Les Amours de Village

Chapitre 7

 

On était au mois de février, un des plus tristes de l’année. Àcette époque les nuits sont longues et les veillées aussi. C’est ceque pensait madame Cordier, qui se trouvait bien seule et bienisolée depuis le mariage de Céline. On lui avait cependant offertune chambre à la ferme, mais elle avait préféré rester dans sapetite maison, pleine de souvenirs chers à son cœur. C’est ens’entretenant avec eux, en leur demandant de lui sourire qu’elleessayait de charmer sa solitude. D’ailleurs, habituée au travail,et bien qu’elle n’eût plus à songer comme autrefois aux soucis dulendemain, elle ne restait jamais oisive. C’était encore un moyende chasser l’ennui. C’est elle qui reprisait le linge de la ferme,filait le chanvre et le lin, confectionnait les vêtements desjumeaux et leur tricotait des petits bas.

Un soir, elle travaillait, assise près de son feu, promenant sarêverie à travers son passé. Tous les chagrins, toutes lestristesses, toutes les joies, tous les bonheurs qui avaientaccompagné sa vie passaient, tour à tour, devant le regard de sonâme, ressuscités par le souvenir. C’était un nombreux cortège, oùrarement le sourire apparaissait au milieu des larmes.

Neuf heures venaient de sonner.

Tout à coup la porte de la maison s’ouvrit et un hommeentra.

À sa vue, madame Cordier se leva effrayée et chercha à seretrancher derrière un meuble. En effet, l’aspect de l’inconnun’avait rien de rassurant. Il avait la barbe longue, et ses cheveuxmal peignés tombaient sur son cou et encadraient son visage pâled’une maigreur affreuse. Il était coiffé d’un chapeau de feutre àlarges bords ; il portait un pantalon de gros drap et unelongue blouse de laine noire serrée au-dessus des hanches avec unecorde.

Il referma la porte, ôta son chapeau et s’avança vers madameCordier.

– N’ayez pas peur, dit-il d’une voix que l’émotion rendaittremblante.

Le son de cette voix fit tressaillir la vieille femme.

– Quoi, reprit-il d’un ton douloureux, vous ne mereconnaissez pas ? Je suis donc bien changé ?

– Non, je ne vous connais pas.

– Vous détournez les yeux… regardez-moi donc ! Je suisÉtienne, votre fils !…

– Étienne ! Étienne ! Oh Seigneur, monDieu ! s’écria madame Cordier.

Et elle s’affaissa sur un siège.

Il courut à elle, se mit à genoux, lui prit la tête dans sesmains et l’embrassa à plusieurs reprises.

– Maintenant, me reconnaissez-vous ? fit-ilgaiement.

Elle répondit par un sourd gémissement.

Il se releva et, effrayé à son tour, il regarda tout autour delui.

– Mère, où est Céline ? où sont les enfants ?demanda-t-il.

Madame Cordier se courba et cacha son visage dans ses mains.

– Malheur ! s’écria-t-il, ma femme estmorte !

Il chancelait sur ses jambes comme un homme ivre.

– Mais répondez-moi donc, mère, répondez-moi donc !reprit-il d’une voix rauque.

– Étienne, Céline n’est pas morte, balbutia madameCordier.

– Ah ! ah ! fit-il.

Il chercha un appui contre un meuble. Et là, la tête penchée sursa poitrine, il éclata en sanglots.

– Comme cela fait du bien de pleurer un peu, disait-il.

– Seigneur, mon Dieu ! ayez pitié de nous !murmurait la vieille femme.

Au bout d’un instant, étant parvenu à se calmer, il vints’asseoir tout près de madame Cordier.

– Mère, dit-il, pour la première fois de ma vie, je crois,je viens de connaître l’épouvante. À cette pensée que Céline, machère femme, n’était plus, il m’a semblé que la maison, le ciels’écroulaient sur moi et que j’étais écrasé… Vous ne me dites rien,pourquoi ne me parlez-vous pas ? N’êtes-vous pas heureuse deme revoir ?

Madame Cordier restait sans voix : la stupeur, une douleurpoignante la rendaient muette.

– C’est étrange, reprit-il, je comptais sur un autreaccueil…, on dirait que je suis, un étranger pour vous. Céline estallée passer la veillée chez quelqu’un, mais les enfants… ils sontlà, ils dorment…

Il indiquait de la main la porte fermée de la secondechambre.

– Oh ! j’ai hâte de les embrasser, fit-il.

Il se leva, prit la lampe et se dirigea vers la pièce où ilpensait trouver ses enfants endormis.

– Étienne, les enfants ne sont pas ici, dit madameCordier.

– Je ne vous comprends pas, que voulez-vous dire ?

