Les Amours de Village

Chapitre 4

 

Le jour, loin du regard inquiet de sa mère, la nuit derrière lesrideaux de son lit, Marcelle pleura ; les larmes rougirent sesyeux. Frappée dans son amour sur lequel elle avait placé sonbonheur et déjà escompté tant de joies, elle ne chercha pas àretenir une seule de ses illusions qui s’envolaient loind’elle ; elle n’écouta point si à ses côtés une voix amie nelui crierait pas : Espoir. Elle laissa la douleur tourmentersa pauvre âme. Son imagination, si facile à tout exagérer, sepeupla de sombres images. Devant et derrière elle se dressèrentdeux fantômes hideux : le passé et l’avenir ; le passéqui lui laissait un remords pour souvenir, l’avenir qui luiapparaissait en deuil, apportant des regrets et des douleurs.

Un soir, quelque temps après le départ d’Henri Charrel, Marcelles’était retirée dans sa chambre de bonne heure, madame Morisettravaillait dans la pièce voisine en attendant son mari. Lemessager arriva vers neuf heures.

– La journée a été bonne aujourd’hui, dit-il en accrochantson feutre à un clou. Tiens, ma femme, regarde.

Et il éparpilla sur la table deux ou trois poignées de monnaieblanche qu’il se mit à compter aussitôt.

– Quarante francs, reprit-il d’un ton de joyeuse humeur,voilà ma journée, sans compter une belle robe neuve pour laMignonne et un fichu pour toi. Maintenant, ajouta-t-il, j’ai unenouvelle à t’apprendre : Jules Thiéry est arrivé, je l’aiamené de la ville.

Marcelle, sans écouter, entendait les paroles de son père. Aunom de Jules, le sang monta subitement à sa tête, ses oreillestintèrent ; il lui sembla qu’elle allait étouffer. Elle portasa main à son front et le pressa fortement. Sa tête s’alourdissaitde plus en plus ; elle sentait sa raison l’abandonner. Levisage de Jules lui apparaissait sombre et désolé, laissant lire unreproche dans son regard et le mépris dans la contraction de seslèvres. Elle eut peur. Elle crut entendre la voix du jeune hommequi lui criait : – Je revenais heureux près de vous, car vousm’aviez promis de garder mon souvenir. Mais vous avez oubliél’absent, vous avez laissé mourir notre rosier et flétrir votrehonneur ; je vous aime encore, Marcelle, je vous aime et jevous maudis.

Alors, la jeune fille épouvantée ferma les yeux, étendit lesbras comme pour repousser la menaçante apparition et s’élança horsde sa chambre afin de ne plus entendre les plaintes qui sesoulevaient autour d’elle. Elle descendit et se promena un instantsous les arbres en proie à une agitation fébrile. Tout à coup, elles’arrêta devant la porte du jardin, l’ouvrit et courut sanss’arrêter jusqu’au bord de la Varveine. Une horrible pensée venaitd’éclore dans son cerveau.

L’eau, resserrée dans son lit, coulait avec rapidité, mais sansbruit. Les rayons de la lune en se jouant sur les flots,tranquilles en apparence, faisaient jaillir des milliersd’étincelles multicolores et des gerbes de fils d’argent. Marcelleregarda autour d’elle avec effroi. Peut-être craignait-elle d’êtreobservée. Mais elle était bien seule. Un souffle tiède et parfuméfaisait frémir, au dessous de sa tête, le feuillage des saules. Leregard de Marcelle se fixa sur un seul point de la rivière ;elle fit un pas en avant. Elle sentit le vertige s’emparer d’elle.Encore un pas, et la malheureuse enfant va disparaître, et les eauxétonnées rouleront son cadavre…

En ce moment l’horloge de l’église sonna. Marcelle hésitait.Immobile, palpitante et la sueur au front, elle compta dix heures.Elle étendit ses bras devant elle ; mais au lieu d’avancer,elle recula en frissonnant. Le son de la cloche qui le dimanchel’appelait à la prière, le son de la cloche venait de lui parler deDieu. Elle s’élança d’un pas rapide dans la direction de la petiteéglise et vint tomber à genoux devant le portail. Les mains jointeset le front courbé, elle pria en pleurant. Quand elle se releva,elle pleurait encore, mais elle était résignée à vivre.

