Les Amours de Village

Chapitre 1

 

Ils étaient assis sur le bord d’un ruisseau, à l’ombre d’unvieux saule ; leurs yeux semblaient suivre attentivement l’eauqui coulait à leurs pieds ; mais ils regardaient, sans lesvoir, les mouvements des joncs flexibles qui couvraient de rides lasurface du courant ; ils n’entendaient point le murmure duflot qui s’en allait caressant les fleurs sur son passage. Devanteux s’élevait un coteau paré de vignes, riant sous sa triplecouronne d’arbres à fruits. Plus bas, sur la rive droite duruisseau, à travers une plantation de peupliers, on apercevait leclocher d’un village. De temps à autre, quelques bruits confus, lechant d’un coq ou le jappement d’un chien de garde arrivait jusqu’àeux sans qu’ils parussent l’entendre.

Tous deux étaient jeunes ; la même année les avait vusnaître à quelques mois de distance.

Tous deux étaient beaux. Le premier avait la figure fière,peut-être un peu rude, de nos ancêtres les Gaulois ; ses yeuxnoirs, ses traits hardis et son teint bruni par le soleil donnaientà sa physionomie une expression de noblesse héroïque.

Les traits du second étaient réguliers et délicats ;l’ensemble de son visage offrait le curieux contraste de la douleuret de la résignation, ses cheveux blonds s’alliaient délicieusementà son teint rose et frais.

Le plus âgé se nommait François et l’autre Prosper.

François était le fils unique du père Bertrand, un des plusriches fermiers du canton. Prosper Alain était orphelin ; sononcle Bertrand l’avait adopté au berceau et en avait fait le frèrede son fils.

Les deux cousins, élevés ensemble sous les yeux du fermier,s’habituèrent à se donner le nom de frère, et ils vécurent commes’ils l’étaient, en effet ; la différence de leur nature et deleur caractère augmenta encore leur amitié.

Jusqu’à l’époque où commence ce récit, ils n’avaient jamais eude secrets l’un pour l’autre ; ils avaient constamment mis encommun leurs joies et leurs chagrins ; travaillant ensemble,dormant dans le même lit, partageant les mêmes jeux, ils nes’étaient jamais quittés un seul instant. Et maintenant, assis l’unprès de l’autre sous le vieux saule, la même pensée les occupeencore sans qu’ils s’en doutent.

C’était un dimanche. Une troupe de jeunes filles en habits defête venait de sortir du village et s’avançait dans la prairie enformant des rondes et des danses. Plusieurs jeunes gens suivaientles jeunes filles, désirant se mêler à leurs jeux ; celles-cin’avaient pas l’air de s’en apercevoir.

Leurs cris joyeux arrivèrent aux oreilles des deux cousins, etcomme s’ils eussent ressenti une commotion électrique, ilstressaillirent et se levèrent brusquement. Les jeunes fillesétaient tout près d’eux, mais ils n’en virent qu’une seule, la plusbelle d’entre elles, Clarisse, la fille du fermier Richard.

– Bonjour, monsieur François ; bonjour, monsieurProsper, crièrent ensemble les jeunes filles.

– Si vous voulez nous le permettre, dit François ens’avançant vers elles, nous partagerons vos jeux.

– Avec plaisir, répondit Clarisse. Venez.

Et elle tendit ses mains aux deux cousins.

– Et nous ? dirent les autres gens ens’approchant.

– Et vous aussi.

Alors, jeunes filles et jeunes garçons dansèrent en chantant cesjoyeux refrains champêtres devenus si vieux, mais que rajeunissentles voix harmonieuse des jeunes filles.

Depuis longtemps le soleil était descendu derrière lesmonts ; la nuit approchait ; la campagne devenaitsilencieuse ; on n’entendait plus que le grillon caché dansl’herbe, et dans le lointain, le chant d’un gai villageois. Lessaules au bord du ruisseau ressemblaient à une rangée de fantômes.Les jeunes gens, conduisant chacun une jeune fille, revinrent auvillage. François donnait le bras à la belle Clarisse. Tout à coupil s’arrêta.

– Prosper ! où est donc Prosper ? s’écria-t-il enne le voyant pas. Et son regard cherchait autour de lui.

Prosper n’était plus là.

Il rentra au village très agité et hésita longtemps avant deretourner chez son père sans avoir retrouvé son cousin :c’était la première fois qu’ils sortaient sans rentrerensemble.

Bertrand, entouré de ses domestiques, attendait avec impatiencele retour de ses enfants. Les couverts étaient mis pour le repas dusoir, et l’heure à laquelle on avait l’habitude de se mettre àtable était passée.

– Enfin, les voici, dit le père Bertrand en se levant aubruit que fit la lourde porte d’entrée qui s’ouvrait.

François rentra seul.

– Où as-tu laissé Prosper ? demanda Bertrand à sonfils.

– Prosper ! n’est-il donc pas rentré ?

– Nous ne l’avons pas vu.

– Oh ! mon Dieu ! que peut-il lui êtrearrivé ?

– Comment n’est-il pas avec toi ?

– Nous revenions à Auberive, lorsqu’il m’a quitté à lahauteur du pré des Noues. Je pensais qu’il avait pris l’avance pourvenir vous tranquilliser sur notre retard.

– Non. Il faut que quelqu’un l’ait retenu.

– Permettez-moi, mon père, d’aller le chercher.

– C’est inutile. Il connaît l’heure du souper, tant pispour lui : nous ne l’attendrons pas. À table !… cria lefermier en prenant une cuiller d’étain, avec laquelle il frappa uncoup sec sur son gobelet d’argent.

