Les Amours de Village

Chapitre 5

 

Corot, l’illustre paysagiste, l’auteur de tant de chefs-d’œuvre,qui se distinguent par une grâce inimitable, un sentiment exquis etle charme d’une illusion ravissante, Corot, dont la perte récenteest et restera un grand deuil pour les arts, accueillit avecbeaucoup de bienveillance et de sympathie Philippe Varinot, sonnouvel élève.

Celui-ci loua une petite chambre meublée, tout près de l’atelierdu maître, et se mit immédiatement et courageusement autravail.

Ses progrès furent si rapides que Corot s’en étonna lui-même. Ilsaisissait avec une intelligence surprenante les plus grandesdifficultés de l’art.

Au bout de quelques mois, il connaissait toutes les lois de laperspective et savait rendre déjà les plus merveilleux effets de lalumière et des ombres. Il avait aussi la conception extrêmementfacile. Sans modèle, en s’inspirant de ses souvenirs, il créait despaysages fantaisistes d’une vérité admirable.

– On dirait que ce garçon-là a tout vu, tout étudié etqu’il a sous les yeux la nature tout entière, disait quelquefois lemaître à ses amis. C’eût été vraiment dommage de le laisser dansson village. C’est un laboureur de moins ; mais il sera unjour un grand artiste de plus.

Philippe Varinot était l’élève favori de Corot. Il devint soncompagnon et son ami.

Tous les trois mois son père lui envoyait régulièrement letrimestre de sa pension. En vivant avec économie et en s’imposantdes privations de plaisir, dans son travail, ses douze cents francslui suffirent la première année. Mais il ne pouvait pas restertoujours entre quatre murs, un crayon ou des pinceaux à la main.Sollicité par Corot lui-même, il vit un peu le monde, il eutquelques camarades, qu’il choisit, d’ailleurs, avec soin, et fitsouvent dans les environs de Paris, si riches en sites agréables etpittoresques, de longues et fructueuses excursions.

Alors, son modeste budget ne fut plus suffisant. Il ne pouvaitdemander à son père de s’imposer de plus lourds sacrifices ;il dut se créer de nouvelles ressources par son travail. Il fit ceque font la plupart des jeunes artistes pauvres et inconnus ;il vendit ses premiers tableaux à bas prix à un de ces marchandsbrocanteurs qui, s’ils exploitent le talent de l’artiste, sont pourlui bien souvent aussi comme une seconde providence.

La vie de l’artiste a ses épreuves et ses cruellesdéceptions ; Philippe Varinot ne l’ignorait pas, et il setenait prêt à tout supporter ; sa volonté et son courage nefaiblissaient point. Sa confiance et ses travaux assidus méritaientune récompense. Il l’obtint. Sur trois tableaux qu’il avaitprésentés, deux furent admis à l’exposition annuelle des beauxarts. Il n’avait pas encore deux années d’études ; mais parmiles maîtres du genre, le sien était le premier. Sa joie futimmense. Toutefois, il ne se laissa point éblouir par ce premiertriomphe.

– C’est le premier pas, lui dit Corot ; n’oubliezpoint que succès oblige.

Il recevait souvent des lettres de son père auxquelles ils’empressait de répondre. Le fermier lui disait : « Viensdonc nous voir. » À cela il répondait toujours :« Plus tard, quand je serai arrivé à quelque chose. »C’était son idée, son seul orgueil ; il ne voulait reparaîtreà Charville que le jour où il aurait conquis ce qu’il était venuchercher à Paris : un nom dans les arts.

Pourtant, sa pensée s’envolait souvent vers Charville. De laferme, où il revoyait son vieux père et son frère, elle courait auchâteau de M. Velleroy. Philippe n’avait pas oubliéMarguerite.

Deux années s’écoulèrent encore.

Philippe Varinot avait eu trois tableaux à la dernièreexposition, lesquels lui avaient fait décerner, à l’unanimité dujury, une médaille de première classe.

Maintenant, il travaillait avec ardeur pour la prochaineexposition, où il espérait encore faire admettre troistableaux.

Ses toiles précédemment admises, au salon avaient été vendues àun prix convenable ; mais les besoins du jeune artisten’étaient plus les mêmes ; il n’avait pu conserver ses goûtsmodestes. Malgré lui, et forcément, il avait subi les entraînementsdu monde. La vie parisienne a de nombreuses exigences ; il s’yétait soumis.

Il avait loué et fait meubler un appartement rueFontaine-Saint-Georges. La pièce principale et la mieux éclairéeétait devenue son atelier. Tout l’argent qu’il avait gagné s’étaitconverti en un beau mobilier et avait été employé à d’autresdépenses. Philippe Varinot était toujours pauvre. Mais l’expositionapprochait et il comptait sur de nouvelles œuvres, – il en avait ledroit maintenant, – pour rétablir ses finances.

