Les Amours de Village

Chapitre 1

 

Deux jeunes filles étaient assises sur un banc de mousse. Desbranches de lilas en fleur, arquées au-dessus de leurs têtes, lesprotégeaient contre l’ardeur du soleil. Quelques rares rayonsglissaient parfois à travers le feuillage et venaient illuminer lesdeux gracieux visages.

Elles étaient à peu près du même âge Lucile touchait à sadix-neuvième année et Rosalie, sa cousine, avait vingt ans.

Jolies toutes les deux, elles ne pouvaient être jalouses l’unede l’autre. Leur position était cependant bien différente : Lepère de Lucile était le plus riche cultivateur de Millières ;ses nombreuses propriétés, disséminées sur le territoire de lacommune, éveillaient, par leur valeur et leur étendue, l’envie desautres propriétaires.

Rosalie était orpheline, et ses parents, qu’elle avait perdus enbas âge, ne lui avaient laissé qu’un très modeste patrimoine.

Lucile pouvait espérer faire un bon mariage : on comptaitau moins une douzaine de jeunes gens qui aspiraient à devenir sonmari.

Aucun ne se présentait pour Rosalie.

On lui disait bien :

« Vous êtes charmante ! »

Mais c’était tout. Le nombre des prétendants à la main de sacousine augmentait chaque jour, et elle, la pauvre Rosalie, étaittoujours dédaignée. Elle savait bien pourquoi : hélas !elle était pauvre !…

On parle des habitants des villes, qui font du mariage unespéculation seulement, une question d’intérêt ; mais il fautvivre avec le paysan pour savoir jusqu’où va la rapacité de sescalculs, quand il s’agit de se donner une compagne. Il lui fautfortune pour fortune, terre pour terre, et, si cela lui étaitpossible, un sou contre un sou. C’est triste à dire, cela estpourtant. Les exceptions sont si rares, qu’il n’en faut pointparler.

Les deux cousines gardaient le silence. Lucile lisait, Rosalieterminait un travail de couture.

Lucile lisait ; elle aimait la lecture avec passion. Elledévorait les pages brûlantes d’un roman de Georges Sand,« Mauprat, » et se laissait entraîner par la couleur, lapuissance et la magie du style de l’illustre écrivain.

Chez une paysanne, cela peut paraître étrange. Mais LucileBlanchard, placée dans la meilleure institution de la ville, avaitreçu une éducation brillante ; depuis un mois seulement elleétait revenue chez son père.

Douée d’une organisation vraiment belle, son intelligences’était développée d’une manière admirable. Mais son instruction etson esprit, si désirables chez une femme qui doit briller un jourdans le monde, ne pouvaient produire qu’un fort mauvais effet chezcette jeune fille, destinée à vivre dans un village, en lui donnantdes idées bien au-dessus de sa condition.

Elle dansait avec grâce, dessinait passablement, parlaitpurement sa langue, chantait et jouait du piano. Aussi, était-ellefière de posséder ces divers talents.

Elle se trouvait bien supérieure à sa cousine.

Lucile était une grande demoiselle et Rosalie une pauvre fillede campagne, bien modeste, bien simple, dont toute la science sebornait à manier adroitement l’aiguille, à travailler aux champs età tenir un ménage.

Pendant plus d’une heure, les deux cousines restèrent absorbées,l’une par son travail, l’autre par sa lecture.

Enfin, Lucile ferma son livre et le posa près d’elle.

– Ce que vous lisez doit être bien amusant, macousine ? dit Rosalie.

– Oui, parce que je le comprends ; mais je t’assureque ce livre ne t’intéresserait guère.

– Comme vous êtes heureuse d’être savante ! Un sourireamer plissa les lèvres de Lucile.

– Heureuse ! heureuse ! répliqua-t-elle, je nem’en aperçois pas. La vie qu’on mène ici est insupportable.

– Oh ! ma cousine ! fit Rosalie.

– Je ne vois autour de moi que des personnes grossières,sans éducation… des paysans, ajouta-t-elle avec dédain.

