Les Amours de Village

Chapitre 3

 

Plusieurs mois se sont écoulés depuis la fête des vendanges. Lesdeux cousins ont tiré au sort. Prosper avait vu arriver ce jouravec plaisir ; sa seule pensée était de s’éloigner deClarisse ; être atteint par la loi du recrutement lui semblaitun véritable bonheur. Mais, contre son attente, il amena un desderniers numéros.

On était aux premiers jours de mai ; le conseil de révisionvenait de prendre son contingent d’hommes dans le canton ;François, moins heureux que son cousin, en faisait partie.

– Je partirai à sa place, se dit Prosper.

Il alla trouver son oncle et lui communiqua son intention.

– Quoi ! tu veux partir pour François, tu veux nousquitter ? s’écria le fermier. Tu ne te plais donc pas avecnous ? Je t’ai cependant aimé comme mon fils.

– C’est vrai, mon oncle ; aussi je n’oublierai jamaisle bien que vous m’avez fait. Vous m’avez servi de père, mon oncle,et je veux avoir toujours le droit de vous donner ce nom.

– Alors, pourquoi veux-tu me quitter ? dit le fermieren essuyant une larme.

– Le métier de soldat me plaît, mon oncle.

– Es-tu bien sûr de ne pas te repentir de ce que tu vasfaire ?

– J’en suis sûr ; du reste, je reviendrai ; cen’est qu’une séparation de quelques années.

– C’est sept ans, Prosper, et cela compte dans la vie d’unhomme.

– Je les aurai employés à satisfaire un désir que j’aidepuis longtemps : celui de voyager.

– Tu veux être soldat, mon garçon, cela me fait de lapeine ; mais puisque tu y tiens, je ne contrarierai pas tesidées. Pars donc pour François. Quand tu seras loin de nous,souviens-toi du bonhomme Bertrand ; tu auras toujours un abrisous son toit et une place dans son cœur.

Prosper embrassa son oncle avec effusion. Le fermierpleurait.

– Je ne te propose pas le prix du remplacement de François,dit il, ce serait t’offenser ; mais j’aurai soin de garnir tabourse avant ton départ, et chaque fois que tu auras besoind’argent, ne crains pas de m’en demander, j’en aurai toujours pourtoi.

Quelques jours après, les formalités, exigées pour leremplacement, étaient remplies. Prosper, ayant déclaré vouloirpartir immédiatement, reçut l’ordre d’aller rejoindre son régiment,qui était alors en garnison dans une ville du Midi.

Lorsqu’on apprit à Auberive le départ prochain de Prosper,l’étonnement fut général : les uns accusaient Bertrand d’avoirvoulu se débarrasser de son neveu, mais c’était le petit nombre.Les autres commentaient de mille manières cet événement, qui restainexplicable.

Cependant, Prosper allait quitter Auberive, et il ne voulait paspartir sans voir Clarisse encore une fois.

Le soleil couchant incendiait la cime des grands arbres, et lesoiseaux chantaient leur chanson du soir dans les feuilles.

Prosper errait depuis une heure autour du jardin du fermierRichard sans avoir aperçu Clarisse. Il s’en retournait, découragé,lorsqu’à travers une baie d’aubépine en fleur il vit la jeunefille, qui s’avançait lentement sous les arbres du jardin.

Une nuance de tristesse répandue sur son visage en altérait lafraîcheur ; ses yeux avaient perdu leur vivacité habituelle,tout en conservant l’expression indéfinissable qui faisait bondirle cœur de Prosper ; ses cheveux agités par le vent ondulaientsur son cou. Elle était rêveuse, et tout en passant sous lesarbres, elle leur arrachait des fleurs, qu’elle roulait dans sesmains et qu’elle jetait ensuite à ses pieds.

Prosper ne pouvait se lasser de l’admirer, et, malgré satimidité, sans la haie qui défendait l’entrée du jardin, il seserait élancé vers elle pour tomber à ses genoux.

Clarisse n’était plus qu’à une faible distance de lui. Ilcraignait d’être vu, et il allait se retirer, lorsque la jeunefille tourna les yeux de son côté.

– Prosper, c’est vous, dit-elle en s’approchant de lahaie.

Prosper rougit. Un tremblement nerveux s’empara de lui.

– Je pars demain, mademoiselle, et je… je venais…

– Vous partez demain, je le sais ; vous quittez ceuxqui vous aiment… votre oncle, votre cousin.