Elle reprit lentement le chemin de la maison de son père.

Ainsi que M. Moriset l’avait annoncé, Jules Thiéry étaitrevenu à Doncourt ; mais le retour du jeune soldat n’yramenait pas la joie. Le front de Jules était soucieux, et sonregard profondément attristé. Il embrassa ses parents et allas’asseoir silencieusement près de la cheminée.

Le père et la mère se regardèrent avec une douloureusesurprise ; chacun semblait demander à l’autre ce qu’ilsdevaient dire ou faire.

Jules, la tête inclinée sur sa poitrine, les bras pendants et leregard fixe, avait oublié que deux êtres qui le chérissaientuniquement, l’observaient et souffraient de le voir presqueinsensible à leurs caresses.

Après un instant de ce cruel silence, la mère s’approcha de sonfils et lui prit affectueusement la main.

Le jeune homme releva la tête, puis, attirant sa mère à lui, ill’embrassa à plusieurs reprises.

– Vous vous étonnez de ma conduite, vous me trouvezbizarre, n’est-ce pas, ma mère ? Peut-être avez-vous pensé queje vous aimais moins qu’autrefois. Oh ! ne le croyez pas, vousêtes toujours, vous et mon père, ce que j’ai de plus cher aumonde.

– Nous le savons, mon ami ; cependant nous necomprenons pas que tu ne trouves rien à nous dire.

– Que puis-je vous dire, bonne mère ? Me retrouverprès de vous est tout ce que je puis désirer.

– Tu as bien quelques questions à nous adresser ?

– Non, aucune.

– Je croyais pourtant que tu m’aurais demandé des nouvellesde Marcelle, reprit la mère en souriant.

– Marcelle ! c’est vrai, ma mère ; elle se portebien ?

– Oui, très bien. Et je suis sûre qu’elle t’attend cesoir.

– Je crois que vous vous trompez, ma mère.

– M. Moriset a dû dire que tu étais arrivé. Ne veux-tupas venir embrasser Marcelle et sa mère ; elles ne se serontpas couchées, pensant que tu viendrais leur faire une visite.

– Je n’ai rien à vous refuser, et puisque vous paraissez ledésirer, allons chez M. Moriset ; je serai heureux desouhaiter le bonsoir et d’embrasser…

– Marcelle ? interrompit madame Thiéry.

– Non, sa mère, fit Jules d’un ton sec.

– Et pour ne pas répondre à une nouvelle question, il seleva en disant :

– Partons !

– Marcelle venait de rentrer dans sa chambre lorsque lafamille Thiéry arriva. Jules fut reçu à bras ouverts par madameMoriset. Pour tout le monde, Marcelle exceptée, le retour du jeunesoldat était une vraie fête.

– Allons, femme, dit le père Moriset, donne-nous des verreset deux bouteilles de vieux vin ; il nous faut recevoirdignement ce brave défenseur de la France ; car tu leur en asfait voir de dures, aux ennemis, là-bas ?

– Mes camarades et moi, nous avons fait notre devoir.

– Et joliment, encore. Croiriez-vous, mère Thiéry, que j’aifait plus de vingt questions à votre fils sur la route, et qu’il adaigné à peine me répondre. Ma parole d’honneur, je crois qu’ilavait plus envie de pleurer que de bavarder avec moi.

– Je ne m’en défends pas ; et même, en ce moment,malgré le plaisir que j’éprouve en me revoyant ici, à Doncourt,près de mes parents, près de vous tous qui m’avez aimé enfant etqui m’aimez encore aujourd’hui, un affreux souvenir, la vue d’unhomme le cœur traversé par une épée, me poursuit sans cesse.

– S’agit-il d’un Russe que vous avez tué ? demanda lemessager.

– Celui dont je parle était un Français.

– Un de vos camarades ?

– Un de mes camarades ! Oh ! non, un soldat n’estpas un lâche !…

– Comme il dit cela ! On le croirait en colère, repritM. Moriset.

– Cet homme était donc un lâche ? demanda madameThiéry.

