Les Amours de Village

Chapitre 2

 

« Dix heures du matin, j’ai dormi longtemps ; c’estautant de pris sur l’ennui de la journée. Ah maudit pays !Encore une semaine comme celle que je viens de passer et je meursde consomption. Aussi, pourquoi diable suis-je venu m’enterrer dansce village, à cent lieues de Paris, c’est-à-dire à cent lieues dela vie et du monde ? Sous prétexte d’y venir embrasser unvieux colonel parce qu’il est mon oncle. Ce n’est pas que le cherhomme m’ait fait mauvais accueil ; depuis mon arrivée ildevient chaque jour plus gai, à mesure que l’ennui me gagne. Ilrajeunit en me racontant ses anciens exploits ; en me parlantd’Austerlitz, de Wagram, de Friedland, de Moscou, et moi, je mesens vieillir. On dirait que mon oncle s’approprie ma jeunesse etqu’il me donne ses soixante-dix ans. – Maudit pays tout y estlaid ; les maisons, les rues et les femmes ; il n’y avraiment pas moyen d’y vivre. »

En parlant ainsi, Henri Charrel s’était habillé ; il passaune dernière fois le peigne dans sa belle chevelure noire, relevadélicatement sa fine moustache et se campa devant la glace. Unsourire de satisfaction erra sur ses lèvres. Évidemment il étaitcontent de lui. Après s’être admiré tout à son aise, ce qui luiarrivait souvent, il ouvrit la fenêtre de sa chambre, alluma un desexcellents cigares qu’il avait achetés avant de quitter Paris,s’assit commodément dans un fauteuil et se mit à rêver. Àquoi ?

Henri Charrel avait vingt-six ans ; depuis quelques années,il habitait Paris où il était censé faire son droit ; mais onle rencontrait plus souvent dans les estaminets qu’à l’École.Heureusement pour lui, il n’attendait pas après le titre de docteurpour vivre. Outre la fortune de ses parents, qui devait lui revenirun jour, il était l’unique héritier du colonel Colmant.

Depuis longtemps, le vieux soldat désirait voir son neveu, illui avait écrit plusieurs fois à ce sujet, et une dernière lettreplus pressante que les autres, décida enfin l’étudiant à venirpasser quelques jours à Doncourt. Comme nous l’avons vu, ils’ennuyait ; la vie paisible qu’on mène à la campagne n’allaitpoint à ses habitudes : Il lui fallait des distractions, dubruit. Il n’en trouvait point. Le silence le tuait.

Assis dans son fauteuil, sa pensée voyageait vers Paris. Ilregrettait les joyeuses soirées du café Belge, où ses amisjouaient, causaient, riaient, chantaient sans lui. Il regrettaitles massifs touffus de la Closerie des Lilas, les rencontresprévues sous les grands arbres du Luxembourg. Il regrettait soncher quartier latin et Louise ; Louise la brune, sa maîtressedepuis quinze jours. Elle avait pleuré en le voyant partir et… elles’était peut-être déjà consolée avec un autre.

– Décidément, je n’y tiens plus, s’écria-t-il en lançantson cigare à demi fumé par la fenêtre, je partirai demain.

Il fut interrompu par la servante de son oncle qui venaitl’avertir que le colonel l’attendait pour se mettre à table.

Après le déjeuner, qui se prolongea outre mesure, car il futassaisonné des récits sans fin du vieux militaire, Henri sortit. Iltraversa le village sans s’occuper des regards curieux dirigés surlui. Les habitants se mettaient aux portes et aux fenêtres ;les enfants se cachaient dans le tablier de leur mère, comme s’ilsavaient peur ; les jeunes filles rougissaient puis poussaientun soupir ; les autres, le regardant passer, souriaient d’unair moqueur en disant : – C’est un parisien.

Ses pas le conduisirent au bord de la Varveine, devant la maisonde M. Moriset. Henri n’était pas le moins du monde poète,cependant, la beauté du lieu lui plut ; sa mauvaise humeurdisparut et quelques sensations douces lui remuèrent le cœur.

