Le Coup d’état de Chéri-Bibi

Le Coup d’état de Chéri-Bibi

de Gaston Leroux

I – UNE SÉANCE TRAGIQUE

– Demandez les nouvelles de la dernière heure : « La République en danger ! Le coup d’État dévoilé ! L’interpellation de cet après-midi ! La mise en accusation des coupables ! »

Les camelots débouchaient au coin des grands boulevards et de la rue Royale.

À la hauteur d’un restaurant où déjeunaient des parlementaires, ceux-ci les appelèrent pour acheter les journaux et rentrèrent hâtivement dans l’établissement où l’on fit groupe autour d’eux.

– Alors, c’est bien pour cet après-midi ?

– Mais, je vous l’ai dit : Carlier ales preuves !

– A-t-il les noms ?

– Les noms sont dans toutes les bouches !

– Moi, je vous dis que Carlier nemarchera pas. Voilà plus de quinze jours qu’on dit qu’il a lespreuves… Il n’a rien du tout ! Subdamoun et sa bande sontaussi malins que lui !

– Ils ne sont pas encore devant laHaute-Cour !

– Ils y seront avant huitjours !

– À moins que nous ne les ayonsfusillés !

– À moins que le coup d’État n’aitréussi !

– Cette blague ! Vous y croyez, aucoup d’État ! Vous croyez que ça se fabrique comme ça ?Tenez ! voilà Mulot qui arrive de l’Intérieur… Eh bien !Mulot, avez-vous vu le ministre ?

L’interpellé, depuis que presque tous ses amisétaient entrés dans le ministère, un ministère d’extrême-gauchefarouche, ne décolérait pas.

Pourtant il avait le gouvernement de sonopinion, mais il ne se consolait point de n’en pas fairepartie.

Aussi rendait-il la vie dure aux ministres,les poussant aux mesures extrêmes, aux décisions les plus graves,les accusant de manquer de zèle dans l’application des principes etleur portant les ordres menaçants de Carlier qui avait toutel’extrême-gauche dans sa main.

Ah ! on était loin de la politiqueprécédente qui déjà avait soulevé tant de colère et autour delaquelle avaient été livrées de si cruelles batailles. Elle eûtparu couleur de rose à côté du ministère Hérisson.

Carlier donnait des indications augouvernement sur les parlementaires à surveiller, dénonçait lescitoyens, sans preuve, affirmant qu’il fallait d’abord les arrêteret qu’on trouverait les preuves ensuite ! À l’entendre, il n’yavait pas une minute à perdre depuis que les électeurs du neuvièmedistrict, en remplacement de leur vieux député réactionnaire,décédé, avaient envoyé à la Chambre ce jeune officier, « lecommandant Jacques », « Jacques Ier »comme grondaient ceux qui déjà parlaient de dictature, ou« Subdamoun Ier », en rappel de l’attitudeintransigeante de ce soldat, devant la commission de délimitationd’un bout de colonie que la France possédait en Afriqueéquatoriale. Cette attitude lui avait valu le blâme officiel dugouvernement, à la suite de quoi il avait donné sa démission.Pendant la Grande Guerre, les circonstances avaient fait qu’ilavait commandé une division, devenue illustre : la division defer. Et, depuis, il n’avait cessé de protester contre ce qu’ilappelait : le sabotage de la victoire, et il s’était rué dansla politique comme à l’assaut d’une tranchée, prêt à tout nettoyerdevant lui.

Peu à peu, une immense popularité l’avaitconsacré chef de tous les mécontents… et il y en avait !

C’était un noble : marquis, héritier dutitre et du nom de Touchais, depuis que son frère aîné, Bernard deTouchais, avait succombé quelques années auparavant dans letremblement de terre de San Francisco, après avoir à peu près ruinésa famille. On se rappelle que le père avait fini tragiquement dansl’incendie du château de la Falaise, à Puys, près de Dieppe,incendie qui avait, crut-on alors, dévoré également le fameuxChéri-Bibi, de sinistre réputation.

Mulot consentit enfin à répondre au petitCoudry qui s’était assis à côté de lui.

– Oui, j’ai vu le ministre, je lui ai ditque nous en avions assez. Hérisson a compris. Ça va barder. Nousaurions déjà toute la ficelle du complot depuis longtemps si cetimbécile de Cravely l’avait voulu. Mais Cravely est à la fois,paraît-il, chef de la Sûreté et honnête homme ; il auraitreculé devant un cambriolage. Voyez-vous un chef de la Sûreté quirecule devant un cambriolage, quand il s’agit de sauver laRépublique !

Et Mulot cligna de l’œil du côté de Coudry, ungamin rageur que les dernières élections avaient jeté sur les bancssocialistes de la Chambre. Il passait son temps à aboyer auxchausses de tous les orateurs, coupant leurs meilleurs effets,quand ils n’étaient pas de son opinion.

