La Louve – Tome II – Valentine de Rohan

La Louve – Tome II – Valentine de Rohan

de Paul Féval

Partie 1
LA PETITE CENDRILLON

Chapitre 1 LE BOUDOIR

Les pierres racontent, dit-on, l’histoire des catastrophes dont elles furent les témoins. L’antique manoir de Rohan-Polduc avait été témoin des deux tragédies qui furent comme le prologue de notre présent drame : l’expulsion de César de Rohan avec sa jeune femme et son fils, la malédiction de Valentine de Rohan, portant sa fille dans ses bras.

César de Rohan était mort de cela, et Valentine de Rohan aussi peut-être. Guy, comte de Rohan, leur père,jeté lui-même hors de sa demeure, par la trahison d’Alain Polduc,était parti seul, sans tourner la tête, laissant derrière lui ce double et terrible châtiment.

Depuis lors, les gens de la contrée ignoraient ce qu’était devenu le comte Guy, cet implacable vieillard, dur comme les héros de la légende celtique. César, sa femme et son fils passaient pour morts ; nul ne savait le sort de Valentine ni de sa fille.

Mais le manoir ne racontait rien de ces lugubres choses. Au contraire, la physionomie autrefois si sombre de ses vieilles pierres s’essayait maintenant à sourire. On avait fait ce qu’on avait pu pour égayer ces noires murailles dont la vétusté faisait honte à leur nouveau seigneur.

M. le sénéchal de Bretagne, que nousappelions autrefois maître Alain Polduc, et qui faisait en ce tempslà profession d’humilité était maintenant un personnaged’importance. Il ne se contentait plus de vivre en Maître dans lamaison où nous le connûmes valet, et ne cachait point qu’il auraitmieux aimé la demeure moderne, toute blanche et toute carrée, demonsieur son beau-père, l’intendant Feydeau, mais l’intendantgardait pour lui sa demeure.

Du vivant de sa fille aimée, femme d’AlainPolduc, transformé en vicomte de Rohan, depuis qu’on l’avaitinstitué sénéchal, Achille-Musée Feydeau de Brou, intendant royalde l’impôt pour la province de Bretagne, vieillard ridicule et quimettait sa gloire à copier les mœurs de la cour du régent, avaitéloigné de lui dès longtemps ses deux plus jeunes filles pour lesplacer auprès de leur sœur. Maintenant que le sénéchal était veuf,Agnès et Olympe Feydeau restaient au manoir, du consentement deleur père, lequel menait en son château, seul et sans contrainte,sa vie de vieux Céladon. Elles étaient comme les filles d’adoptiondu sénéchal, qui postulait auprès du parlement pour leur faireporter le nom de Rohan-Polduc. Pas n’est besoin de dire à ceux quise souviennent de maître Alain et de son excellent caractère queM. le sénéchal espérait bien trouver son compte à cela.

L’intendant et le sénéchal étaient, du reste,les deux doigts de la main. Pythias et Damon s’aimaient d’uneamitié moins tendre. Depuis vingt ans ils faisaient ensemble desaffaires extrêmement délicates, et jamais ils ne se querellaientdevant témoin.

C’est là le sublime de l’amitié entrespéculateurs.

Au temps où maître Alain était majordome chezson noble cousin, le comte Guy, son rôle avait été d’aider à laruine de l’irascible vieillard et de faciliter au contrairel’agrandissement des domaines de Feydeau. Grâce à lui, les futaiesde Rohan, ses fermes, ses guérets, avaient passé peu à peu etmoyennant vil prix entre les mains de l’intendant royal.

Pour avoir le manoir lui-même et les domainesinaliénables, il avait fallu jouer un autre jeu ; et nousvenons de faire allusion au drame de famille qui priva de ses deuxhéritiers le comte Guy dont la fièvre politique s’était changée enfolie par suite des excitations de maître Alain. La trame étaitsimple, quoique savamment ourdie : aucun fil ne se rompit. Unefois le vieux Rohan exilé ou mort et ses enfants disparus maîtreAlain Polduc fut amplement récompensé de ses peines. Grâce aucrédit de son beau-père, il fut nommé sénéchal et son beau-pèrelui-même, ayant mission, par sa charge d’intendant, de juger lesconflits de noblesse put le coucher sur un registre en qualité devicomte de Rohan.

C’était assurément beaucoup pour un gars dupays de Tréguier, qui était arrivé dans la haute Bretagne avec sessabots pleins de paille et sa veste de futaine, mais M. lesénéchal demandait davantage. Feydeau était huit ou dix fois plusriche que lui ; cela lui donnait de l’émulation. Il prétendaità la lieutenance de roi et voulait pêcher encore en eau trouble unou deux petits millions avant le soir de sa vie.