– Il le faut.

– Il le faut. Pourquoi ?

– Pour que je ne sois pas tout à fait malheureux.

– Ah ! monsieur Prosper, j’ai bien peur que vous nesoyez ingrat.

– Ingrat ! si vous saviez… mais non.

– Que voulez-vous dire ?

– Puisque vous vous mariez avec François…

– Me marier avec votre cousin, jamais !

– Je croyais que vous l’aimiez.

– Ah ! monsieur Prosper ! dit Clarisse avec unaccent de reproche.

– Je m’étais donc trompé ! Mais lui, François, il vousaime, il me l’a dit.

– Il me l’a dit aussi.

– Ah ! Clarisse, vous ne savez pas tout. Oui, j’ai cruque vous aimiez François. Maintenant, comprenez-vous pourquoi j’aitant souffert ?

– Non, répondit Clarisse.

– C’est juste, vous ne pouvez pas le comprendre. Ehbien ! c’est que…

Ici sa voix s’affaiblit et devint craintive.

– C’est que je vous aime aussi.

– Vous m’aimez ! s’écria Clarisse avec un son de voixqui disait assez la joie qu’elle éprouvait.

– Je vous aime, continua Prosper, qui ne comprit pas cequ’il y avait d’heureux pour lui dans l’exclamation de la jeunefille, je vous aime, et j’ai assez souffert pour oser vous ledire ; ce sera un adoucissement à mes maux. Oh ! aimersans espoir, c’est affreux ! Combien de fois je me suisreproché de vous aimer ! J’ai voulu vous oublier, et chaquejour je m’apercevais que je pensais encore plus à vous que laveille. Alors, j’ai cherché à mettre une barrière entre vous etmoi ; j’y ai réussi : demain je quitterai Auberive pourlongtemps, pour toujours peut-être.

– Prosper, pourquoi ne m’avez-vous pas dit cela plustôt ?

– C’était inutile. Cependant un jour, – mais j’étaisinsensé, – j’ai cru que vous m’aimiez.

– Vous l’avez cru ! s’écria Clarisse.

– C’était à la fête des vendanges. J’étais triste, vousêtes venue à moi, vous m’avez souri, et j’ai cru lire dans vosyeux…

– Que je vous aimais ?

– Oui.

– C’était la vérité.

– Est-ce possible, Clarisse, vous m’aimez ? Ah !c’est trop de bonheur, quand je dois partir.

– Non, s’écria la jeune fille, non, ne partezpas !

– Il n’est plus temps, soupira-t-il.

Clarisse comprit sa douleur muette.

– Je vous attendrai, dit-elle.

– Merci, Clarisse, merci ; vous me rendez moncourage.

– Vous penserez à moi ? dit la jeune fille.

– Vous ne m’oublierez pas ? dit Prosper.

– Vous m’écrirez quelquefois ?

– Souvent.

Leurs corps se penchèrent sur la haie, leurs têtes serapprochèrent, et la bouche de Prosper effleura le front de lajeune fille.

– Adieu ! dit Clarisse en jetant sur Prosper un regardhumide.

– Adieu ! répondit le jeune homme.

Son adieu était un cri de douleur. La jeune fille s’éloigna ens’enfonçant sous les arbres du jardin.

Prosper rentra à la ferme ; François l’attendait. Les deuxcousins causèrent longtemps.

– Frère, tu vas manquer à mon bonheur, avait ditFrançois ; le jour de mon mariage, ma joie ne sera pascomplète, parce que tu ne seras pas près de moi pour en prendre tapart.

Prosper n’avait rien répondu. Il n’eut pas non plus la force debriser le cœur de son cousin en lui disant qu’il était aimé deClarisse. Mais les paroles de François l’avaient douloureusementfrappé. Une fois encore il voulut sacrifier l’amour à l’amitié.

– C’est moi qu’elle préfère, se dit-il, mais je ne veux pasme servir des droits qu’elle m’a donnés ; je ne lui écriraipas. Si elle m’oublie, elle l’épousera, et ils serontheureux ; si au contraire elle m’attend, François se seramarié avec une autre, et, à mon retour, je pourrai l’aimer et êtreheureux sans trouble.

Telles furent les pensées qui agitèrent Prosper pendant ladernière nuit qu’il passa à Auberive.

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