Les Amours de Village

Chapitre 6

 

Un soir, on était au mois de juillet, l’air était imprégné duparfum des fleurs, les blés ondulaient dans la plaine et la cigalechantait dans les hautes herbes. Un jeune homme portant l’uniformede sous-officier suivait le chemin de grande communication quiconduit à Auberive. C’était Prosper.

De temps à autre il s’arrêtait pour essuyer la sueur quiruisselait sur son front.

Son œil interrogeait les lieux et les objets ; en lesreconnaissant, il leur souriait comme à des amis que l’on revoit,comme on sourit à de gracieux souvenirs.

Tout à coup, il s’arrêta ; sa main s’appuya sur son cœurpour en comprimer les battements. Il venait d’apercevoir le clocheret les toits des premières maisons d’Auberive. Mais les deuxhabitations principales fixèrent seules son attention : laferme de son oncle Bertrand et la maison du fermier Richard. Aubout de quelques minutes, il continua à marcher, mais à traverschamps, pour ne pas être rencontré par quelqu’un du village.

Prosper ne savait rien de ce qui s’était passé à Auberive depuissept ans qu’il était absent. Il espérait retrouver Clarisse libreet l’attendant comme elle le lui avait promis. La pensée qu’elleavait pu épouser François lui vint cependant, mais il la repoussacomme impossible.

Bientôt il se trouva derrière la maison du fermier Richard. Ilmarchait derrière la haie du jardin, cherchant à se rappeler lesdernières paroles de la jeune fille :

– Oui, c’est bien cela, se dit-il, j’étais sur le point dem’en aller lorsque je l’aperçus, qui s’avançait lentement sous lesarbres. Elle était…

Au même instant, illusion ou réalité, il la vit distinctement.Comme la première fois, elle se dirigeait de son côté ; commela première fois aussi, elle était triste et rêveuse. Il crutd’abord que son imagination, frappée par le souvenir, abusait sesyeux. Mais c’était bien Clarisse. Il entendait le frôlement de sarobe sur l’herbe. Elle vint s’asseoir sur un banc de pierre, quiavait été placé sous un pommier depuis son départ, et il se souvintqu’à cette même place Clarisse lui avait dit adieu. Ses membrestremblèrent comme les feuilles d’automne prêtes à tomber, sarespiration fut un moment arrêtée et une sensation étrange luiserra les flancs. Il vit à quelques pas de lui une trouée dans lahaie, il s’y élança, et avant que Clarisse ait eu le temps de lereconnaître, il était à ses genoux.

Pendant ce temps, un troisième personnage se glissait près d’euxdans un massif de noisetiers : c’était François. De loin ilavait cru reconnaître Prosper ! il s’était dirigé vers lui etil allait lui adresser la parole, lorsque le militaire entra dansle jardin. En le voyant tomber aux genoux de sa femme, sa surprisefut telle que toutes ses facultés l’abandonnèrent un instant.

– Prosper ! s’écria Clarisse avec effroi, vousici ?…

– Je suis libre, Clarisse, et je reviens pour vousaimer.

– Pour m’aimer ! Oh ! ne dites pascela !

– Pourquoi Clarisse ? pourquoi ? Ne vous l’ai-jepas promis ?

– Il y a sept ans.

– Oui. Mais, comme il y a sept ans, je vous aime, Clarisse,nous nous aimons.

Prosper avait pris une des mains de la jeune femme et il lacouvrait de baisers. Clarisse la retira vivement.

– Prosper, laissez-moi ! s’écria-t-elle.Relevez-vous ; si quelqu’un vous voyait !…

– Je voudrais que le monde entier, fût présent pour luidire que je vous aime.

– Mais vous ne savez donc rien ?

– Quoi ?

– Je… je suis mariée, répondit Clarisse d’une voixétouffée.

– Mariée ! s’écria Prosper en se levant brusquement.Mariée !…

Clarisse laissa tomber sa tête sur son sein. Pauvre fleurflétrie !

– Vous êtes la femme de François, continua Prosper,lorsqu’il fut revenu de sa stupeur ; il était digne de vous etil vous aimait, Clarisse. Je comprends que vous m’ayez oublié.Rendez-le heureux ; donnez-lui tout le bonheur que j’avaisespéré et qui n’était pas pour moi.

Clarisse ne répondit que par un soupir étouffé.

– Je n’ai pas le droit de me plaindre de vous, Clarisse,continua Prosper. C’est ma faute si je me suis trompé en croyantque vous aviez gardé le souvenir de vos paroles. Oui, c’est mafaute ; je ne vous ai pas écrit, vous avez dû croire que je nevous aimais plus, et…

Sa voix se perdit dans un sanglot. Après quelques minutes desilence, il reprit :

– Je vais de nouveau quitter Auberive, mais cette foisc’est pour toujours. Mon retour n’est connu que de vous, carpersonne ne m’a vu. N’en dites rien, cela pourrait surprendreFrançois, et son bonheur doit être pur. Adieu, Clarisse,ajouta-t-il, adieu ! Pensez quelquefois à l’exilé.

