Les Amours de Village

Chapitre 2

 

Tout le monde était levé à la ferme. Bertrand donnait ses ordrespour les travaux de la journée. François, interrogeait lesdomestiques pour savoir si l’un d’eux pourrait lui donner desnouvelles de son cousin. Aucun ne l’avait vu.

En moins d’un quart d’heure, tout le monde, excepté François,avait quitté la ferme ; chacun allait à son travail. Le vieuxBertrand, toujours infatigable, devait, ce jour-là, diriger lestravaux au dehors.

François reprenait sérieusement toutes ses inquiétudes de laveille, lorsque Prosper parut. Il jeta un cri de joie en seprécipitant à sa rencontre.

– Enfin, te voilà, lui dit-il ; pourquoi n’es-tu pasrentré hier soir ?

– La soirée était belle, répondit Prosper en rougissantlégèrement ; j’ai voulu rêver un peu, et je me suis endormidans l’herbe.

– Ce n’est pas bien, vois-tu, mon frère ; j’ai ététroublé toute la nuit ; je craignais que tu ne fussesmalade.

– C’est vrai, j’ai eu tort ; mais cela ne m’arriveraplus.

Les deux cousins s’embrassèrent et se mirent à leur besogne.

Le soir, ils allèrent s’asseoir, suivant leur habitude, sur unbanc de bois, au fond du jardin. Comme la veille au bord duruisseau, ils pensaient à Clarisse.

François élevait sans peine l’édifice de son bonheur ; ilne voyait aucun obstacle se placer entre lui et la jeune fille.Prosper était soucieux : une lutte terrible s’engageait entreson cœur et sa raison ; il voulait éloigner sa pensée deClarisse, mais sans y parvenir ; la charmante jeune filleétait tout en lui.

– À quoi penses-tu ? demanda tout à coup François.

– Je pense à toi, répondit Prosper.

– À moi ?

– Oui, et toi tu penses à…

Il n’eut pas la force de prononcer le dernier mot.

– À Clarisse, ajouta vivement François. Tu m’as doncdeviné ?

– Oui. Tu l’aimes bien, n’est-ce pas ?

– Oh ! oui, je l’aime. Hier soir, comme elle étaitbelle !

– J’ai bien vu que tu l’admirais.

– Et tu as compris que je l’aimais ?

– Oui, et je me suis dit : Si un autre aimaitClarisse, il serait bien malheureux, car elle est riche, et il n’ya que François qui soit aussi riche qu’elle.

– Cela pourrait être une raison pour son père, mais pourelle, si elle ne m’aime pas…

– Si elle ne t’aime pas ? Elle ne t’a donc pas ditqu’elle t’aimait ? s’écria Prosper.

– Nous ne nous sommes pas encore parlé, réponditFrançois.

– Elle t’aimera, elle doit t’aimer, reprit Prosper.

– Je n’ai pas cette espérance.

– Hier, n’est-ce pas toi qu’elle a embrassé ?

– Oui.

– Eh bien ! c’est une preuve.

– Tu as raison, Clarisse sera ma femme, dit François.

En ce moment, on entendit la voix du fermier qui lesrappelait.

Le lendemain, François fut d’une gaieté folle ; les parolesde son cousin lui avaient fait entrevoir la possibilité d’être aiméde Clarisse, et il prit la résolution de parler à son père, qui, setrouvant fréquemment avec le fermier Richard, pourrait aisémentobtenir le consentement de ce dernier.

Chaque fois qu’il se trouvait seul avec son cousin, il luiparlait de son amour, sans s’apercevoir qu’il le faisait souffrir,et que chacune de ses joies était une blessure nouvelle au cœur dumalheureux.

Bientôt, Prosper devint triste et rêveur, on le surprenaitparfois comme plongé dans de sombres pensées. Si on lui demandaitle sujet de sa tristesse, il répondait vaguement. Souvent,travaillant près de François, de grosses larmes s’échappaient deses yeux ; alors il se cachait pour les essuyer. Maislorsqu’il se trouvait seul un instant, il les laissait couler, carelles le soulageaient. Le dimanche, on ne le voyait plus, commeautrefois, avec les jeunes gens du village. Ceux-ci disaient àFrançois :

– Où donc est Prosper ? Pourquoi n’est-il pas avecnous ?

François, embarrassé, ne savait que répondre.

Pendant ce temps, Prosper errait dans les champs ; seul, ilse trouvait moins malheureux : l’amour sans espoir aime lasolitude.