En examinant la maison, son regard rencontra celui de Marcellequi, appuyée sur sa fenêtre, le regardait depuis quelques instants.En se voyant remarquée, Marcelle baissa les yeux et rougit.Pourtant, elle osa regarder encore. Henri, qui s’était aperçu del’impression produite par sa bonne mine se permit de saluerMarcelle ; celle-ci, effrayée et honteuse, se retira vivementau fond de sa chambre.

Henri se promena longtemps autour de la maison, passant etrepassant devant la fenêtre ; mais la jeune fille ne se montraplus.

Le soir, le colonel put lui raconter tout à son aise et sansqu’il s’impatientât l’histoire merveilleuse de la grande armée.Henri ne l’écoutait pas. Il pensait à Marcelle.

À onze heures, il rentra dans sa chambre.

– Quelle jolie fille ! se dit-il en jetant sa tête surl’oreiller ; je n’ai de ma vie rencontré un visage aussigracieux. Et dire que cette perle fine est enterrée vivante danscet affreux village ! Pauvre enfant ! elle mérite defixer mon attention pendant quelque temps ; d’ailleurs, ici,je n’ai pas le choix des distractions.

– Puis, pour arriver plus vite au lendemain, il s’endormitaussitôt. Ce n’est pas de Paris qu’il rêva.

Marcelle n’était pas aussi tranquille ; l’insouciante etrieuse enfant pour la première fois de sa vie, rêvait sans dormir.Elle rêvait. À quoi donc ? Elle l’ignorait. Un changementsubit s’était fait en elle. Des idées vagues, dont elle cherchait àpénétrer le sens mystérieux, couraient dans son esprit. Et c’étaitle salut, le regard d’un homme qui avaient fait tout cela. Ceregard en ouvrant son cœur venait d’y jeter le trouble et milledésirs confus. Mais cet homme était jeune, il était beau ; ilavait des mains blanches, la figure pâle ; il portait si bienson costume de citadin ! N’avait-il pas toutes les perfectionsimaginables aux yeux de Marcelle ? Cette pauvre petiteMignonnette habituée à voir autour d’elle de gros garçons à la facebouffie et bronzée au soleil, aux mains larges et calleuses.Hélas ! le souvenir de Jules était déjà bien loin d’elle.

Elle entendit l’alouette chanter. Il était jour. Elle n’avaitpas songé à dormir. Comme à l’ordinaire, un rayon de soleil glissadans sa chambre et grimpa aux rideaux blancs de son lit pour luidire bonjour. Elle se leva, et oubliant pour la première fois defaire sa prière du matin, elle ouvrit sa fenêtre et y restapensive. Elle n’arrosa pas son rosier ; elle ne donna pas mêmeun regard aux pauvres roses qui lui souriaient.

Quelque chose lui disait : Il viendra. Et elleattendit.

Henri vint en effet. Comme elle fut émue en l’apercevant ;son cœur battait à se briser. Le soleil qui s’était caché depuisquelques minutes derrière un nuage, reparut brillant et lui lançases rayons au visage comme pour la chasser ; elle ne bougeapas. De même que la veille, Henri la salua. Comme la veille aussiMarcelle rougit, mais elle lui rendit son salut et resta à lafenêtre.

Ils se virent ainsi pendant quelques jours sans se parlerautrement que des yeux.

– Mes affaires vont bien, se dit un soir Henri ; ilest temps d’agir. L’amour aux fenêtres a bien ses agréments, maisil ne va pas à ma nature. Il faut…

Pour compléter sa pensée, il avait besoin de réfléchir. Ils’étendit dans un fauteuil et se mit à chercher dans sa tête parquel moyen adroit il pourrait pénétrer dans la maison Moriset, afinde se rapprocher de Marcelle.

Au bout de deux heures, il avait imaginé vingt plans aussimauvais qu’impraticables ; et, désespérant d’arriver à sonbut, il était furieux contre lui-même.

– Demain mon esprit sera plus lucide, se dit-il. Il sortit,fit le tour du village en fumant son cigare et rentra pour semettre au lit.

Le lendemain, à son réveil, la servante du colonel lui apportaune lettre maculée de plusieurs timbres. Elle avait été écrite aucamp de l’armée française devant Sébastopol, et dirigée sur Paris.De là on l’avait envoyée à Doncourt. Cette lettre était d’un ami decollège d’Henri Charrel, lieutenant dans un régiment des chasseursde Vincennes.

