Les Amours de Village

Chapitre 4

 

Nous passerons rapidement sur les six ans et demi pendantlesquels Étienne Radoux fut retenu loin d’Essex. Il venait d’êtrenommé caporal lorsque son régiment fut envoyé en Afrique. Il revinten France au bout de cinq ans avec le grade de sous-officier et lamédaille militaire. Celle-ci lui avait été donnée après un combatcontre une tribu insoumise de la grande Kabylie, où il s’étaitadmirablement conduit, ce qui lui avait valu l’honneur d’être citéà l’ordre du jour de l’armée.

Un jour, son capitaine le fit appeler.

– Mon cher Radoux, lui dit-il, les sous-officiers etsoldats de votre classe vont être renvoyés dans leurs foyers ;mais comme on tient à conserver dans l’armée les meilleurs sujets,j’ai reçu l’ordre de vous demander si vous voulez rester avecnous.

– Je vous remercie de votre bienveillance, mon capitaine,répondit Étienne ; mais depuis que j’ai quitté mon village, jen’ai pas vu mes parents, j’ai besoin de me retrouver au milieu dema famille.

– On vous accordera un congé de six mois.

– Mon capitaine, c’est mon congé définitif que je seraiheureux d’obtenir.

– Alors, nous vous perdons ; je le regrettevivement.

– Mon capitaine, avant d’apprendre à me servir du fusil etdu sabre, je savais tenir la charrue et manier une faux. Ce sontces outils de travail que je veux reprendre. Si je les ai laissés,c’est la faute du tirage au sort. Oh ! je ne regrette pasd’avoir été soldat ; je porterai toujours avec bonheur cettemédaille que je crois avoir méritée ; et si un jour la Franceavait besoin de moi pour la défendre, je quitterais de nouveau mafamille et la charrue ; je reprendrais un fusil et je dirais àmes camarades de l’armée : « Je suis soldat, faites-moiune petite place au milieu de vous ! »

– Nous avons une puissante armée et j’espère bien que laFrance n’aura jamais besoin de faire appel à tous ses enfants.

Après ces paroles, le capitaine tendit la main au sergent et ilsse séparèrent.

Quelques jours plus tard, Étienne Radoux était à Essex. Son pèreet sa mère avaient vieilli ; mais les petits frères et lespetites sœurs étaient devenus grands ; la force des enfantsremplaçait celle du père. Pour eux tous, le retour du frère aînéfut un jour de fête.

Jacques Pérard accourut pour serrer la main du sous-officier.Mais Étienne lui sauta au cou.

– Je t’attendais pour me conduire près de madame Pérard,lui dit-il. Je veux, dès ce soir, embrasser tous ceux que j’aime.Dans trois jours la moisson va commencer : demain, je ferai letranchant de ma faux ; y aura-t-il à la ferme du travail pourmoi ?

– Tu ne sauras plus, répondit Jacques en souriant.

– Nous verrons cela, fit Étienne sur le même ton.D’ailleurs, tu me jugeras à l’œuvre.

– Tu ne me parles pas de Céline, reprit le jeune fermierd’une voix légèrement émue.

– Mon cher Jacques, c’est souvent de la personne qu’on aimele plus qu’on parle le moins, répondit Étienne.

– Ainsi, tu es toujours dans les mêmesintentions ?

– Me crois-tu donc si oublieux ?

– Non, mais tu aurais pu changer d’idée.

– Mon ami, il y a des affections profondes que rien ne peutaffaiblir ; de mon amour pour Céline, comme à mon amitié pourtoi, le souvenir a servi d’aliment ; l’un et l’autre nemourront qu’avec moi. Quand un cœur comme le mien s’est donné, ilne reprend plus.

– Alors, vous allez vous marier ?

– Après les moissons, à moins, cependant que Céline…

– Céline ?… tu n’achèves pas.

– Si elle ne voulait plus se marier ?

– Céline t’aime toujours, dit vivement le fermier, ellet’attend.

