Les Amours de Village

Chapitre 8

 

Dès que le jour parut, madame Cordier s’occupa du déjeuner.Étienne ne voulait rien accepter. À force d’instances, elle parvintà lui faire manger deux œufs à la coque et boire un demi-verre devin vieux.

– Vous avez longuement réfléchi : avez-vous pris unedécision ? lui demanda-t-elle.

– J’ai longuement réfléchi et j’ai pris une décision,répondit-il.

– Qu’allez-vous faire ?

Cette question, si naturelle, le fit tressaillir.

– Je vais aller à la ville, dit-il.

– Vous avez raison, Étienne ; avant tout, vous devezconsulter les magistrats.

Après un moment de silence, il reprit :

– Je voudrais bien, avant de partir, embrasser mes enfants.Ne pourriez-vous pas aller à la ferme et revenir aveceux ?

– Je ferai tout ce que vous voudrez, Étienne. Faudra-t-ilprévenir Jacques et Céline ?

– Sur la tête de votre fille, mère, sur celles de vospetits-enfants, je vous conjure de ne pas dire un mot !répondit-il vivement.

– Je me tairai, dit-elle.

Elle mit une coiffe blanche, jeta un fichu sur ses épaules etsortit.

Elle revint au bout d’une demi-heure, amenant les enfants.

Étienne les entoura de ses bras et les tint serrés sur sapoitrine. Ensuite il les mit sur ses genoux, prit dans ses mainsles deux petites têtes blondes et les couvrit de baisers.

– Comme ils sont grandis ! comme ils sont beaux !se disait-il.

Les enfants se laissaient caresser sans rien dire ; ilsn’étaient pas effrayés, mais la petite Marie, plus timide que sonfrère, semblait vouloir cacher sa figure ; ce dernierregardait en dessous Étienne, dont la longue barbe paraissaitvivement l’intéresser.

Le pauvre père aurait bien voulu les interroger, les fairecauser. Au milieu de son malheur, c’eût été pour lui une grandejoie. Il se la refusa, dans la crainte de se trahir. Il lesembrassa encore une fois, puis il se leva en disant :

– Je pars.

Madame Cordier lui mit dans la main ses petites économies, deuxbillets de vingt francs.

– C’est plus qu’il ne me faut, dit-il.

Il mit son chapeau, qu’il enfonça sur ses yeux ; parsurcroît de précautions, il enveloppa le reste de son visage avecun vieux cache-nez de laine. Il sortit par une porte de derrièreouvrant sur les jardins.

Pour gagner la grande route, il devait traverser une sorte devallée au fond de laquelle coule une petite rivière bordée de vieuxsaules aux troncs tordus.

En été, pendant les jours de grande sécheresse, larivière : est souvent à sec ; on peut alors la franchirfacilement en plusieurs endroits, en passant sur de grossespierres.

Mais les pluies des jours précédents et la fonte des neigesavaient amené une crue ; la rivière débordait sur plusieurspoints.

Devant cet obstacle, Étienne éprouva une vive contrariété.

Il savait qu’en remontant vers le village, il trouverait unepasserelle ; mais il lui fallait se rapprocher des maisons, cequ’il avait voulu éviter d’abord, dans la crainte de rencontrerquelqu’un et d’être reconnu, ce qu’il eût considéré comme unvéritable malheur.

En effet, si sa présence dans le pays venait à être connue, saposition déjà si affreuse devenait plus horrible encore et il nelui était plus possible de mettre à exécution un projet qu’il avaitconçu dans la nuit.

La ville est à six lieues d’Essex, et il était absolumentnécessaire qu’il s’y rendît. Voulant revenir au village le soirmême, de bonne heure, il avait donc douze lieues à faire àpied ; car toujours pour ne pas risquer d’être reconnu, il nevoulait pas se servir des voitures publiques.

Or il était déjà tard, et il n’avait pas une minute àperdre.

On devine son désappointement lorsqu’il se vit tout à couparrêté dans sa marche par le cours d’eau.

Il se trouvait placé entre ces deux alternatives :

Descendre en suivant la rive droite de la rivière, afin d’allerla traverser sur un pont de pierre à environ une lieue de distance,ou affronter le voisinage des habitations en remontant jusqu’à lapasserelle, qui n’était pas à plus de trois cents mètres delui.