Couché sous un arbre, au fond d’un bois, il pensait à Clarisse,il lui parlait. Il écoutait le chant des oiseaux, le bruit du ventdans les feuilles, et son âme s’entretenait avec eux. Il croyaitles entendre gémir et soupirer, et lui gémissait et soupirait pourleur répondre. Il avait cru pouvoir vaincre son amour, et tous sesefforts n’avaient servi qu’à le rendre plus vif et plusprofond.

Prosper était aimé dans le village ; les mères de famillesurtout, autrefois les compagnes de sa mère, s’étaient prisesd’affection pour le jeune orphelin. On s’étonna donc beaucouplorsqu’on ne le vit plus, les jours de fête, sourire à tout lemonde. Chacun expliquait à sa manière le chagrin du jeunehomme.

– Vous croirez ce que vous voudrez, voisines, disait unecommère, mais ce pauvre Prosper fait de la peine. On l’a rencontrédans les champs ; il s’arrêtait tout court, il gesticulait etsemblait parler aux arbres.

– Sainte Vierge ! ce pauvre garçon serait-il devenufou ?

– Je l’ai entendu dire ; il faut bien croire que celaest. Pauvre Prosper !… Quel malheur !…

– Allons donc ! il est fou comme vous et moi, dit unevieille paysanne en essuyant les verres de ses lunettes ; ungarçon qui est plein d’esprit, la meilleure tête du village.

– Un instant, mère Durand, dit une autre femme dont le filsvenait d’entrer au grand séminaire, la meilleure tête du village,comme vous y allez.

– Je le soutiens, soit dit sans offenser ni vous, ni votrefils qui se fait abbé.

La mère du séminariste se mordit les lèvres de dépit.

– Mais, enfin, mère Durand, s’il n’est pas fou ;dites-nous ce qu’il a.

– Mes enfants, dit sentencieusement la bonne femme, Dieuseul le sait.

– Je crois, dit la première paysanne, qu’il n’est pasheureux chez son oncle Bertrand.

– Bertrand l’aime comme son fils, reprit la mèreDurand.

– Alors, je n’y comprends plus rien. Pourquoi est-il sitriste ? pourquoi court-il les champs quand les autres jeunesgens s’amusent ?

– Dieu seul le sait, répéta une seconde fois la mèreDurand.

– Je crois tout bonnement qu’il est amoureux, dit alors unegrosse paysanne qui n’avait pas encore pris part à laconversation.

– Amoureux ! par exemple, mais il n’y a pas de quoimourir de chagrin.

– Non, en vérité, si ce n’est que ça…

– Il est joli garçon, dit une jeune veuve.

– C’est un jeune homme très rangé, ajouta la maman de troisfilles à marier.

– Il ne fréquente pas les cabarets, reprit la femme d’univrogne.

– Il va à la messe tous les dimanches et fêtes, s’empressad’ajouter une jeune dévote.

Tous ces propos, exagérés, défigurés et répétés chaque jour, netardèrent pas à arriver aux oreilles de François. Il voulut enparler à Prosper ; mais il craignait de lui faire de la peine,la force lui manqua.

On était arrivé à la veille des vendanges. Un dimanche, aprèsles vêpres, toute la jeunesse d’Auberive se trouvait réunie dans unpré, à quelques minutes du village. Un bal champêtre y avait étéimprovisé. Les mères faisaient cercle autour des danseurs, et lespères, assis à des tables apportées sur les lieux à l’occasion dela fête des vendanges, vidaient joyeusement quelques bouteilles dela dernière récolte en jouant aux cartes.

Prosper avait cédé aux instances de François ; il étaitvenu avec lui. Il se tenait debout à quelque distance de la placeoccupée par les danseurs ; François dansait avecClarisse ; ses yeux suivaient tous les mouvements de la jeunefille.

– Comme elle est heureuse ! pensait-il ; si ellesavait ce que j’ai déjà souffert et ce que je souffrirai encorepour elle ! Mais non, elle l’ignorera toujours.

En ce moment, son regard rencontra celui de Clarisse. Elle leregardait avec tant de douceur qu’il en fut profondément ému. Unnuage passa devant ses yeux ; son cœur battait avecviolence ; il sentit ses jambes fléchir sous lui et ils’appuya contre un arbre pour ne pas tomber. Clarisse le vit pâliret chanceler ; elle fut sur le point de s’élancer vers luipour le soutenir.

