terre.

– Ce n’est pas sa musique qui lui mettra du pain sous ladent… le bonhomme Blanchard ne vivra pas toujours.

– Elle aurait bien fait d’épouser Georges.

– Ah bien oui ! allez lui dire ça ! Georgestravaille aux champs et il ne se parfume ni les mains, ni lescheveux.

– Malgré ses écus, vous verrez qu’elle ne trouvera pas unmari.

– Mademoiselle est difficile. Elle ne vaut pourtant pasmieux que les autres filles de Minières.

– Oh ! ce n’est pas ce qu’elle pense. Parce qu’elle aété élevée à la ville, elle se croit quelque chose.

– Elle fait la fière, la dédaigneuse…

– Soyez tranquille, elle en rabattra un jour.

– Jamais elle ne parle à personne.

– Une demoiselle qui cause si bien… on ne saurait pas luirépondre.

– Si j’étais à la place de son père, je sais bien ce que jeferais.

– Quoi donc ?

– Hé, je la forcerais à travailler. Sa cousine travaillebien, elle.

– Brave père Blanchard ! lui qui travaille tant, avoirpour fille une paresseuse… Oh ! je le plains de tout moncœur !

– Allons donc, c’est sa faute. Il ne devait pas la mettreen pension jusqu’à dix-huit ans. Ma fille, à moi, n’a été à l’écoleque jusqu’à douze ans. Puis, tout de suite après, au travail.

– C’est la fermière qui l’a voulu.

– Ils s’en repentiront.

– En attendant, la belle demoiselle a renvoyé tous sesprétendants.

– Puisqu’elle n’aime pas les paysans !

– Oui-dà ! Et que lui faut-il donc, à cette marquisede Carabas ?

– Elle attend sans doute un préfet.

– Qui sait ? peut-être un ministre.

– Elle attendra longtemps.

– Elle mourra vieille fille.

– À moins qu’elle ne trouve quelque vieux notaireruiné.

– Qui vivra verra.

– Et rira bien qui rira le dernier.

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