Quelqu’un qui serait revenu au pays aprèsquinze ou vingt ans d’absence aurait eu de la peine à reconnaîtrel’abord sauvage de la maison de Rohan ; les douves, combléesdans tout leur parcours, s’étaient changées en parterres ; uneallée de tilleuls taillés en boules coupait la pelouse à son milieuet conduisait au perron. Chaque tronc de tilleul s’entourait d’unbuisson d’épines auquel la cisaille avait donné la forme d’unvase.

Les murailles avaient été replâtrées ;les moulures vénérables de la maîtresse porte s’empâtaient sous unetriple couche de peinture verte. La partie du château qui tombaiten ruines se relevait, et vous n’eussiez retrouvé sur la façade del’ouest que le vieux balcon de granit conservé intact commecuriosité.

À l’intérieur, même changement. Le pauvregrand salon d’honneur, séparé en deux par une cloison, ne gardaitrien de sa sévère magnificence. La fille aînée de l’intendantFeydeau l’avait trouvé trop long, trop large et trop triste. Lesdeux pièces qui le remplaçaient n’étaient pas tout à fait à la modede la cour, mais leur ameublement Louis XIV n’en faisait pasmoins, avec l’architecture gothique, le contraste le plusmalheureux. Par les croisées, aux chassis renouvelés, on apercevaitla terrasse grattée et blanchie, ainsi que le jardin, dont tous lesarbres avaient été proprement émondés.

Nous le répétons, parce que c’est justice, onavait fait ce qu’on avait pu. Il y avait entre cette maison bientenue et l’ancien manoir la même différence qu’entre le visagenoble et triste du comte Guy et le menton rougeaud, rasé de frais,de M. le sénéchal, son ex-majordome.

La partie occidentale du manoir, à cause deson aspect plus moderne, avait été choisie par les demoisellesFeydeau ; elles y faisaient leur demeure. La dernière chambre,située au bout du corridor, celle qui donnait sur un balcon degranit en saillie d’où l’on apercevait la vallée de Vesvres, leurservait de boudoir commun.

L’histoire légendaire de ce balcon estracontée dans notre précédent récit : La Louve.

Les demoiselles Feydeau étaient parisiennes,riches, jeunes il y a toujours quelque lueur de goût chez lajeunesse à qui rien ne coûte. La retraite favorite d’Olympe etd’Agnès était charmante ; vous eussiez dit un observatoiregracieux et brillant où les deux belles paresseuses venaients’étendre sur leur sofa de velours, parmi les draperies roses, lespeintures coquettes, les fleurs débordant hors des grands vases deChine, pour regretter Paris en face de la campagne admirable.

C’est dans le boudoir des filles de Feydeauque nous conduirons tout d’abord le lecteur ; seulement, surle sofa de velours qui faisait face à la fenêtre, nous netrouverons ni mademoiselle Agnès, ni mademoiselle Olympe, ni mêmeleur pauvre petite compagne Céleste, qu’on appelait dans le pays laCendrillon du manoir de Rohan. Céleste était dans sa chambrettehâtant sa besogne et mettant la dernière main aux toilettes de cesdemoiselles, car ces demoiselles devaient faire toilette ce soir,grande toilette ; il y avait fête à Rennes, au palais dugouvernement, pour la réception officielle de monseigneur le comtede Toulouse, redevenu gouverneur de Bretagne, après plusieursannées de disgrâce.

Céleste avait des doigts de fée ; Olympeet Agnès pouvaient compter sur elle. En attendant, elles étaient ausalon, faisant les honneurs du château à de nombreux invités et selaissant appeler, par flatterie anticipée : Mesdemoiselles deRohan, gros comme le bras !

Sur le sofa du boudoir, M. l’intendant etM. le sénéchal causaient en tête-à-tête. Maître Alain Bolducn’avait point changé notablement. Il était plus gros, et paraissaitplus court ; ses épaules dodues étaient au plein de son habitde velours ponceau. C’est à peine si ses cheveux plats et rarescommençaient à grisonner.

Ses prétentions aux belles manières avaientnaturellement grandi, on le voyait bien à l’élégance de sa mise.Sous l’habit de velours ponceau, il y avait en effet une veste desatin bleu de ciel qui battait, rattachée à l’aide de boutons endiamants, sur une culotte de taffetas vert tendre. Les boucles deses souliers à talons éblouissaient. Sous son double menton etautour de ses poignets ruisselaient des flots de dentelles. Commeon peut le penser, tout cela formait un ensemble des plussatisfaisants au point de vue comique, et pourtant M. lesénéchal ne prêtait point trop à rire, parce que son large visage,intelligent dans sa laideur, avait une expression inquiétante. Ondevinait dans ces petits yeux méchants l’expérience et la scienced’un coquin émérite ; l’excellent sourire qui ridaitl’embonpoint fleuri de ses joues ne cachait pas assez le sang-froidrésolu du spoliateur.

Mais un type charmant, complet, tout d’unepièce, c’était Achille-Musée Feydeau, seigneur de Brou, du Mont etde la Muette, Intendant royal pour la province de Bretagne, anciendisciple d’Apollon et vieilli au service des dames. Achille-Muséepouvait bien avoir soixante ans, mais les efforts réunis de sonbarbier, de son dentiste et de son valet de chambre, luipromettaient une jeunesse éternelle.

Considéré de près, son visage offrait toutl’attrait d’une œuvre d’art. Ses yeux d’un bleu terne et un peuvitreux avaient des cils rechampis au pinceau : l’encre deChine, habilement employée, allongeait leur fente trop courte etleur donnait du caractère. À droite et à gauche, à la hauteur destempes, il y avait un empâtement hardi, qui dissimulait deuxécheveaux de rides.

La brosse, enduite de noir de fumée,restaurait chaque matin la courbe galante de ses sourcils ;quelques boucles perdues de sa noble perruque à la Louis XIVvenaient jouer adroitement sur les plis de son front qu’ellesdissimulaient à merveille. Ses lèvres, passées au carmin, faisaientressortir la blancheur de trente-deux dents savoyardes achetées àbeaux deniers comptant. Ces perles, montées en perfection,donnaient à son parler un gazouillement enfantin plein decharmes.

Achille-Musée n’avait garde de tomber dans lesmêmes barbarismes de toilette que son gendre ; sonaccoutrement était irréprochable et sentait vraiment l’homme decour. Il était haut sur jambes comme l’oiseau symbolique deshiéroglyphes de Memphis ; il avait le torse un peu voûté ettrès court. Assis nonchalamment comme nous le trouvons, aujourd’huisur un sofa de boudoir, il portait ses genoux croisés à la hauteurde son menton.

Dans sa main gauche peinte en blanc, au doigtde laquelle brillait un solitaire de la plus belle eau, une boîted’or enrichi de perles fines tournait gracieusement, sollicitée parles doigts de sa main droite, également couverts d’une couche depeinture fraîche. Il aurait fallu faire tout Paris pour trouver unfinancier retouché plus savamment.

– Je vous ai amené ici, monsieurl’intendant, disait le sénéchal, parce que ma maison est pleine etque nous avons besoin de causer en paix.

– Eh mais ! fit Achille-MuséeFeydeau de Brou, en secouant son jabot avec tout plein de grâce,vous n’avez pas besoin d’excuse… un boudoir, cela me connaît, mongendre !

Alain Polduc fit mine de le regarder avecadmiration.

– Vous êtes bien positivement l’homme devotre siècle ! s’écria-t-il, et les compagnons de M. leRégent ne sont que des novices auprès de vous !

– Eh ! eh ! eh ! ricana lefinancier ; j’avoue que, sur la route de la vie, j’ai laisséles épines pour ne cueillir que les fleurs.

– Charmant ! mais vit-on jamaischose semblable ! Les fâcheux nous poursuivent dans ce châteauavec un acharnement tel que nous sommes réduits à conspirer jusquedans le boudoir de vos filles.

Achille-Musée chiffonna le bout de son jaboten homme disert qui va soutenir une thèse mignonne.

– Mon gendre, répliqua-t-il, conspirationet boudoir ne s’accordent pas mal ensemble. Voyez la Fronde !J’ai rimaillé jadis, ajouta-t-il en se renversant sur les coussins,alors que j’occupais mes heures perdues à la culture des belleslettres, j’ai rimaillé tant bien que mal un petit conte à la façond’Italie, intitulé : le Boudoir conspirateur… Letitre est assez piquant, que vous en semble ?

– Charmant ! répéta AlainPolduc.

– N’est-ce pas ?… Mais je croyaisque nous n’étions pas ici pour conspirer, monsieur mon gendre.

– Nous sommes ici pour convenir de nosfaits. Il en est grand temps, monsieur mon beau-père ! noussommes menacés par les événements, et il y a des jours où je pensequ’à force de nager entre deux eaux on finit par se noyer.

– Nous ne nageons pas, mon gendre,répliqua l’intendant, nous sommes en terre ferme, Dieu merci !Nous avons un pied à la cour de France, un pied à la courd’Espagne, voilà tout.

– Mon beau-père, les petits cadeauxentretiennent l’amitié ; voici bien longtemps déjà que nousn’avons fait à M. le Régent aucune agréable surprise.

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