Henri n’ignorait pas que Marcelle avait été fiancée à JulesThiéry ; il savait aussi que ce dernier faisait partie del’armée de Crimée ; il connaissait son régiment, et cerégiment était précisément le même que celui où servait sonami.

La lecture de la lettre achevée, l’étudiant appuya sa main surson front et parut s’oublier dans une profonde méditation. Mais aubout de quelques minutes, il releva la tête. Son regard étincelait,la joie de l’homme qui vient de faire une découverte importanteéclatait sur son front ; il souriait, mais son sourire étaitétrange.

– C’est bien cela, se dit-il ; j’ai trouvé ce que jecherchais hier ; je vais pouvoir entrer dans la maisonMoriset. Je verrai Marcelle chaque jour, je lui parlerai ;sans doute elle ne m’aime pas encore ; mais avant quinzejours, j’en réponds, elle aura oublié son fiancé.

Deux heures plus tard, Marcelle, debout près de sa fenêtre,attendait l’instant où Henri passerait comme les jours précédents,devant la maison de son père. Elle le vit venir de loin et ellecrut remarquer qu’il était triste. L’étudiant s’était composé unvisage de circonstance pour se présenter devant la jeune fille.

Marcelle sentit son cœur bondir dans sa poitrine lorsque Henri,après l’avoir saluée, se dirigea vers elle au lieu de continuer sapromenade.

– Il vient ici ! s’écria-t-elle en s’éloignant de lafenêtre avec précipitation.

Henri frappait déjà à la porte.

Madame Moriset était sortie ; Marcelle fut forcée d’ouvrirelle-même.

Henri entra. Marcelle tremblait ainsi qu’une feuille auvent ; son visage était devenu rouge comme une fleur degrenadier.

Étonnée et confuse, comme si elle eût fait une mauvaise action,elle baissait les yeux et n’osait regarder l’homme qu’elleattendait un instant auparavant. Elle se sentait trop près delui.

L’étudiant n’eut qu’à jeter un regard sur la jeune fille pourcomprendre son embarras. Il résolut de la mettre tout de suite àson aise en lui parlant avec une certaine familiarité, sanscependant s’éloigner du langage de bon goût qui distingue l’hommebien élevé. Il prit un siège et engagea Marcelle à s’asseoir. Puis,d’une voix émue :

– Mademoiselle, lui dit-il, aujourd’hui pour la premièrefois, j’ai le bonheur d’être près de vous, de vous parler ;mais je regrette de le devoir à une triste circonstance.

Marcelle leva les yeux sur lui et son regard l’interrogea avecinquiétude.

– Vous êtes fiancée à un jeune homme de Doncourt,poursuivit Henri, ce jeune homme est militaire ?

– C’est vrai, monsieur, répondit Marcelle.

– Avant de vous dire ce qui m’amène, continua l’étudiant,je voudrais vous faire une question indiscrète,peut-être ?

– Je vous écoute, monsieur.

– Aimez-vous Jules Thiéry ?

Marcelle tressaillit : cette question était pour elle unreproche, car elle surprenait sa pensée s’occupant d’un autre.

– Jules est mon fiancé, balbutia-t-elle.

– Oui, reprit l’étudiant en souriant légèrement ; ilest votre fiancé ; il a été votre ami d’enfance, je lesais ; mais il y a une grande différence entre l’amitié etl’amour ; l’amour, cet entraînement inexplicable du cœur versla personne aimée. Vous avez pour Jules Thiéry une affection desœur ; vous ne l’avez jamais aimé comme vous aimerez l’hommeque vous choisirez librement pour mari.

Vous voyez, mademoiselle, que je connais vos sentiments.

Marcelle examina Henri avec un naïf étonnement.

– Ce que vous me dites est vrai, murmura-t-elle.

– En vous voyant chaque jour belle, insouciante, heureuse,j’avais deviné que votre cœur était libre encore, mais il fallaitque la certitude me vint de vous-même, afin qu’il me fût possiblede vous parler franchement et sans craindre de vous causer une tropdouloureuse émotion.

– Qu’avez-vous donc à me dire ?

– Y a-t-il longtemps que vous n’avez eu de nouvelles devotre fiancé ?