– Oui, un lâche, un misérable, qui devait recevoir sonchâtiment. Tenez, voulez-vous que je vous conte la chose ?

– Oui, oui, racontez, s’écria le messager en se frottantles mains ; j’aime les récits de bataille, moi.

– Alors, écoutez. Le lendemain de l’entrée de l’armée deCrimée dans Paris, quelques officiers et sous-officiers d’un mêmerégiment s’étaient réunis dans un café de la ville ; j’étaisdu nombre des derniers. Il y avait là aussi, avec nous, deux outrois jeunes gens, des pékins, comme nous les appelons, amenés pardes officiers leurs amis. Depuis une heure, les verres d’absintheet d’eau-de-vie de Champagne se succédaient sans intervalle, et lestêtes étaient fortement échauffées. Tout à coup, un des jeunesParisiens, s’adressant à un officier, lui demanda s’il connaissaitun soldat dont il lui dit le nom.

Le militaire nommé faisait justement partie de la réunion.

– Parbleu ! répondit l’officier en souriant et enregardant ce soldat, je crois bien que je le connais.

– Et est-il revenu de Crimée ?

L’officier, flairant une histoire réjouissante, voulut pour uninstant s’amuser aux dépens de celui qui l’interrogeait.

– Je suppose qu’il est encore à Sébastopol,répondit-il.

– En ce cas, je lui conseille d’y rester toujours.

– Bah ! et pourquoi cela ? demandèrent dix voix.Je vous prie de croire que le militaire dont on parlait, et quiécoutait tout cela, n’était pas sur un lit de roses.

– Voici, reprit le jeune homme, après avoir vidé sonsixième verre d’absinthe. Il y a quelque temps je suis allé dans levillage où est né ce soldat, village assez laid et où je n’auraispu rester huit jours, si deux yeux bleus, les plus ravissants qu’onpuisse voir, n’avaient trouvé moyen de me désennuyer et même de mefaire oublier Paris et mes amis. Je devins donc amoureux de labelle aux yeux bleus, et je résolus de m’en faire aimer.

– Ce qui ne manqua pas d’arriver, dit un des officier.

– La chose était assez difficile, reprit l’autre ; mesyeux bleus étaient fiancés au soldat de Crimée, et quoique n’ayantpas à craindre qu’il vînt me couper la gorge, il me fallait lechasser du cœur de ma belle, afin de m’y mettre à sa place.Savez-vous ce que j’imaginai ?

– Non.

– Je fis mourir le fiancé, c’est-à-dire que j’annonçai samort à mes yeux bleus.

– Lesquels ne te crurent pas.

– Au contraire, messieurs, la petite niaise crut à mesparoles comme à l’Évangile.

– Ah ! et ensuite ?

– Ensuite je fus aimé et… vous devinez le reste.

– En achevant ces mots, il se mit à rire bruyamment. Unsilence lugubre lui répondit. Tous les yeux s’étaient fixés sur lesoldat à qui on avait volé sa fiancée. Il s’était levé, pâle commeun mort, le regard étincelant et frissonnant de la tête auxpieds.

– En prononçant ces mots, Jules Thiéry s’était levé et sesyeux lançaient des éclairs.

– Et ils se sont battus ? demanda le père Moriset.

– Le lendemain, reprit Jules d’une voix lente et grave, leséducteur tombait mortellement frappé au bois de Vincennes.

– Bravo ! s’écria Moriset, voilà un brave soldat.C’est égal, ajouta-t-il, la petite aux yeux bleus n’était pas digned’être aimée par un si brave garçon.

– Maintenant, Jules, à votre santé.

– Après avoir bu, il reprit, s’adressant à safemme :

– Dis donc, si tu allais chercher Marcelle, elletrinquerait avec nous.

– Sans doute qu’elle est couchée et qu’elle dort, sans celaelle serait déjà ici.

– C’est égal, va voir, dit le messager.

– Madame Moriset passa dans la chambre de Marcelle ;presque aussitôt on l’entendit jeter un cri de douleur. Tous,excepté Jules, se précipitèrent dans la chambre voisine ; ilstrouvèrent madame Moriset qui relevait sa fille, évanouie au milieude sa chambre.

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