Dans le premier cas, obligé de suivre les méandres du coursd’eau et de marcher souvent dans les terres ensemencées etdétrempées par les pluies, pour se détourner des terrains bassubmergés, il calcula qu’il perdrait au moins deux heures.

Il hésita un instant. Mais, devenu libre après plusieurs annéesde captivité, il savait combien est précieuse la liberté ; ilne put se résoudre à dépenser deux heures inutilement.

Il revint vers Essex, se dirigeant du côté de la passerelle.

À chaque pas, une pierre, un buisson, un arbre, un accident deterrain, un objet quelconque frappait son regard et lui rappelaitun souvenir, une de ses joies d’autrefois.

Au milieu d’un pré, il s’arrêta devant un grand peuplier.

Il était sous le coup d’une émotion extraordinaire. De grosseslarmes roulaient dans ses yeux.

Sur le tronc de l’arbre, il retrouva un E et un C, et au-dessousune date.

Quinze ans auparavant, avec la pointe d’une lame de couteau, illes avait gravés dans l’écorce.

Ces deux initiales, cette date, avaient été comme le prologue del’histoire de son bonheur. Jamais il ne l’avait oubliée, cette datemémorable.

Ce jour-là, près du peuplier, Céline et lui s’étaientrencontrés : l’arbre avait des feuilles, des oiseauxchantaient cachés dans ses branches ; l’herbe était fleurie,dans le ciel bleu, le soleil souriait.

Pour la première fois, il avait osé toucher la main de Céline enlui disant :

– Je vous aime !

Et ce même jour, les yeux baissés, Céline lui avaitrépondu :

– Si ma mère y consent, je serai votre femme !

Le malheureux ne pouvait s’éloigner de cet arbre qui,impitoyable raillerie. Il portait encore les traces de son bonheurdétruit.

– Le printemps qui va venir, pensait-il, lui rendra saverte parure ; les oiseaux viendront encore chanter dans sesbranches ; en juin, sous son ombrage, les faneuses sereposeront comme tous les ans… Le printemps et l’été rendent tout àla terre Et Dieu qui a tout créé, Dieu qui peut tout, ne me rendrapas mon bonheur perdu !…

Un sanglot déchirant s’échappa de sa poitrine ; il poussaun cri sourd, désespéré, et s’éloigna brusquement.

Une nouvelle épreuve, plus douloureuse et plus cruelle encore,l’attendait un peu plus loin.

Au bord de la rivière, à vingt pas de la passerelle, deux hommesétaient occupés à mettre en fagots les branches récemment coupéesd’une vingtaine de vieux saules.

Dans ces deux hommes, Étienne reconnut son père et un de sesfrères.

Depuis deux ans, le père Radoux avait bien vieilli. Il étaitencore fort et robuste ; mais ses cheveux étaient devenus toutblancs et des rides profondes se creusaient sur son front et sesjoues.

– Pauvre père ! se dit Étienne ; il m’aimait bienaussi, lui… Est-ce donc le chagrin qui l’a changé ainsi, en si peude temps ?

Son premier mouvement, mouvement irréfléchi sans doute, maisbien naturel, fut de s’élancer vers le vieillard, prêt à luicrier :

– Celui que vous avez pleuré, que vous regrettez encore,n’est pas mort je suis Étienne, je suis votre fils !

Mais aussitôt une sorte de terreur s’empara de lui ; il luisembla que des pointes acérées s’enfonçaient dans son cœur. Le criqu’il allait jeter s’arrêta dans sa gorge serrée ; un nuagepassa devant ses yeux ; il chancela, mais il restadebout ; le souvenir de sa femme, de ses enfants, de Jacquesle rendit maître de lui-même.

Il se redressa plus fort et plus énergique et, croyant ne pasavoir été aperçu, il se jeta dans un chemin creux, derrière unehaie, afin de continuer son chemin vers la passerelle.

Mais si rapide qu’eut été son mouvement, il n’avait pas échappéau père Radoux, qui, ayant lié son fagot, se relevait juste aumoment où il sautait derrière la haie.

