Les Amours de Village

Chapitre 5

 

Ce jour-là, le soleil s’était levé dans un ciel superbe ;ses rayons avaient bu rapidement la rosée et comme c’était undimanche, jour de fête, les petits pieds des jeunes fillespouvaient courir sur l’herbe verte de la grande pelouse située àl’une des extrémités du village.

C’est sur cette place, gazonnée et fleurie de pâquerettes, quedansait habituellement la jeunesse villageoise, sous l’œil desmères de famille.

Deux rangées d’ormes séculaires, aux vastes ramures, aufeuillage épais, épandaient sur la pelouse une ombrerafraîchissante.

Les cordes des violons, chantant sous l’archet, envoyèrentquelques-unes de leurs notes joyeuses aux oreilles d’André, qui sepromenait seul et songeur dans le jardin de son père. Il releva latête et sembla aspirer avec délices l’air pur et parfumé qui luiapportait l’harmonie d’un quadrille animé.

Il écouta pendant quelques instants, regardant les feuilles desarbres frissonner sous les caresses de la brise, et deux pinsons sepoursuivre à travers les branches.

Mais bientôt un éclair jaillit de ses yeux et rayonner sonfront.

– Mes amis m’oublient, se dit-il ; depuis plus d’unmois ils s’amusent sans moi. Aujourd’hui, je vais reparaître aumilieu d’eux, je vais les surprendre. Et Huguette ! Ah !elle ne se doute pas que ce soir je la ferai danser !

Il rentra dans sa chambre. En un instant il fit tomberl’appareil qui, depuis la nuit de l’incendie, recouvrait sablessure.

Son premier mouvement fut de se regarder dans une glace.

Une cicatrice rose et légèrement violacée par endroits,s’étendait au milieu de la joue gauche jusqu’à l’oreille et à lanaissance des cheveux sur le front. L’œil avait été respecté par lefeu, et grâce à l’habileté du médecin, les chairs ne s’étaient nicreusées, ni plissées. Du reste, il était supposable que lesteintes un peu vives de la brûlure disparaîtraient avec le temps, àmesure que la peau, mince et transparente, prendrait de laconsistance.

– Ce n’est pas joli, pensa André, en faisant une légèregrimace.

Puis, après un nouvel examen :

– Après tout, je pourrais être entièrement défiguré,borgne, aveugle même… J’ai donc toutes sortes de bonnes raisonspour me consoler. Du reste, en me regardant mieux, je me trouve unpeu moins laid.

Il sortit sur ces mots et se dirigea du côté de la pelouse.

Nous ne dirons point le nombre des mains qui serrèrent lessiennes ; il faudrait pour cela nommer tous ses amis, et ilsétaient nombreux.

À son arrivée, les violons étaient restés sans voix ; lesdanseurs avaient déserté le quadrille pour accourir vers lui ;les deux ménétriers eux-mêmes s’étaient élancés du haut de leurplanche, supportée par deux tonneaux, afin d’exprimer au jeunehomme tout le plaisir qu’ils avaient de le revoir.

André fut extrêmement sensible à toutes ces marquesd’amitié ; mais il était impatient de s’approcher de Huguette,qu’il venait d’apercevoir au milieu d’un groupe de jeunesfilles.

Cependant, les musiciens s’étant de nouveau perchés sur leurestrade aérienne, on songea à reprendre les dansesinterrompues.

André, le cœur ému et le visage souriant, s’avança enfin versHuguette. Mais, au lieu du sourire qu’il attendait, ce fut unregard froid qui l’accueillit.

Ce regard tomba sur son cœur comme un morceau de glace.

– Huguette, lui dit-il, je venais vous inviter pour lequadrille.

– C’est une valse qu’on va danser, répondit Huguette avecun mouvement d’impatience.

– Je ne le savais pas ; n’importe, je vous invite,pour la valse.

– Vous venez trop tard, répondit sèchement la jeunefille ; je suis engagée.