– Céline et eux ne restent plus avec moi.

– Ma femme vous a quittée, vous, sa vieille mère ! Ques’est-il donc passé ?

– Étienne, Étienne… Ah ! vous me faitesmourir !

– Ce n’est pas me répondre, cela. Mère, je vous le demandeencore une fois : Où est Céline, où sont mesenfants ?

La vieille femme se redressa lentement.

– Je croyais avoir beaucoup souffert dans ma vie,murmura-t-elle ; eh bien ! non, en ce moment seulement jeconnais les horribles tortures de l’âme et du cœur ! Étiennecontinua-t-elle en s’adressant au jeune homme, depuis plus de deuxans vous étiez loin d’ici, et rien n’est venu nous dire que vousviviez encore. Pourquoi avez-vous gardé le silence, pourquoin’avez-vous pas écrit ?

– Pourquoi ? parce que je ne le pouvais pas. Plustard, mère, plus tard je vous raconterai tout… mais vous devezcomprendre que je n’aie en ce moment qu’une seule idée revoir mafemme et mes enfants.

– Nous vous avons cru mort, poursuivit madameCordier ; Céline, moi, vos parents, tout le monde. Nous avonsfait dire des messes pour le repos de votre âme, nous avons portédes habits de deuil.

– À quoi bon me dire tout cela ? vous voyez bien queje ne vous écoute pas.

– Il faut pourtant que vous m’écoutiez, mon fils, il lefaut… Céline ne voulait pas croire à votre mort. Elle espéraittoujours vous revoir et elle répétait : « Ilreviendra. » Le temps passait, les mois s’écoulaient. Lesprisonniers étaient tous revenus, et vous n’étiez pas avec eux.D’ici, on écrivit au ministre, – c’est M. Gérard, le maire,qui fit les deux lettres. Le ministre s’informa, vous fit chercheren Prusse, puis un jour Céline reçut un papier qui était votre actede décès. Comment se fait-il qu’à Paris aussi on vous ait crumort ? Je n’en sais rien. Nous, ici, nous ne pouvions plusdouter ; c’est alors qu’on porta votre deuil. On avait déjàbien pleuré, on pleura encore.

– Oui, fit Étienne, pendant que je souffrais là-bas, ici onétait désolé.

– Oh ! oui, bien désolé, reprit madame Cordier. Ainsi,Céline était veuve et ses deux enfants n’avaient plus depère ; c’était triste, bien triste…

– Cette pensée que ma femme me pleurait et qu’elle croyaitnos enfants orphelins, me fit souffrir mille fois plus que lesbrutalités des Prussiens… Mais les jours mauvais sont passés :Dieu rend à la femme qui se croyait veuve son mari et aux enfantsleur père.

– Non, Étienne, non, répliqua madame Cordier d’une voixpresque solennelle, les mauvais jours ne sont point passés.

Et mentalement, levant les yeux vers le ciel :

– Mon Dieu, donnez-moi la force et soutenez moncourage !

Le jeune homme sentit un frisson courir dans tous sesmembres.

– Mère, dit-il d’une voix anxieuse, vos paroles ont faitpasser la terreur et l’effroi dans tout mon être. Parlez :quel est l’effroyable malheur qui m’attend ici ?

– Étienne… commença madame Cordier. Puis, détournant latête :

– Oh ! fit-elle avec désespoir, jamais, jamais je nepourrai lui dire la vérité !

– Mais, si épouvantable qu’elle soit, cette vérité, jedois, je veux la connaître.

– C’est vrai, vous devez la connaître, réponditdouloureusement madame Cordier. Étienne, Céline se croyait veuve…elle s’est remariée !

Il poussa un cri sourd, horrible ; ses yeux s’ouvrirentdémesurément, il étendit les bras et tomba à la renverse.

Quand les soins de madame Cordier l’eurent rappelé à la vie,elle l’aida à se relever et à s’asseoir dans un fauteuil. Mais cene fut que longtemps après qu’il parvint à ressaisir ses idées et àavoir conscience de son affreuse situation. Soudain il se leva etbondit au milieu de la chambre.

– Mariée ! mariée ! s’exclama-t-il ; mais jene suis pas mort, ce mariage est nul… Ma femme m’appartient, je lareprendrai, la loi est pour moi.

Puis, marchant de long en large avec agitation, il répétait desphrases et des mots sans suite, incohérents, qui révélaient letrouble de son esprit.

Enfin il se rapprocha de madame Cordier et la pria de lui toutraconter.