Le quadrille achevé, elle quitta brusquement François et sedirigea vers Prosper. En la voyant s’approcher, le jeune homme neput contenir son émotion : il sentait le bonheur luirevenir.

– Vous souffrez ? lui dit Clarisse en lui prenant lamain ; pourquoi ne cherchez-vous pas à vous distraire unpeu ?

Prosper la contemplait avec ivresse.

– Autrefois, vous me faisiez toujours danser, continuaClarisse ; ne le voulez-vous pas aujourd’hui ?

– Oui, je le veux ! je le veux ! s’écria-t-il,perdant tout à fait la tête.

Et il prit place au quadrille avec la jeune fille.

Les couleurs revinrent sur ses joues amaigries, ses traitss’animèrent, un éclair de joie illumina son front et le sourirereparut sur ses lèvres. Il avait oublié son cousin ; il nevoyait plus que Clarisse, Clarisse qui lui souriait. Le quadrilleterminé, il ramena Clarisse à sa place.

– Je vous remercie, monsieur Prosper, lui dit-elle ;je suis bien heureuse que vous ayez voulu danser avec moi.

– Si c’est un bonheur, il est tout pour moi, repritProsper, et comme je désire le renouveler, m’accorderez-vous encoreune contredanse ?

– Avec plaisir, répondit Clarisse, en rougissant.

Prosper s’éloigna ; il avait besoin de se trouver seulpendant quelques instants.

Il marcha absorbé dans ses pensées ; une nouvelle existencecommençait pour lui : Clarisse lui avait souri, mais d’unsourire qu’elle n’avait jamais eu pour personne, pas même pourFrançois ; il avait cru voir dans ses yeux autre chose qu’unsimple intérêt.

– Me serais-je trompé ? se disait-il. Et il appuyaitsa main sur son front, comme pour arrêter sa pensée fugitive etdémêler ce qu’il y avait de vrai dans les sentiments que la jeunefille venait de lui témoigner.

Il s’arrêta. Quelques arbres le séparaient de la dernière destables occupées par les buveurs. Deux paysans y causaient assis enface l’un de l’autre : c’étaient le père Bertrand et lefermier Richard.

– Vous aurez cette année un bon tiers de récole en plus quel’année dernière, voisin Bertrand, disait le fermier Richard.

– C’est bien possible, répondit Bertrand en souriant d’unair fin.

– Cela est certain, car vous avez quatre bons arpents devigne en plus et l’année est meilleure.

– J’en aurai besoin, voisin Richard ; voici laconscription, et j’ai deux garçons à faire remplacer si le sortleur est contraire.

– Vous êtes plus heureux que moi, Bertrand.

– Comment l’entendez-vous, voisin Richard ?

– Vous avez un fils pour vous aider dans vos travaux.

– Mais vous avez une fille, voisin.

– Ce n’est pas elle qui peut me remplacer.

– Mariez-la, vous aurez un fils.

– Je ne demande pas mieux, mais…

– Après vous, Richard, je suis, sans vanité, le plus richefermier du canton ; ne croyez-vous pas que François serait unbon parti pour votre fille ?

– Franchement, j’y ai déjà pensé.

– Eh bien ! je vais vous apprendre une nouvelle :c’est que nos enfants ne se déplaisent pas ; François m’en adit deux mots, et je crois que nous ferions bien de les marier.

En entendant ces paroles, Prosper pâlit.

– Touchez là, dit Richard en tendant sa main à Bertrand,c’est chose convenue.

Les deux fermiers se donnèrent une chaude poignée de mains.Richard versa le contenu d’une bouteille dans les deux verres.

– Au mariage de nos enfants ! dit-il en élevant sonverre.

– Au mariage de nos enfants ! répéta Bertrand. Et lesdeux verres se choquèrent.

Prosper n’eut pas la force d’en écouter davantage ; ils’éloigna en chancelant, comme un homme ivre ; il lui semblaitque la terre tournait autour de lui et que les arbres, déracinés,allaient tomber sur sa tête et l’écraser. Les éclats de voix, lescris joyeux de la foule frappaient ses oreilles comme des bruitsétranges. Il s’enfuit pour ne plus les entendre.

Sa dernière illusion, illusion d’un moment, après lui avoirmontré le ciel entr’ouvert, venait d’être détruite et de le rejeterdans la réalité, peut-être plus malheureux qu’auparavant.

– C’en est fait ! s’écria-t-il, elle est perdue pourmoi : elle sera la femme de François, et moi je quitteraiAuberive.

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