Un nuage passa sur le front d’André. Il commençait àcomprendre.

– Et après la valse ? reprit-il.

– J’ai promis pour toute la soirée.

– Ah ! fit André, essayant de sourire, vous nem’attendiez pas, et… je comprends.

– C’est vrai, je ne vous attendais pas.

– Et je m’aperçois que j’ai eu tort de venir.

– En effet, monsieur André, vous n’auriez pas dû sortirencore, car vous n’êtes pas guéri.

– Vous croyez, Huguette ?

– Cela se voit sur votre figure, répliqua la jeune fille enfaisant une petite moue dédaigneuse.

Ces paroles cruelles frappèrent André en plein cœur. Il nepouvait plus se faire aucune illusion, Huguette n’avait pas mêmepris la peine de lui cacher sa pensée ; il n’avait plus defiancée.

La jeune fille lui tourna le dos brusquement et s’élança au brasde son cavalier, qui l’entraîna à la première mesure de lavalse.

André, immobile, le regard ahuri et comme foudroyé, la suivitdes yeux un instant ; il la vit pencher sa tête sur l’épaulede son danseur et lui dire tout bas quelques mots. Au mouvement deses lèvres, il crut deviner qu’elle disait :

« Ce pauvre André, il ne se doute pas, vraiment, qu’il estdevenu laid à faire peur. »

Alors son cœur se serra et cessa de battre un instant ; sesyeux, voilés, ne distinguaient plus les objets ; des sonsindistincts, confus, résonnèrent à ses oreilles comme des plaintesil s’éloigna en chancelant et alla s’asseoir, plus loin, sur unpetit tertre au pied d’un orme.

Là, ne croyant pas avoir à redouter aucun regard indiscret, illaissa tomber sa tête dans ses mains.

– Oh ! c’est affreux, murmura-t-il, mon bonheur estbrisé !… Comme elle m’a parlé ! quelle froideur !quel dédain ! Elle n’a pu trouver une seule bonne parole à medire. Mais, en revanche, elle a bien su me faire comprendre quej’ai la joue brûlée, que je suis laid, que je suis devenu un objetde répulsion… Ainsi, pour elle, qui devait être ma femme, je suisaujourd’hui un malheureux qui lui fait horreur ! Oh !j’aime encore mieux cela que de la pitié !… Huguette,Huguette, je ne savais pas que vous manquiez de cœur… Elle m’arepoussé, elle me fuit ; elle me l’a fait comprendre, tout estfini entre nous, je ne dois plus penser à elle !

Ses yeux étaient remplis de larmes ; il se retenait pour nepas sangloter.

– Ce matin, reprit-il, mon père me disait encore :« Dans huit jours, je mettrai la faux dans mes blés ;c’est dans trois semaines, André, que tu conduiras Huguette devantM. le maire et M. le curé. » Ne nous pressons plustant de couper nos moissons, mon père ; votre fils ne se mariepas…

Tout à coup, une main se posa doucement sur l’épaule du jeunehomme.

André se redressa vivement ; mais aussitôt son regards’adoucit et ses traits s’animèrent. Mademoiselle Michelin étaitprès de lui.

– Bonjour, Marie, lui dit-il en lui tendant la main.

Marie, rouge comme une cerise mûre, mit sa main mignonne ettoute peureuse dans celle d’André.

– Monsieur André, dit-elle d’une voix douce et tremblante,pourquoi vous éloignez-vous ainsi de tout le monde ? pourquoine dansez-vous pas ?

Il la regarda et répondit :

– Je n’ai pas le cœur à la joie, Marie.

– Alors, c’est pour cela que vous fuyez ceux quis’amusent ? reprit-elle tristement.

– Je ne fuis personne, Marie, répliqua-t-il vivement ;seulement, je me suis aperçu que ma présence n’était pasagréable.

– Oh ! vous ne dites pas cela pour vos amis, monsieurAndré.