Quand elle eut fini, elle ajouta :

– Ne maudissez ni moi, ni Céline, ni Jacques Pérard. C’estparce qu’il vous aimait, c’est en souvenir de l’amitié qui vousunissait qu’il a cru remplir un devoir en épousant Céline et enadoptant vos deux enfants. Céline pouvait-elle méconnaître lagénérosité de votre ami ? Pouvait-elle résister lorsqu’ils’agissait de l’avenir des enfants ?… Elle ne vous avait pasoublié, pourtant ; elle vous aimait toujours.

– Et maintenant, elle aime Jacques ?

– Je crois qu’elle commence à l’aimer.

Le malheureux poussa un profond soupir, et des larmes troplongtemps retenues s’échappèrent en abondance et baignèrent sesjoues.

– Ah ! reprit madame Cordier, si un mot de vous étaitvenu nous dire que vous existiez, c’est la joie, c’est le bonheur,qui accueilleraient aujourd’hui votre retour… Pourquoi n’avez-vouspas écrit ?

Je vais vous le dire :

« Un jour, il n’y avait pas deux semaines que j’étais enPrusse, – pour avoir refusé de faire une corvée qui me répugnait,laquelle d’ailleurs n’était pas dans mon service, un officierprussien, à peine âgé de vingt ans, cingla ma figure avec unebaguette qu’il tenait à la main. Furieux, je m’élançai sur lui etle frappai violemment au visage. On m’arrêta, et je fus jeté dansun cachot. Je passai devant une sorte de conseil de guerre qui mecondamna à mort. J’attendais le moment fatal, et j’avais écrit unelettre que j’espérais faire parvenir à Céline. Je pensais que cettedernière consolation ne serait pas refusée à un mourant. Lelendemain on vint me prendre dans ma prison, mais au lieu de meconduire devant un peloton d’exécution, on me mena au chemin de feret je partis pour le fond de la Prusse, du côté de la Pologne. Jen’ai jamais su ni pourquoi ni grâce à quelle intervention ma peineavait été commuée en celle de la prison perpétuelle dans uneforteresse.

» Entre les quatre murs d’une cellule étroite et glacée, sibasse de voûte que je ne pouvais m’y tenir debout, voyant à peinele jour, le soleil jamais, il m’est impossible de dire lessouffrances que j’ai endurées. Vingt fois, cent fois, j’ai demandéla permission d’écrire et supplié qu’on fît passer de mes nouvellesen France. Toujours on avait l’air de ne pas comprendre, ou on merépondait par des ricanements farouches. J’aurais pu, peut-être,acheter ce service ; mais je n’avais pas sur moi de l’or pourpayer la complaisance de mes geôliers. Et c’est dans les larmes, ledésespoir ou des transports de colère et de rage impuissante quej’ai passé de longs mois, ignorant tout et n’entendant jamaisparler qu’une langue détestée que je ne comprends pas. Enfin, il ya un mois, je parvins à tromper la vigilance de mes gardiens et àm’échapper de ma prison en risquant vingt fois ma vie. C’est enmendiant à travers la Hongrie, l’Autriche, l’Italie et la France,que j’ai fait la route à pied.

» Je revenais pour eux ; hélas ! je ne croyaispas que le bonheur me fût à jamais défendu. Pourquoi, condamné àmort, n’ai-je pas été fusillé ?… Pourquoi ne suis-je pas mortdans mon cachot ?… Pourquoi, en m’évadant, n’ai-je pas reçudans la tête la balle d’une sentinelle ?… pourquoi ?pourquoi ? Ah ! je le comprends !… il fallait qu’unenouvelle douleur, une douleur épouvantable, inouïe, me fit en uninstant oublier toutes les autres.

Ah ! s’écria-t-il les doigts crispés sur son crâne, mauditsoit le jour où je suis né !… »

Après cette dernière explosion de son désespoir, ses brastombèrent inertes à, ses côtés, sa tête s’inclina, et il restaimmobile, comme écrasé sous le poids de son malheur et de lafatalité.

– Étienne, qu’allons-nous faire ? demanda madameCordier d’une voix tremblante.

– Il est tard, répondit-il ; vous, ma mère, vous allezvous reposer. Moi, si vous le permettez, je passerai le reste de lanuit Ici, sur cette chaise.

– N’êtes-vous pas ici dans votre maison, mon cherenfant ?

– C’est vrai, fit-il avec un sourire navrant.

– Étienne, vous devez être très fatigué, je vous cède monlit ; je veillerai jusqu’au jour dans mon fauteuil.

– Non, dit-il, non, je ne veux pas me coucher. Ah !ah ! ah ! fit-il avec un rire étrange, me coucher,dormir… comme ce serait facile ! Demain, je ne dis pas, oui,demain…

– Alors, je resterai près de vous, Étienne : je neveux pas vous quitter.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer