Les Amours de Village

Chapitre 5

 

L’année suivante, au commencement de juillet, Céline donna lejour à deux jumeaux, un garçon et une fille jolis comme leurmère.

Après avoir fait quelques difficultés, Jacques consentit à êtrele parrain du petit garçon.

– Il va falloir travailler pour cinq, dit joyeusementÉtienne ; mais j’ai du courage et mes bras sont forts.

Quelques jours après, on apprit avec stupeur que la guerrevenait d’être déclarée à la Prusse. Mais on se rassura bientôt,lorsqu’on vit passer sur nos routes, marchant vers Metz et lesbords du Rhin, notre artillerie et nos magnifiques régiments decavalerie.

Personne ne doutait du succès. Mais bientôt, après Wissembourget Reichshoffen, les Allemands se jetèrent sur la France comme untroupeau de loups affamés.

Un immense cri de douleur s’échappa alors de toutes lespoitrines, et un frémissement de haine et de colère se répandit,comme une traînée de poudre qui brille, de l’Est à l’Ouest, et duNord au Midi.

On s’empressa de rentrer les dernières récoltes, et les paysansde l’Alsace et de la Lorraine prirent leur fusil en criant« Mort aux Prussiens ! Vive la France ! ». Puisvint le désastre de Sedan !

L’ennemi marchait sur Paris, et la France n’avait plus desoldats pour s’opposer à l’invasion. Le péril était grand. Afin decontinuer la lutte, on fabriqua, on acheta de nouveaux fusils. Onfondit d’autres canons, on appela les mobiles, les anciensmilitaires, enfin tous les hommes non mariés, de vingt àtrente-cinq ans, à la défense de la patrie.

Jacques Pérard reçut l’ordre de partir : Alors Étienne dità sa femme :

– Demain, Jacques et les jeunes gens de canton se rendentau chef-lieu, où ils doivent être armés. Je ne sais ce qui se passeen moi, Céline, mais il me semble que j’aurais honte si je restaisà Essex les bras croisés, quand la patrie est en danger.

– Ah ! tu veux me quitter ! s’écria la jeunefemme en pleurant.

– C’est vrai, je veux suivre Jacques et me battre à côté delui contre les ennemis de mon pays. C’est le devoir de tous lesFrançais.

– Mais on n’appelle pas les hommes mariés,répliqua-t-elle ; que parles-tu de devoir ?

– Je ne puis oublier que j’ai été soldat, Céline ;aujourd’hui la France est malheureuse, et ce serait une lâcheté dene pas mettre à son service mes bras, qui ont appris à se servirdes armes. Je ne te quitterai pas sans éprouver une vive douleur,mais le mérite d’une action est tout dans le sacrifice.

– Mais tu peux être tué ! reprit-elle ensanglotant.

– Je n’ai pas cette crainte, fit-il en souriant.D’ailleurs, si cela arrivait, la France, pour laquelle je seraismort, veillerait sur le sort de la veuve et des orphelins.

Il la prit dans ses bras et la serra contre son cœur.

– Pardonne-moi, Céline, reprit-il, pardonne-moi !… Jecomprends et je sens la peine que je te fais ; mais je suisentraîné par quelque chose de plus puissant que ma volonté.Vois-tu, depuis quelques jours, c’est comme du feu qui coule dansmes veines. Je t’aime plus que jamais, Céline ; j’adore et jevénère en toi la mère de nos enfants, et pourtant, je m’éloigneraisans faiblesse, parce que je suis plein de confiance dansl’avenir.

La jeune femme essuya ses larmes.

– Je n’ai pas ta force et ton courage, Étienne ; maismon affection n’est pas plus égoïste que la tienne.

« Il ne faut pas que tu puisses me reprocher un jour det’avoir empêché de remplir ce que tu appelles ton devoir. Parsdonc, puisque tu le veux, et que notre destinées’accomplisse ! »

Du chef-lieu, les mobilisés furent dirigés sur Nevers, où legouvernement de la Défense nationale avait établi un camp pourl’instruction des jeunes soldats.