– Mes amis ! s’écria-t-il ; puis-je savoir s’ilm’en reste seulement un ?

– Ah ! Monsieur André, c’est mal de douter ainsi.

– Vous me donnez tort, Marie, vous me donnez tort, parceque vous ne savez pas que mon cœur souffre et que j’ai le droit deme plaindre. Avez-vous vu Huguette ?

– Elle est là, répondit la jeune fille d’une voix faible,elle danse.

– Oui, elle danse, elle se fait admirer, elle sourit àchaque compliment qu’on lui adresse ; elle aime tant àentendre dire qu’elle est jolie ! Sa coquetterie triomphe,elle est heureuse. Ah ! il sera bien fou celui qui, trompé parun de ses regards, un de ses sourires, croira y voir l’image de soncœur ! Son cœur ! elle n’en a pas… Huguette n’a d’amitiépour personne, elle n’aimera jamais qu’elle-même.

– Vous la jugez mal, monsieur André ; Huguette vousaime, vous.

– Moi ! Je l’ai cru, je le croyais encore tout àl’heure ; mais elle a eu le courage de m’enlever touteillusion à ce sujet.

– Mon Dieu ! que vous a-t-elle fait ?

– Elle m’a blessé cruellement.

– Huguette, votre fiancée ! Est-ce possible ?

– Oh ! ma fiancée fit le jeune homme avec un sourireamer.

La tête de la jeune fille se pencha sur sa poitrine, et deuxlarmes roulèrent dans ses yeux.

– Vous ne pouvez croire cela, Marie, reprit André, parceque vous êtes bonne.

– Monsieur André, répondit la jeune fille, Huguette n’estpas méchante ; elle n’a pas eu l’intention de vous faire de lapeine, j’en suis sûre. Tout à l’heure elle vous demanderapardon.

– Voulez-vous connaître la cause du changement demademoiselle Huguette ? reprit André.

– C’est donc sérieux ?

– Oui. Regardez-moi.

– Je vous regarde.

– Comprenez-vous ?

– Non.

– Vous ne voyez pas sur ma figure ?…

– La brûlure !

– Cela me rend affreux ?

– Mais non.

– Comment ! vous ne me trouvez pas laid,repoussant ?

– Mais non, monsieur André.

– Ah !… Eh bien, Marie, cela prouve que Huguette penseautrement que vous.

– Quoi ! c’est pour cela ?…

– C’est pour cela, Marie ; c’est parce que j’ai lajoue brûlée que mon mariage avec Huguette, dont, on a beaucoupparlé, n’aura pas lieu. Maintenant vous comprenez que ma placen’est plus au milieu de ceux qui sont joyeux ; je n’ai plusqu’à rester chez mon père pour y cacher ma laideur.

– Ne parlez pas ainsi, monsieur André ; si Huguetteest changée à ce point, si elle vous dédaigne, une autre vousaimera comme vous êtes digne de l’être.

– Une autre, dites-vous ? Laquelle ?

– Je ne sais pas, répondit Marie embarrassée.

– Je n’ai plus cet espoir, reprit André tristement ;je suis trop laid pour qu’une jeune fille consente à devenir mafemme.

– Monsieur André, vous vous trompez, protesta Marie.

Puis, aussitôt, elle poussa un petit cri à la vue du pèreJubelin, et s’enfuit comme un oiseau effarouché pour allerrejoindre sa mère.

– Ah çà ! est-ce que Marie a peur de moi ? dit lefermier en arrivant près de son fils.

– Je ne le pense pas, répondit André.

– Après l’avoir vue s’envoler à mon approche, j’aurais lieude le croire.

– En effet, pourquoi est-elle partie si vite ? sedemanda le jeune homme.

Et il marcha tout rêveur à côté de son père, cherchant le mot del’énigme.

Les danses continuaient, il fit le tour du bal, mais sanschercher à revoir Huguette.

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