– As-tu vu cet individu qui marche là-bas dans la ruelledes jardins ? demanda le vieillard à son fils.

– Oui, père, je l’ai vu.

– On dirait qu’il a eu peur de nous.

– C’est certain, mon père.

– Si telle est aussi ton idée, c’est assez drôle.

– C’est probablement un vagabond, qui aurait encore plusgrand’peur des gendarmes que de nous.

– Ou bien un pauvre diable qui cherche du travail ou dupain, répliqua le père Radoux.

– Voulez-vous que je coure après lui ?

– L’inquiéter ! pourquoi ? Achève ton fagot, mongarçon, cela vaudra mieux.

En ce moment, Étienne traversait la rivière sur lapasserelle.

– C’est vraiment un gaillard bien bâti, reprit le pèreRadoux. Il a la taille et la tournure de ton frère, mon pauvreÉtienne : ne trouves-tu pas ?…

Et au souvenir de son fils, deux grosses larmes tombèrent surles joues du vieillard.

– Allons, fit-il avec brusquerie et comme s’il eût étémécontent de lui-même, travaillons ! il faut que nous ayonsachevé notre ouvrage pour l’heure de la soupe.

Étienne s’éloignait rapidement. Un instant après, il était surla grande route.

À deux heures, il entrait dans la ville. Il n’y resta qu’unedemi-heure. Vers huit heures du soir, il était de retour àEssex.

Au lieu de se rendre chez madame Cordier, qui l’attendait sansdoute, il se dirigea du côté de la ferme. Il voulait voir Céline,ou au moins entendre sa voix. Quel moyen allait-il employer ?Il ne le savait pas. À la faveur de la nuit, en se glissant le longdes murs, en rampant, il pensait pouvoir s’approcher assez près del’habitation pour voir et entendre sans qu’on pût soupçonner saprésence. Il n’était pas sans inquiétude pourtant, car tromper lavigilance du chien de garde n’était pas chose facile. Lesaboiements de l’animal pouvaient le dénoncer et le forcer de setenir à distance.

Mais, ce soir-là, Jacques était allé à une vente de nuit auvillage voisin, et le chien avait suivi son maître. Étienne puts’approcher de la maison sans être inquiété. Il en fit le tourplusieurs fois. À neuf heures une chambre du rez-de-chaussées’éclaira, il s’en approcha et à travers les vitres, et lesrideaux, il plongea un regard avide dans l’intérieur.

Sa patience était récompensée : dans cette chambre, il vitCéline et ses deux enfants. La jeune femme était assise et lesenfants agenouillés ; ils disaient leur prière avant de secoucher. Dans un angle se trouvait leur petit lit en face d’unautre lit plus grand.

Étienne sentit des gouttes de sueur froide sur son front ;il crut que son cœur allait se briser dans sa poitrine tant ilbattait fort. Appuyé contre le mur, le visage collé contre lecarreau, rien de ce qui se passait dans la chambre ne pouvait luiéchapper.

La voix de Céline se fit entendre :

– Maintenant, disait-elle, vous allez prier pour votreautre papa, celui qui est dans le ciel auprès du bon Dieu.

Étienne arrêta dans sa gorge un sanglot prêt à s’échapper.

Un instant après, la jeune mère aida les enfants à grimper surses genoux, et, pendant quelques minutes, ce ne fut qu’une suite debaisers reçus et rendus.

– Maman, dit tout à coup le petit Jacques, tu nous tiens ettu nous embrasses comme le monsieur de ce matin chez grandmaman.

– Mon ami, répondit la mère, le monsieur vous a trouvésgentils tous les deux, et il vous a embrassés parce que vous avezété bien sages.

– Ah ! il était bien vilain, avec ses grands cheveux,ses grands yeux, sa grande barbe, dit la petite fille ; il m’afait peur !

– Moi, je n’ai pas eu peur, répliqua Jacques. J’ai bien vuque le monsieur n’était pas méchant. D’abord il pleurait… Leshommes méchants ne pleurent pas, n’est-ce pas, maman ?

– C’est vrai, mon ami. D’après ce que vous m’avez dittantôt, il vous a embrassés sans vous parler ?

