Les Amours de Village

Chapitre 4

 

On est en hiver. Comme un immense, linceul, la neige couvre lesmontagnes et les vallées.

Lucile est assise devant un bon feu. Son bras est appuyé sur unetable et sa tête repose sur sa main. Un volume de la Comédiehumaine est ouvert sous ses yeux. Elle lit les Secrets de laprincesse de Cadignan.

Sur ces pages où Balzac fait jouer à la femme du monde sadernière scène de coquetterie, mademoiselle Blanchard cherche àsaisir une dernière lueur d’espoir.

Après s’être éclairé un instant, son front assombrit de nouveau.Il y a du dépit et de l’amertume dans le mouvement de ses lèvres.Deux larmes se suspendent aux franges de ses paupières.

Elle ferma son livre et le jeta loin d’elle avec impatience.

Elle ouvrit son piano et commença l’exécution d’une mélodie deSchubert ; mais elle s’arrêta dès le premier motif au milieud’une mesure ; elle se leva et alla se placer devant sonmiroir.

Elle examina longuement son visage, souriant et plissant sonfront tour à tour. Ses doigts fiévreux soulevèrent un bandeau de sachevelure et elle poussa un profond soupir en apercevant un cheveublanc qu’elle s’empressa d’arracher. Ce cheveu blanc n’était pasvenu seul annoncer à Lucite qu’elle commençait à vieillir.

Son visage avait perdu sa fraîcheur, les roses de son teints’étaient fanées sur ses joues creuses. On aurait dit qu’en seretirant les chairs avaient séché la peau et marqué des rides à sasurface.

Pour conserver sa jeunesse et rester belle longtemps, la femme abesoin d’aimer et de se savoir aimée.

Lucile avait trente-deux ans, c’est-à-dire douze ans de plusqu’à l’époque du mariage de sa cousine avec Georges Villeminot. Ladédaigneuse demoiselle reconnaissait enfin le tort qu’elle s’étaitfait avec ses folles prétentions, et commençait à perdre l’espoirde se marier.

Depuis plusieurs années les prétendants avaient disparu. Maismademoiselle Blanchard n’avait pas manqué de partis trèsconvenables.

Ce fut d’abord un jeune médecin, qui venait de s’installer dansle pays. Malheureusement, il louchait horriblement, et, à satroisième visite à la ferme, Lucile lui fit comprendre qu’ellen’épouserait jamais un homme qui ne pourrait la regarder autrementque de travers.

Vint ensuite un percepteur. Il avait vingt-six ans, de bellesmanières, une figure agréable. Mais il manquait deux canines à samâchoire supérieure. Lucile ne voulut pas entendre parler delui.

Plus tard, ce fut le tour d’un veuf, riche propriétaire habitantà la ville.

– Moi, épouser un veuf ! s’écria Lucile,jamais !

Un militaire se présenta. Âgé de vingt-huit ans, il étaitlieutenant de hussards ; mais ni le grade, ni le brillantuniforme ne purent toucher le cœur de Lucile. Le jeune officier luidéplut absolument ! Hélas ! il avait les cheveux noirs etla barbe rousse !

À tous elle trouvait de graves défauts. L’un était trop grand,l’autre pas assez. Celui-ci bégayait, celui-là avait déjà une placeblanche au sommet de la tête. Cet autre avait de grosses mains, oules oreilles un peu longues, ou la bouche trop grande, ou le neztrop petit.

Le dernier qui se présenta à la ferme était le fils unique d’unriche négociant retiré des affaires. Jeune, spirituel, instruit,charmant, enfin, il réunissait presque toutes les qualitésdemandées par Lucile.

Elle lui fit un accueil gracieux.

– Celui-ci va lui convenir, se dit le père Blanchard, cen’est pas malheureux, j’en remercie le ciel.

Le jeune homme savait la musique, il chantait même un peu.Lucile lui proposa un jour de chanter avec elle un duo duDomino noir. Il chanta faux.

Mademoiselle Blanchard lui fit de vifs reproches.

Toutefois, elle lui eût pardonné si, quelques jours après, il nes’était pas avisé de lui soutenir que la musique d’Hérold étaitsupérieure à celle d’Auber.

Or, ne pas être de l’avis de Lucile, qui préférait Auber àRossini lui-même, c’était vouloir perdre ses bonnes grâces.

L’imprudent jeune homme fut impitoyablement congédié.

À partir de cette époque, il n’entra plus un seul prétendant àla ferme. Les plus hardis reculèrent.

Pendant quelque temps, Lucile fut l’objet des railleries et despropos méchants des mauvaises langues de Millières. Elle allaitavoir trente ans, on la classa au nombre des vieilles fillesdestinées à reverdir et on l’oublia.

Nos lecteurs comprendront facilement quelle devait être lasituation d’esprit de mademoiselle Blanchard au moment où nousreprenons notre récit.

Elle reprit sa place près du feu, et, la figure cachée dans sesmains, elle se livra à de tristes pensées. Son front orgueilleux secourbait sous l’amertume de ses réflexions.