Clarisse fit un mouvement comme pour le retenir. Elle aurait pului dire, car elle le pensait :

« Prosper, ne pars pas, reste près de moi, jet’aime ! » Mais elle ne prononça pas un mot. Elle retombaaffaissée sur le banc, et les larmes qu’elle retenait depuislongtemps coulèrent en abondance.

François, du lieu où il s’était caché, avait tout entendu ;il venait enfin de découvrir le secret de la tristesse et despleurs fréquents de sa femme ; découverte affreuse, qui luienlevait pour toujours sa tranquillité.

Évidemment, Prosper aimait Clarisse depuis longtemps, son humeursombre, à une époque déjà reculée, venait de là. S’il avait quittévolontairement Auberive, c’était donc pour lui abandonner Clarisse.Il se rappela quelques conversations dans lesquelles Prosper,faisant abnégation de lui-même, lui parlait de Clarisse enl’encourageant à l’aimer. Tous ces petits incidents qu’il n’avaitjamais remarqués, il se les expliquait maintenant. Sa premièrepensée, en voyant Prosper s’éloigner dans les champs, fut de couriraprès lui et de le forcer à revenir. Mais que lui aurait-ildit ? Quels moyens pouvait-il employer pour le retenir ?Aucun. Il le laissa donc partir. Clarisse était rentrée à la ferme,il sortit du jardin et se mit à marcher sans but dans la campagne.Il fit plusieurs comparaisons entre lui et son cousin, etl’avantage resta toujours à Prosper, à Prosper qui s’était sacrifiétant de fois pour lui. Il est vrai qu’alors il ignorait son amourpour Clarisse ; mais, aujourd’hui, qu’il savait tout,devait-il accepter le dévouement de son cousin ? Clarisse etProsper s’aimaient et tous deux souffraient par lui. Il avait faitle malheur de ces deux êtres qu’il chérissait et pour lesquels ilaurait voulu mourir.

– Non, s’écria-t-il, je ne pourrai jamais supporter lapensée que Prosper vivra malheureux, loin d’Auberive, à cause demoi. Et Clarisse ? lorsque je la verrai pleurer, le regretter,penser à lui… Prosper, mon rival, lui, que j’appelais monfrère ! Oh ! il faut bien que ce soit lui, pour que jelui pardonne de l’aimer, pour ne pas la maudire. Cependant, elleest ma femme, continua-t-il, j’ai des droits à son amour ! Etc’est lui qu’elle aime !

Il sentait la jalousie lui déchirer les entrailles, et ilcourait comme un insensé à travers champs.

Puis, revenant à des pensées plus conformes à son caractère, ils’accusait lui-même.

– Pourquoi n’ai-je pas deviné qu’ils s’aimaient ?C’est moi qui ai forcé Clarisse à se marier. Je me suis jeté aumilieu de leur bonheur, je les ai séparés ! Ah !malheureux ! j’ai brisé leur avenir !

Lorsque Prosper l’eut quittée, Clarisse, comme nous l’avons ditplus haut, rentra à la ferme. Elle avait été sur le point de setrahir, et elle s’applaudissait du courage qu’elle venait demontrer en laissant partir Prosper, sans lui avoir laissé devinerqu’elle ne l’avait point oublié et qu’elle l’aimait toujours. Maissa force n’était que factice ; si Prosper fût resté quelquesinstants de plus avec elle, peut-être n’eût-elle pas été maîtressede son cœur. Pour se rendre forte contre son amour, elle résolut detout avouer à son mari, de se jeter dans ses bras en luidisant : « Sauve-moi, protège-moi contre moi-même. Jeveux t’aimer, t’aimer uniquement. »

Elle attendit François dans cette intention ; mais, contreson habitude, le jeune homme ne rentra pas dans la soirée.

Il était une heure du matin lorsqu’elle se coucha. Elle ne puts’endormir, et, au petit jour, elle entendit François qui donnaitdifférents ordres à ses domestiques déjà tous levés.

Elle se leva aussi, s’habilla et descendit dans la cour.François n’y était plus. Elle ne le revit que dans la journée àl’heure du dîner, mais il lui parut souffrant, fatigué etpréoccupé ; elle n’eut plus le courage de lui faire l’aveupréparé la veille.

Un mois se passa. François était tout à son travail ; illui demandait des distractions qu’il ne trouvait pas. Il devenaitrêveur et taciturne ; de sombres pensées semblaient s’êtreemparées de lui. Toujours bon et affectueux pour sa femme, iln’avait cependant plus les mêmes élans de cœur, les mêmestransports d’amour. Un matin, c’était dans les premiers jours deseptembre, François se leva et embrassa Clarisse avec, unetendresse qu’elle ne lui connaissait plus. La veille déjà il avaiteu un retour de gaieté étrange, dont elle ne s’était pas bien renducompte : son rire avait été amer et contraint.