Le petit Jacques et sa sœur répondirent par un mouvement detête.

– Et puis il est parti ?

– Et grand’maman lui a donné des sous, parce qu’il estpauvre.

– Il a sans doute des petits enfants comme vous, et avecl’argent de votre grand’maman il a pu leur acheter du pain. Il y abeaucoup de malheureux sur la terre, mes enfants, lorsqu’il s’enprésentera un à la ferme, ne le repoussez jamais.

Après le récit que ses enfants lui avaient fait dans la journée,Céline, poussée par un sentiment de curiosité très excusable, avaitinterrogé sa mère au, sujet de ce qui s’était passé chez elle lematin.

Madame Cordier avait répondu :

– Tout cela est vrai : un inconnu, probablement unmendiant, est entré chez moi ; il était fatigué, il m’ademandé la permission de se reposer un instant, ce que je nepouvais lui refuser. Les enfants étaient là, il les a pris sur sesgenoux et les a embrassés. Je ne voyais pas de mal à cela, je l’ailaissé faire.

La jeune femme s’était trouvée satisfaite.

Lorsqu’elle eut couché les jumeaux, elle sortit doucement, et lachambre retomba dans l’obscurité.

Étienne se redressa ; il passa plusieurs fois ses mains surson front glacé ; un soupir s’échappa de sa poitrineoppressée, et il s’éloigna rapidement.

Le lendemain, un boucher des environs vint à la ferme pouracheter des moutons. Après avoir réglé son compte avec Jacques etremis l’argent dans les mains de Céline, il leur dit :

– Vous ne savez probablement pas encore l’événement de lanuit dernière ! À deux lieues d’ici, près de Montigny, dans unenclos, à vingt pas de la route, on a trouvé ce matin le cadavred’un homme.

– Assassiné ! s’écria le fermier.

– Si l’on en croit les médecins, ce serait un suicide. Lemalheureux s’est fait sauter la cervelle d’un coup de pistolet. Ona trouvé l’arme près de lui.

– Oh ! c’est horrible ! dit Céline.

– Est-ce un homme du pays ? demanda Jacques.

– Personne ne l’a reconnu. Du reste, c’est été fortdifficile, car, avant de se tuer, il s’était affreusement brûlé lafigure avec du vitriol.

– Il n’avait pas de papiers sur lui ?

– Aucun papier. C’était un homme robuste, jeune encore,pauvrement vêtu ; il avait la barbe et les cheveux longs.

– De longs cheveux, une grande barbe !… murmuraCéline.

– On suppose, poursuivit le bouclier, que c’était unmendiant ou un évadé de quelque prison, et qu’il s’est donné lamort pour échapper au malheur de vivre.

– De longs cheveux, une grande barbe !… murmura encorela jeune femme.

Et, sans prévenir son mari, elle sortit de la ferme et courutchez sa mère.

– La nuit dernière, près de Montigny, un homme s’estsuicidé, lui dit-elle. On a trouvé son corps ce matin. Pour ne pasêtre reconnu, il s’était défiguré avec du vitriol.

Madame Cordier devint très pâle ; elle avait attenduÉtienne toute la nuit : elle comprit tout.

– Ma mère, continua Céline, trop vivement émue pours’apercevoir du trouble de la vieille femme, cet homme, cemalheureux est celui qui, hier matin, ici, a embrassé mesenfants.

– Quelle idéel balbutia madame Cordier.

– Le suicidé a de longs cheveux, une longue barbe…

– Tous les hommes peuvent être ainsi, répondit la vieillemère ; ils n’ont qu’à laisser pousser leurs cheveux et leurbarbe.

– Ma mère, reprit Céline de plus en plus agitée, tout àl’heure, quand on a parlé de ce malheureux, je ne sais ce qui s’estpassé en moi : j’ai pensé à Étienne !

– À Étienne ! Le pauvre enfant est mort en Prusse,lui, il y a longtemps.

– Vous avez raison, ma mère. Ah ! je suisfolle !… Elle se laissa tomber sur un siège et se mit àsangloter.

Madame Cordier se disait :

– Dans mon cœur, seule, jusqu’à mon dernier jour, jeporterai une seconde fois son deuil.

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