– Sa mère a reçu une lettre de lui il y a huit jours.

– Et… écrit-il souvent ?

– Tous les deux ou trois mois.

– Voilà qui se trouve à merveille, pensa Henri.

Marcelle ne comprenait point où l’étudiant voulait envenir ; elle lui répondait machinalement, se préoccupantbeaucoup plus de le voir près d’elle, qu’elle ne s’attachait ausens de ses paroles.

– Je viens de recevoir aujourd’hui même une lettre deCrimée, reprit Henri. L’ami qui m’écrit, officier dans le mêmerégiment que M. Thiéry, m’apprend que ce jeune soldat vientd’être tué dans une rencontre avec les Russes.

Marcelle poussa un cri, pâlit et deux larmes coulèrent de sesjoues.

Pauvre Jules ! fit-elle en laissant tomber sa tête sur sonsein.

La douleur réelle de la jeune fille étonna l’étudiant ;mais il ne songea pas à se repentir de son mensonge. Il avait penséque Jules Thiéry pouvait être un obstacle entre lui etMarcelle ; or, en faisant croire à la jeune fille que sonfiancé n’existait plus, il lui rendait la promesse faite àl’absent, et détruisait d’un seul coup l’obstacle qui le séparaitd’elle.

– La nouvelle que je viens de vous apprendre, reprit Henri,serait terrible pour les parents du jeune homme, veuillez n’enpoint parler. Hélas ! ils ne le sauront que trop tôt.

Marcelle promit de garder le silence.

– Demain, je reviendrai causer avec vous, dit Henri ;vous me présenterez à votre mère.

Il se leva pour partir. Marcelle le reconduisit jusqu’à laporte.

Henri lui prit la main et la serra ; il la sentit tremblerdans la sienne comme un oiseau qu’on vient de prendre autrébuchet.

– À demain, dit-il en s’éloignant.

– À demain, répondit Marcelle, sans trop savoir ce qu’elledisait.

L’étudiant revint le lendemain. Marcelle n’avait pas osé parlerde sa visite de la veille à sa mère Henri le comprit. Il s’annonçalui-même.

– Hier, dit-il à madame Moriset, j’ai eu l’occasion decauser avec mademoiselle Marcelle ; je lui ai demandéplusieurs renseignements sur les environs, qu’elle a bien voulu medonner. Vous étiez absente, madame, et je n’ai pu résister ce matinau désir de vous présenter mes respects et de remercier encore unefois, devant vous, votre charmante fille.

– Vous êtes trop bon, monsieur, répondit l’honnête femme.Croyez que ma fille et moi, nous sommes très honorées de votrevisite. Nous vous recevrons toujours avec plaisir, monsieur, chaquefois que votre promenade vous amènera de ce côté.

Madame Moriset était à cent lieues de se douter des penséessecrètes qui faisaient agir le neveu du colonel. Intérieurement,elle se trouvait excessivement flattée de le recevoir chez elle,car l’amour-propre existe partout, même dans les cœurs les plussimples, Henri prolongea sa visite le plus qu’il put. Il parlabeaucoup et avec esprit, tout en observant Marcelle. Quant à lajeune fille, elle ne prononça que quelques paroles. Elle osait àpeine lever les yeux de dessus son ouvrage.

Pendant plusieurs jours, l’étudiant dirigea ses promenades ducôté de la Varveine. Devant madame Moriset, il s’observait dans sesparoles ; mais lorsqu’il se trouvait, par hasard, seul avecMarcelle, sa voix devenait émue et vibrante, il parlaitadmirablement la langue du sentiment, et la jeune fille suspendue àses lèvres buvait à longs traits les effluves d’une séductioncalculée. Elle l’aima comme aime la jeunesse, non parl’imagination, mais avec le cœur, mais avec l’âme.

À partir de ce moment, on ne vit plus, comme à l’ordinaire,Marcelle à sa fenêtre. En vain les rayons du soleil jouaient surles vitres, elle ne s’ouvrait plus. Marcelle avait oublié sonrosier, l’arbuste donné par Jules. Faute d’un peu d’eau, les rosesse fanèrent, et les boutons près d’éclore s’inclinèrent tristementsur leurs tiges flétries.

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