François s’était mis à table comme les autres ; mais soncœur se serra en pensant à son cousin.

– Eh bien ! François, tu ne manges pas ? lui ditson père.

– Je n’ai pas faim.

– Ah ! fit Bertrand étonné, ce n’est pourtant pas tonhabitude.

– Je suis fatigué et je vais attendre Prosper dans notrechambre.

– Comme tu voudras, mon garçon. Va, tu déjeuneras mieuxdemain matin.

François prit une lumière et monta dans sa chambre.

Il s’assit sur le bord du lit, et son imagination, frappée deterreur, lui représenta Prosper, seul dans la campagne, maladepeut-être, peut-être blessé, l’appelant à grands cris et seplaignant de ce qu’il ne venait pas à son secours. Puis, passant àune autre idée :

– Il a été triste toute la soirée, se disait-il ; luiaurais-je causé quelque chagrin sans le vouloir ? Il a le cœursi sensible… Oui, c’est certain, je lui ai fait de la peine. Deuxgrosses larmes roulaient dans ses yeux. Prosper, mon ami, monfrère, reprenait-il tout haut, tu me pardonneras.

Tout à coup sa figure s’éclaircit ; il lui sembla que degracieux visages de jeunes filles s’animaient sous ses yeux, desvoix douces chantaient à son oreille des rondes joyeuses. Clarisselui souriait. Sa main pressait la petite main fine et blanche de lajeune fille ; il se rappela un baiser qu’elle lui avait donnésur le front pour racheter un gage ; alors il éprouva unplaisir indicible ; le sang lui monta à la tête et lui brûlales tempes ; ses yeux se fermèrent ; il se laissa tombersur son lit et s’endormit le sourire sur les lèvres.

Au même moment, sur un petit monticule au flanc du coteau,Prosper était assis. Le village d’Auberive s’étendait à sespieds ; il l’embrassait d’un seul regard. Les dernièreslumières venaient de s’éteindre ; aucun bruit ne révélait plusl’existence de ce village caché dans les arbres ; seuls, lesrayons de la lune le trahissaient en glissant sur les feuilles dezinc qui recouvrent la charpente du vieux clocher.

Prosper était triste ; quelques soupirs étouffés sortaientdifficilement de sa poitrine ; son chapeau était à quelquespas de lui, et le vent de la nuit se jouait sur son cou avec sescheveux épars.

Un instant avait suffi pour l’éclairer sur ses sentiments ;il avait lu jusqu’au fond de son cœur, où le germe d’une jalousiehorrible croissait à son insu. Il n’en doutait plus, Françoisaimait Clarisse ; il avait deviné son amour, habitué qu’ilétait à surprendre la pensée de son cousin. Lui aussi, lemalheureux, il l’aimait ; le bonheur de sa vie était à jamaisattaché à celui de la jeune fille.

Le baiser donné à François avait déchiré son cœur.

Il n’avait pas eu la force de revenir au village en voyantClarisse et Français marcher l’un près de l’autre. La douleurl’accablait ; il voulut fuir cette vue pénible pour lui :il aurait voulu se fuir lui-même.

Lorsqu’il fut seul dans les champs, il se laissa aller audésespoir, et des larmes brûlantes inondèrent son visage. Des idéesbizarres, des projets insensés passèrent dans son cerveau malade.Il voulait se déclarer ouvertement le rival de son cousin, se faireaimer de Clarisse, l’enlever à son père, l’enlever à François et sesauver avec elle au bout du monde.

Il eut un instant la pensée de mettre fin à ses jours.

Mais la vie est si belle à vingt ans ! Peut-on songerlongtemps et sérieusement à la quitter ?

Il voulait partir, quitter Auberive sans revoir son oncle, niFrançois, ni personne, pour aller vivre dans un autre coin de laFrance. On me regrettera, on fera des recherches pour me trouver,pensait-il, et il s’arrêtait complaisamment à cette pensée quiflattait son amour-propre.

Peu à peu son agitation se calma ; il eut honte de sesfolles pensées et se les reprocha comme des crimes. Un instant, ileut peur que son affection pour son cousin ne fût moins grande queson amour.

Il fit un retour sur lui-même en se retraçant les premièresannées de sa vie. N’avait-il pas été adopté, lui, pauvre et sansfamille, par son oncle Bertrand ? N’était-il pas devenu lefrère de François ? Pouvait-il donc méconnaître les bontés deson oncle et trahir l’amitié que lui avait généreusement donnée soncousin ?

Un frisson de terreur courut le long de son corps et glaça sonfront couvert de sueur. Il s’avoua coupable.

Alors les sentiments généreux, un instant étouffés, reprirent ledessus et chassèrent les pensées mauvaises. Il redevint ce qu’ilétait réellement, une âme élevée. – Il aime Clarisse, se dit-il, ilest digne d’elle ; lui seul mérite son choix et peut la rendreheureuse. Elle est riche, lui aussi, et moi je n’ai rien que ce quel’on veut bien faire pour moi. N’y pensons plus ; je saurai merésigner et renfermer en moi ce secret que je voudrais ignorer. –Clarisse !… Oui, je l’aimerai toujours ; elle sera dansmon cœur à côté de François, je m’habituerai à la regarder comme safemme, comme ma sœur, et l’amitié trompera l’amour.

Cette résolution prise, il se sentit fort contre lui-même ;il regarda autour de lui avec l’orgueil qui naît du contentement desoi-même.

Le jour commençait à paraître ; il se leva, ramassa sonchapeau et descendit le coteau pour rentrer au village.

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