– Tu me dis cela comme si tu étais fâché

– Contre toi, parce que tu as l’air de douter, d’elle.

Les joues du jeune homme s’étaient empourprées, ce que ne vitpoint Étienne.

– Allons, reprit Jacques, viens jusqu’à la ferme, le pèreet la mère t’attendent.

– Est-elle toujours jolie ? demanda Étienne.

– De qui veux-tu parler ?

– D’elle, de Céline…

– Tu la verras, répondit Jacques brusquement.

Et il entraîna son ami.

Après la visite à la ferme, où l’accueil le plus amical lui futfait, Étienne demanda à Jacques de l’accompagner chez madameCordier, la mère de Céline.

– Non, répondit-il ; pendant cette première entrevue,je vous gênerais.

Étienne voulut insister.

– Ai-je donc besoin d’être témoin de votre bonheur ?répliqua-t-il froidement. D’ailleurs, j’ai un travail urgent àfaire.

– Jacques n’est plus le même, se dit Étienne en s’enallant. Pourquoi est-il changé ainsi ? m’aimerait-il moinsqu’autrefois ? Non, je ne puis le croire.

Il se sentait tout attristé et ne pouvait se rendre compte dessensations pénibles qu’il éprouvait. Mais le nuage qui avaitobscurci son front se dissipa bientôt lorsqu’il se trouva enprésence de Céline et que la jeune fille, émue et souriante, mit samain dans la sienne.

Un instant il contempla ce visage charmant, qui rougissait sousson regard, et son silence, mieux que des paroles, exprimait sonadmiration. Céline n’était plus seulement gracieuse et jolie, elleétait belle. Elle avait une de ces beautés rayonnantes que rêvel’imagination du poète et que le peintre fait éclore sous sonpinceau. La pureté des lignes, la finesse et la régularité destraits ne cédaient rien à la fraîcheur du teint, à l’élégance desformes et à la gracieuseté des mouvements. Jamais plus beauxcheveux blonds n’ont couronné un front plus radieux. Son sourireseul suffisait pour la rendre adorable.

– Vous me trouvez donc bien changée ? demanda-t-elle àÉtienne.

– Oui, car vous êtes mille fois plus charmante.

– N’est-ce pas qu’elle a embelli ? dit la mère ;elle seule ne veut pas en convenir.

– Oh ! je suis de votre avis, madame Cordier, Céline atort. Oui, poursuivit-il en s’adressant à la jeune fille, en vousrevoyant si belle, je n’ai pu vous cacher mon étonnement. Il estvrai que dans mon émotion il y a aussi le bonheur de me retrouverprès de vous. Je n’ai qu’une chose vous demander, Céline :m’aimez-vous toujours ?

– Est-ce que je ne vous ai pas attendu ? répondit-elleavec un regard d’une douceur infinie.

– Et en t’attendant, Étienne, elle a économisé cent écustout rond pour les frais de la noce, car elle a bien pensé que tune serais pas fourni d’argent. Elle peut m’appeler bavarde tantqu’elle voudra, mais je te dirai encore qu’elle a acheté un bandeaude belle toile de fil avec lequel elle t’a confectionné unedouzaine de chemises.

– Ah ! Céline, chère Céline ! s’écria le jeunehomme ému jusqu’aux larmes.

– C’est mal, ma mère, c’est mal de me trahir ainsi, dit lajeune fille.

Étienne l’entoura de ses bras, et, pour dissimuler son trouble,elle cacha sa figure contre la poitrine de son fiancé. MadameCordier les regardait en souriant.

– C’est le commencement du bonheur, pensait-elle.

Le 20 septembre, Céline devint la femme d’Étienne. JacquesPérard n’assista point à la cérémonie du mariage : il étaitparti la veille pour Paris. Ce fut un chagrin pour Étienne ;il ne pouvait s’expliquer l’étrange fantaisie de son ami, quiaurait dû choisir un autre moment pour aller visiter lacapitale.

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