Mais bientôt elle releva la tête, ses yeux brillèrent d’unnouvel éclat.

– Non, non, s’écria-t-elle avec force, ma vie ne s’écoulerapas triste et isolée : je suis riche et je suis toujoursbelle, je sortirai de mon tombeau ! J’aurai ma part de bonheuret mes joies comme tant d’autres.

La vieillesse peut venir avec les années, elle ne m’atteindrapas, car j’ai la jeunesse du cœur. Les jours que l’on n’a pasemployés sont nuls dans la vie !

Ainsi, après les instants de sombre découragement, Lucile seroidissait, se révoltait contre ses craintes, revenait à l’espoiret rappelait autour d’elle toutes les illusions de sajeunesse ! Mais elle ne les conservait pas longtemps, elleretombait vite dans la réalité et, incertaine sur son sort, elleosait à peine interroger l’avenir.

Alors elle se repentait sincèrement de s’être montréedédaigneuse autrefois et d’avoir si souvent écouté ses caprices etson fatal orgueil.

La plupart des jeunes gens qu’elle avait repoussés étaientmariés depuis longtemps, et c’était autant de ménages heureux.

Rosalie, par exemple, portait sur son visage des rayonnements dejoie, qui étaient les signes visibles de son bonheur domestique.Mère de trois beaux enfants, son cœur s’était agrandi pour contenirl’amour maternel à côté de sa tendresse inaltérable pour sonmari.

Basée sur l’estime et fortifiée par la reconnaissance, sonaffection pour Georges devait être éternelle.

Cependant, malgré ses heures d’abattement et de tristesse,Lucile ne désespérait pas complètement de se marier. Elleattendait, mais bien décidée, cette fois, à accepter, sans examen,le premier qui se présenterait.

Tous les matins, elle se demandait :

– Est-ce aujourd’hui ?

Un jour, enfin, elle put répondre :

– Oui.

À deux époques de l’année, elle allait passer quelques jours àla ville chez une ancienne amie de pension. Elle eut l’occasion d’yrencontrer un jeune homme d’une tournure distinguée, âgé de trenteans environ, et qui avait acquis, dans la ville, la réputation d’unhomme d’esprit.

M. Hilaire Dermont s’était trouvé, à dix-huit ans, après lamort de son père, maître d’une fortune considérable. Pareil à tantd’autres fils de famille, qui paraissent ignorer la valeur del’argent, et se douter moins encore des immenses services qu’ilpeut rendre au pays lorsqu’on en fait un noble emploi ; tropjeune d’ailleurs, pour raisonner sainement, il quitta sa villenatale et alla habiter à Paris.

Il loua un appartement magnifique dans le quartier de la hautefinance, et se mit à fréquenter les artistes, les hommes delettres, entre temps les gens de bourse, le monde des théâtres eten général tous les jeunes oisifs du boulevard.

Il eut de nombreux amis, des chevaux, des voitures et desusuriers, qui lui escomptèrent ses propriétés.

Il devint ce qu’on appelle un viveur.

Au bout de quelques années, ruiné ou à peu près, il quittaParis, n’osant plus y rester pauvre, après y avoir vécu riche ettrès recherché.

Il était en train de croquer les épaves de son héritage, lorsqu’il rencontra mademoiselle Blanchard.

Le titre d’héritière que possédait Lucile le rendit très aimableet, très assidu auprès d’elle. Il ne tarda pas à proposer lemariage.

Lucile, fière d’avoir fait une conquête, qui flattait sonamour-propre et donnait satisfaction à sa vanité, s’empressad’accepter, sans examiner si le passé du jeune homme lui offraitune garantie suffisante pour son bonheur dans l’avenir.

Plusieurs personnes, cependant, se donnèrent la peine de luimontrer le danger qu’elle courait en associant son existence àcelle d’un homme sans conduite, qui avait en peu de temps dissipéune immense fortune.

Mais elle ne voulut rien entendre. La peur de rester fille toutesa vie lui ferma les yeux.

Elle avait attendu si longtemps !

Le rêve de toute sa vie fut réalisé. Elle alla habiter à laville et put, un instant, paraître dans ce monde où elle avait sivivement désiré occuper une place.

Cependant, quelques mois après son mariage elle pleurait. Commeau village, le vide se faisait autour d’elle. La malheureuse avaitcompris qu’elle ne possédait point l’affection de son mari.

Le bonheur lui manquait toujours.

Un an après le mariage de sa fille, le père Blanchardmourut.

Madame Dermont prit sa mère avec elle.

M. Dermont se fit donner, par sa femme et sa belle-mère,une autorisation et vendit la ferme de Millières, ainsi que toutesles autres propriétés des biens laborieusement acquis par letravail de plusieurs générations.

Un capital de plus de trois cent mille francs, produit de lavente, fut placé par M. Dumont, en son nom.

Par ce fait, Lucile et sa mère se trouvaient dépossédées.

La fortune du fermier passait tout entière dans des mainsétrangères.