François prit un fusil en disant qu’il allait chasser, et ilpartit. Lorsqu’il se trouva seul dans la campagne, sa figures’assombrit. Tout en marchant d’un pas inégal, il jeta un regardsur son passé.

Trois figures passèrent devant lui : son père, Clarisse etProsper ; ces trois êtres avaient rempli sa vie. Il se retraçasa jeunesse heureuse avec Prosper, jusqu’à l’époque où il aimaClarisse ; les premiers jours de bonheur goûtés près d’elle,ses angoisses, ses tourments en la voyant triste et malade,jusqu’au jour où il découvrit enfin le fatal secret de son amourpour Prosper.

Il marchait depuis deux heures sans s’être aperçu du cheminqu’il avait fait. Il se trouvait dans la prairie ; il reconnutl’endroit où, plusieurs années auparavant, Prosper et lui avaientrencontré, un dimanche soir, les jeunes filles d’Auberive. C’est làque Clarisse lui avait donné son premier baiser. Il s’arrêta, celieu plein de souvenirs lui plaisait.

– Allons, se dit-il, ici ou plus loin il le faut ; lavie sans le bonheur n’est rien. Ma mort au moins sera utile, elledélivrera Clarisse. Au lieu d’être trois à tramer une existencemalheureuse, ils seront deux heureux.

Il chargea son fusil d’une demi-douzaine de chevrotines et jetaun regard rapide autour de lui. La campagne était déserte ;une corneille perchée sur un saule, devant lui, faisait entendre uncriaillement funèbre. Il appuya son front sur le canon du fusil, etde son pied, il pressa la détente ; le coup partit et il tombaà la renverse, la tête horriblement fracassée. Dans la soirée, deuxpaysans trouvèrent le cadavre et reconnurent François.

La mort du jeune homme fut naturellement attribuée à un de cesterribles accidents qui arrivent trop fréquemment dans les chasses.Cependant Prosper avait rejoint son régiment. Un jour, on vint luidire que son capitaine le demandait. Il se rendit près de lui.

– Le colonel, lui dit l’officier, vient de me faireremettre ces papiers ; une lettre du maire d’Auberive d’abord,qui contient une fâcheuse nouvelle pour vous.

– Ô mon Dieu ! s’écria Prosper, quelle nouvelle ?Qu’est-il arrivé ?

– Cette lettre à votre adresse vous l’apprendra, dit lecapitaine en tendant un papier à Prosper. Voici ce qu’ilcontenait.

« Mon cher Prosper,

» Je t’écris ces deux mots d’une main tremblante, pourt’apprendre le malheur affreux qui nous est arrivé. Ton cousin, monpauvre François, s’est tué par un accident étant à la chasse. Jesuis bien malheureux, mon cher Prosper ; maintenant il ne mereste plus que toi, tu es le dernier espoir de ma vieillesse. Jem’affaiblis tous les jours, et bientôt, je le sens, j’irairejoindre mon pauvre fils. Mais je mourrai content si tu es près demoi pour me fermer les yeux. M. le maire d’Auberive écrit àton colonel et le prie de pourvoir à ton remplacement.

» Aussitôt la présente reçue, reviens vite à Auberive, jet’attends.

» Ton oncle, BERTRAND. »

Deux jours après, Prosper arrivait à Auberive.

Un an s’écoula. Prosper avait vu Clarisse plusieurs fois, maisne s’étaient pas dit une parole rappelant le passé.

Un jour, le fermier Richard vint trouver le père Bertrand.

– Je viens vous faire une proposition, lui dit-il.

– Laquelle ? demanda Bertrand.

– Nous devenons vieux, mon cher Bertrand ; depuis lamort de François, vous êtes souvent malade et ma ferme va de mal enpis. Mais il y aurait un bon remède à tout cela.

– Voyons !

– Ce serait de réunir votre ferme à la mienne et de n’enfaire qu’une seule.

– Et Clarisse ? demanda Bertrand.

– Nous y voilà. Il faudrait que Prosper voulût la prendrepour femme.

– Oui, vous avez raison.

Prosper rentrait en ce moment. Bertrand lui fit part de laproposition du fermier Richard.

– Clarisse, répondit Prosper, a trop aimé mon cousin, samort est encore si récente que je ne saurais consentir à l’épouser,et je suis sûr qu’elle pense comme moi.

– Vous vous trompez, dit Richard, je lui en ai parlé, etelle m’a fait comprendre que ce mariage ne lui déplaisait pas.

– Serait-il vrai ? s’écria Prosper.

– Je ne serais pas venu vous trouver sans cela, réponditRichard.

Prosper laissa les deux fermiers et courut trouver Clarisse.

– Je viens de voir votre père, lui dit-il. Est-il vrai quevous consentiez à vous marier avec moi ?

– Oui, répondit-elle.

– Au moins, dites-moi que vous agissez librement.

– Pouvez-vous en douter, Prosper ? Ne vous ai-je pastoujours aimé ?

Un mois plus tard, les deux fermes étaient réunies sous ladirection de Prosper. Clarisse et lui étaient mariés.

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