Malheureusement, deux mois avant l’exposition il tombadangereusement malade. Et ses tableaux n’étaient pas achevés.

Au bout de quelques jours, ce qui lui restait d’argent se trouvaépuisé. À qui s’adresser ? Corot était absent de Paris, sonpère lui avait avancé deux trimestres de sa petite pension.

Ses besoins étaient pressants, la situation douloureuse. Lepauvre malade prit une résolution énergique, désespérée.

– Il y a trois tableaux dans mon atelier, dit-il à sa femmede ménage, prenez le plus grand, qui est presque terminé, etportez-le chez M. X…, marchand de tableaux, rueLaffitte ; vous accepterez la somme qu’il vous en donnera.Vous lui direz que s’il ne l’a pas déjà vendu lorsque je serairétabli, je le terminerai.

La femme de ménage alla prendre le tableau. Philippe poussa unprofond soupir en voyant partir cette toile qui contenait tantd’espérances.

Quand la femme de ménage entra chez le marchand de tableaux,celui-ci causait avec deux femmes, dont l’une, toute jeune, pouvaitêtre la fille ou la nièce de l’autre.

– Oh ! Oh ! fit le marchand en regardant letableau avec une surprise mêlée d’admiration. Cette toile n’est passignée, continua-t-il ; mais je n’ai pas de peine à deviner lenom de l’auteur.

Et il jeta un regard sur les deux femmes.

– Voilà certainement une belle œuvre, reprit-il ;malheureusement, elle n’est pas achevée.

– C’est vrai, monsieur ; mais M. Varinot m’achargée de vous dire qu’il s’engageait à terminer le tableauaussitôt qu’il serait rétabli, car depuis quinze jours, il est trèsmal.

Au nom de Varinot, la plus jeune des deux femmestressaillit.

– Quoi ! s’écria le marchand, M. Philippe Varinotest malade ?

– Oui, monsieur. En ce moment, il a besoin d’argent… c’estpour cela…

– Ce tableau était sans doute destiné àl’exposition ?

– Oui, monsieur.

– Et il est forcé de le vendre. Combien enveut-il ?

– J’ai l’ordre d’accepter ce que vous me donnerez. Lemarchand parut réfléchir.

La jeune fille, qui jusque-là était restée immobile, écoutant laconversation avec un vif intérêt, s’approcha du marchand et lui dità voix basse :

– Donnez mille francs à cette dame pour le tableau ;si vous le voulez bien, monsieur, c’est moi qui l’achète.

Le marchand sourit. Il prit un billet de mille francs dans letiroir de son bureau et le remit à la femme de ménage, qui seretira immédiatement.

– Vous veniez me demander des renseignements surM. Philippe Varinot, dit le marchand aux deux femmes ; lehasard vous a admirablement servies.

– Nous désirions savoir seulement s’il était à Paris,répondit vivement la jeune fille. Nous nous sommes adressées à vouspour avoir de ses nouvelles parce qu’on nous a appris que vous levoyiez quelquefois et que vous aviez souvent vendu de sestableaux.

– Depuis plus de six mois je n’avais pas eu l’occasion dele rencontrer et j’ignorais qu’il fût malade.

– Voulez-vous avoir l’obligeance de nous donner sonadresse ?

– Il demeure actuellement rue Fontaine-Saint-Georges,n° 22.

– Il nous reste maintenant, monsieur, à parler de notreacquisition.

– C’est juste, car si ce n’eût été pour vous être agréable,je n’aurais pas gardé le tableau.

– Oh monsieur, vous ne seriez pas venu en aide àM. Varinot ?

– Je ne dis pas cela. Je lui aurais prêté la somme dont ilpouvait avoir besoin en lui renvoyant son tableau.

– Parce qu’il est inachevé ?

– Non ; mais parce que c’est une œuvre remarquable surlaquelle il comptait. Ce tableau était destiné, peut-être, àétablir d’une façon décisive la réputation de ce jeune et vaillantartiste. Mais il est à vous, mademoiselle, et je vous assure quevous ne l’avez pas acheté trop cher.

– Je ne sais pas encore le prix, dit la jeune fille d’unevoix émue.

– C’est vous-même qui l’avez fixé.

– Soit ; mais il y a votre commission.

– J’ai voulu vous faire plaisir, mademoiselle, ce n’estpoint une affaire que j’ai faite. Où faudra-t-il vous envoyer letableau ?

– Voici mon nom et mon adresse, répondit la dame âgée enremettant une carte au marchand : Madame Bertrand, 10, rue deTurenne.

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