Madame Blanchard, enlevée à sa vie paisible et régulière, ne puts’accoutumer à l’existence tout opposée qu’elle avait à la ville.La transition avait été trop brusque pour son âge. Sa santé, déjàaltérée par le chagrin que lui avait causé la mort de son mari,déclina sensiblement. Les soins de Lucile ne purent la sauver. Sixmois après la mort du fermier, elle le rejoignit dans la tombe.

M. Dermont était revenu peu à peu à ses anciennes habitudeset jetait dans sa vie d’homme marié tous les désordres de sajeunesse. Son goût pour les plaisirs reparaissait d’autant plus vifqu’il avait dû, par suite du mauvais état de ses affaires, s’enpriver plus longtemps.

Son mariage n’avait pas été autre chose qu’un odieuxcalcul ; il n’avait épousé mademoiselle Blanchard que pourretrouver une fortune. Le jour où, grâce à son adresse indélicate,cette fortune lui fut imprudemment livrée, sa femme ne représentantplus une valeur, un chiffre, elle n’avait plus rien été pour lui,pas même un obstacle dans sa vie.

Abandonnée, méprisée peut-être, Lucile dévorait ses larmes,maudissait son fatal orgueil et souhaitait la mort.

La malheureuse allait bientôt connaître la profondeur de l’abîmedans lequel elle s’était précipitée.

Un soir, elle apprit que M. Dumont venait de quitter laville avec une actrice du théâtre, et qu’il se rendait à Paris.

Cette nouvelle la frappa comme un coup de foudre. Elle frémit enenvisageant sa position et en pensant à l’avenir. De l’héritage deson père, elle n’avait rien su conserver pour elle. Après avoir étériche, elle se trouvait pauvre, sans courage et sans force, obligéede lutter contre l’adversité et la misère.

Quelques jours après, un huissier se présentait chez elle au nomde la loi, et à la requête d’un créancier de M. Dermont, pourfaire l’inventaire de son mobilier et en opérer la saisie.

Ella ne s’attendait pas à ce nouveau malheur.

– Ô mon Dieu ! s’écria-t-elle, que vais-jedevenir ?

Il fallait prendre immédiatement un parti. Elle pouvait trouverun asile dans quelque maison de la ville ; mais, pour rien aumonde, elle n’eût voulu subir cette humiliation.

Sa cousine Rosalie, dont elle connaissait l’amitié sincère,était la seule personne près de laquelle elle pouvait se réfugiersans avoir trop à rougir.

Elle fit quelques paquets de ce qu’il lui était permisd’emporter, et, le lendemain, elle quitta la ville.

Elle arriva à Millières à cinq heures du soir. On était auxjours de la moisson, tout le monde était dans les blés. Rosalie setrouvait seule à la ferme. Les deux cousines s’embrassèrent aveceffusion.

Lucile raconta à Rosalie, en versant d’abondantes larmes, sadouloureuse histoire.

– Voilà ce que je suis devenue, ajouta-t-elle. J’en suisréduite, aujourd’hui, à venir te demander l’hospitalité.

– Oh ! je vous plains bien sincèrement, ma chèrecousine, dit Rosalie en entourant de ses bras le cou de madameDermont. Vous qui deviez être si heureuse !… Votre mari… maisce n’est pas un mari, cet homme-là, c’est un monstre !

Ah ! ma chère Lucile, vous avez compté sur moi, sur nous,je vous en remercie. Soyez rassurée : ici, rien ne vousmanquera, Georges est si bon !… Lui et moi, nous vous feronsoublier que vous êtes malheureuse.

– Rosalie, cela ne s’oublie jamais.

– Si, si, vous verrez : nous vous arrangerons unejolie chambre, que vous meublerez vous-même… Georges vous feravenir un piano de la ville, il vous achètera des livres…

– Des livres, un piano ! non, non, s’écriaLucile ; il me fallait cela autrefois mais je ne suis plus ceque j’étais, je ne suis plus rien. Va, je tâcherai pourtant dedevenir ce que j’aurais dû être toujours, la fille du fermierBlanchard, une paysanne, simple, modeste et bonne comme toi,Rosalie.

J’habiterai dans ta maison, puisque que tu veux bien m’yrecevoir ; mais je ne veux, pas y être à la charge de tonmari, je travaillerai.

– Vous, travailler ! Oh ! non, parexemple !

– Oui, Rosalie, oui, je travaillerai. Mon corps se pliera àla fatigue, et si parfois je manque de force, je n’aurai qu’à teregarder, tu me donneras du courage.

– Ma cousine, c’est impossible, je ne souffrirai pas…

– Tu oublies, Rosalie, que je suis pauvre. Je doistravailler si je veux vivre, car, ajouta-t-elle en rougissant, jen’accepterai jamais une aumône.

– Ah ! Lucile, c’est bien mal de me parlerainsi ! dit Rosalie avec un accent de reproche. Vois-tu, celan’est pas bien… tu es fière avec moi !

À ce moment, Georges Villeminot, qui était entré dans la salle,sans être aperçu et avait tout entendu, s’avança vers les deuxjeunes femmes.

– C’est une noble fierté, celle-là, dit-il. Madame Dermonta raison, le travail c’est l’indépendance.

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