– Que vous manque-t-il donc, ma cousine ? repritRosalie avec surprise : vous êtes riche, vous êtes belle, ettout le monde vous aime.

Lucile haussa les épaules.

– Ce qui me manque, dit-elle, c’est la vie. Je ne puisvivre au village, j’y meurs d’ennui.

– Ma foi, ma cousine, je ne vous comprends pas.

– Je me comprends, moi… Écoute, Rosalie, crois-tu que jepourrai jamais travailler dans les champs et m’occuper, comme mamère, de l’intérieur d’une ferme ?

– Mais oui, je le crois.

– Eh bien, tu te trompes.

– Vous vous habituerez au travail, ma cousine, et, quandvous serez mariée…

– Mariée !…

Lucile n’acheva pas sa phrase, les mots expirèrent sur seslèvres. Un jeune paysan venait de s’arrêter devant elle.

– Monsieur Georges ! dit Rosalie.

Et aussitôt ses joues se couvrirent de rougeur.

Lucile fit un mouvement d’impatience. Évidemment l’arrivée dujeune homme la contrariait.

Rosalie se leva, enroula son ouvrage et s’en alla, après avoirjeté sur Georges un regard doux et timide.

Le jeune paysan s’assit à la place que Rosalie venait dequitter.

Il pouvait avoir vingt-cinq ans ; c’était un grand et beaugarçon, d’une figure agréable et distinguée, un peu timide, maissans gaucherie ; ses traits, bien accusés, annonçaient unecertaine fermeté de caractère, et ses grands yeux noirs, au regardassuré, révélaient la beauté de son âme.

– J’ai interrompu votre conversation, mademoiselle, ditGeorges, mais j’espère que vous voudrez bien m’excuser. Votre mèrem’a envoyé vers vous.

– Auriez-vous quelque chose à me dire, monsieur ?

– Oui, mademoiselle.

– Je vous écoute, monsieur.

– Vos parents, mademoiselle, vous ont déjà parlé demoi ; ils vous ont fait part d’une demande que je leur aiadressée. Accueilli par eux, mademoiselle, ils m’ont autorisé àvous dire combien je désire que ma demande soit agréée parvous.

La jeune fille resta silencieuse dans l’attitude d’une personnelivrée à de profondes réflexions.

– Mon bonheur dépend de vous, mademoiselle Lucile, continuaGeorges ; je serai bien heureux si vous voulez être mafemme.

– Je suis très flattée de votre recherche, monsieurGeorges, répondit-elle enfin d’un ton légèrement railleur ;mais je dois vous déclarer que je ne suis point, quant à présent,décidée à me marier.

– Dites-moi d’attendre, mademoiselle, et je vousobéirai.

– Vous dire d’attendre serait vous donner un espoir,monsieur, reprit-elle ; je préfère vous avouer franchement,que je ne veux pas me marier.

Le jeune paysan pâlit. Il se réveillait au milieu d’un beaurêve.

– Adieu, monsieur, dit Lucile en se levant. Et elle sedirigea vers la maison.

Georges la suivit à quelque distance, la tête baissée. Au lieud’entrer à la ferme, il traversa la cour pour gagner la rue.M. Blanchard le joignit à la porte.

– Eh bien ? lui dit-il.

Georges secoua tristement la tête.

– Qu’a-t-elle dit ? demanda le fermier.

– Elle ne veut pas se marier.

– Toutes les jeunes filles commencent par dire commecela ; c’est leur coquetterie. Il ne faut pas te décourager,mon garçon. Demain, Lucile aura changé d’idées. Du reste, j’auraice soir avec elle un entretien sérieux.

Georges serra la main du fermier et le quitta. Pendant que lejeune homme parlait à M. Blanchard, Rosalie, debout devant unefenêtre, épiait, d’un regard anxieux et inquiet, tous sesmouvements. Elle vit sa tristesse et en devina le motif. Un éclairde joie illumina son front.

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