Étienne rendit immédiatement de sérieux services commeinstructeur. Au bout de quinze jours, on donna à Jacques le gradede sergent. Étienne pouvait faire un excellent officier : onlui offrit l’épaulette de sous-lieutenant ; il la refusa pourconserver ses galons de sergent qui lui avaient été rendus dès sonarrivée à Nevers.

– Je ne reprends pas du service par ambition, répondit-il,mais seulement pour me battre contre les ennemis de la patrie.

« Et puis, on pourrait me séparer de Jacques Pérard et jene veux pas le quitter. »

Quand ce dernier apprit le refus d’Étienne il le blâma.

– C’était peut-être ta fortune, lui dit-il.

– Bah ! ma fortune est dans le travail et la force demes bras, répondit Étienne. Nous sommes amis, nous resterons égauxdans les rangs de l’armée ; je ne veux pas être tonsupérieur.

Le 9 novembre, les deux sergents firent des prodiges de valeur àla bataille de Coulmiers.

Ce jour-là, l’armée de la Loire, à peine formée et composée desoldats improvisés en deux mois, montra par son courage et sonintrépidité qu’on pouvait encore compter sur les immensesressources de la France. L’armée bavaroise fut défaite et abandonnaaux Français la ville d’Orléans. Alors une marche hardie sur Parispouvait amener la délivrance de la grande ville assiégée. Tout lemonde attendait et espérait ce mouvement. On se souvenait que dansmaintes circonstances l’audace avait changé la fortune de laFrance.

Malheureusement, le général en chef de l’armée de la Loireperdit un temps précieux à Orléans et permit à l’armée deFrédéric-Charles, devenue libre après la malheureuse capitulationde Metz, de venir se placer entre lui et Paris. Or, quand d’Aurellede Paladines voulut reprendre l’offensive, il se trouva en présencede forces supérieures.

C’est à Patay que nous retrouvons les deux sergents, Sur cepoint, la résistance fut longue et énergique ; malgré lapuissance de l’artillerie ennemie, le succès de la journée futlongtemps incertain. IL fallut l’ordre de battre en retraite pourlaisser l’avantage aux Prussiens.

Au moment où les Français abandonnaient leurs positions, JacquesPérard reçut une balle dans la cuisse. Étienne le vit tomber ets’élança pour le relever. Autour d’eux les obus éclataient et lesballes sifflaient ; de nombreux escadrons prussienss’élançaient dans la plaine pour s’emparer de nos traînards etmenacer notre arrière-garde.

– Laisse-moi, dit Jacques d’une voix faible, songe à toi etne t’expose pas plus longtemps au danger.

– T’abandonner ? jamais ! s’écria Étienne ;je veux te sauver ou je partagerai ton sort, quel qu’il soit.

– Malheureux ! tu n’entends donc pas le bruit de lafusillade ?

– Je n’entends rien ; mais je vois que tu es blessé,que tu souffres…

– Étienne, tu vas te faire tuer.

– Eh bien ! je mourrai près de toi, avectoi !…

– Mais je ne le veux pas. Pense à Céline et à tesenfants !…

– Ce sont eux qui me dictent mon devoir.

Il prit le blessé dans ses bras, le souleva et parvint à serelever en le tenant fortement embrassé. Sous le feu de l’ennemi,dans la neige jusqu’aux genoux et à travers une pluie de fer, ilchercha à atteindre un fourgon d’une ambulance française quirecueillait quelques blessés à cent mètres plus loin. Il n’avaitpas fait la moitié du chemin, lorsque tout, à coup deux escadronsde hussards prussiens débouchèrent à l’angle d’un petit bois et luicoupèrent la retraite.

Les deux sergents et une cinquantaine de mobiles furentenveloppés par les hussards et faits prisonniers.

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