– Savez-vous, reprit Mulot, après unsilence, chez qui il a fallu « travailler » ?

L’autre prononça un nom à voix basse :« Lavobourg ».

Et Mulot fit un signe de tête affirmatif.Lavobourg était le premier vice-président de la Chambre.

– Décidément, il n’y a que de la trahisonpartout, déclara Coudry.

– Partout !

– C’est donc ça qu’on raconte, queSubdamoun Ier est tout le temps fourré chez l’amie deLavobourg, la belle Sonia. C’est elle qui a dû remettre à Lavobourgles papiers du Subdamoun pour qu’ils soient plus ensûreté !

Tout ça va éclater dans quelques minutes.Allons, partons ! Si Carlier a dit vrai, on va boucler tout lemonde. C’est entendu avec le président Bonchamps, qui donneral’ordre de fermer toutes les portes. Les arrestations auront lieu àla Chambre même. Ah ! on va voir la figure des« Subdamoun » ! Et le commandant Jacques va en faireune tête quand on le conduira à la Conciergerie.

À l’instant où Mulot et Coudry se disposaientà quitter le restaurant, un de leurs collègues sautait d’un taxi etse précipitait vers eux, les yeux fulgurants. C’était Joly, lequesteur.

Il finissait de déjeuner, à la présidence,avec le président Bonchamps, un pur celui-là, un solide, sur qui larévolution pouvait compter, quand Bonchamps, tout à coup, s’étaittrouvé mal, avait porté les mains à sa poitrine avec un gémissementétouffé, et maintenant il râlait entre les mains des médecins.

– Bonchamps empoisonné ! Bonchampsempoisonné !

Ce fut le cri qui se répandit en un instantdans les restaurants de la rue Royale, qui se vidèrent.

La troupe délirante des parlementairestraversait la place de la Concorde et le pont en ramassant sur sonchemin les amis qui accouraient en hâte au Palais-Bourbon. Ilsapprirent tout de suite que la garde de la Chambre avait étédoublée et que les troupes étaient restées consignées dans lescasernes, prêtes à tous les événements. Les amis du ministrepouvaient être tranquilles de ce côté depuis qu’Hérisson avaitdonné le gouvernement militaire de Paris à un civil, lecitoyen Flottard, sans la signature duquel le généralsous-gouverneur ne pouvait donner un ordre d’importance.

Mulot, Coudry et la bande s’engouffrèrentcomme une trombe dans le vestibule, tournèrent sur la droite, versles appartements de la présidence et furent arrêtés là par deshuissiers qui donnaient de bonnes nouvelles du président.

Celui-ci allait déjà mieux ;l’indisposition était passagère. Il faisait démentir lui-même lesbruits d’empoisonnement. Il pensait pouvoir, présider laséance.

– Ouf ! s’exclamait Mulot enentraînant Coudry dans la salle des Pas-Perdus, nous l’avonséchappé belle. La présidence revient de droit à Lavobourg et il vaêtre décrété d’accusation.

– Vous croyez que sa présence au fauteuilnous gênera si Carlier mange le morceau ?

– C’est Carlier qu’il faudraitvoir ! Mais depuis ce matin, sept heures, qu’il a quitté sondomicile, on ne sait ce qu’il est devenu, m’a dit le président duConseil.

– Il ne doit pas perdre son temps, vousle connaissez.

– Voilà justement Hérisson, il faut queje lui parle.

En effet, le président du Conseil, ministre del’Intérieur, traversait la salle des Pas-Perdus, son maroquin sousle bras.

À tous ceux qui l’accostaient, il disait sanss’arrêter :

– Avez-vous vu Carlier ? Avez-vousvu Carlier ?

Mais personne n’avait vu Carlier, et la figurenaturellement morne et triste de ce petit Hérisson aux courtesjambes se faisait inquiète.

– Mon cher ! je ne puis rien vousdire tant que je n’aurai point vu Carlier.

Enfin, celui-ci apparut, grand, courbé, lamâchoire mauvaise. On se jeta sur lui, comme à la curée. Mais ilsecoua la meute, emportant sa serviette bourrée de documents.

Il disparut de suite, emmenant Mulot cependantqu’un « garde à vous ! » retentissait dans la salledes Pas-Perdus, jeté par l’officier de service pour le défilé ducortège présidentiel.

Mais ce n’était point Bonchamps qui venaitprésider la séance.

Il avait été repris de vomissements etLavobourg le remplaçait ; Lavobourg qui s’avançait entre lesdeux rangs de soldats, pâle comme s’il marchait déjà versl’échafaud que les Mulot et les Coudry parlaient de dresser commeaux beaux jours de quatre-vingt-treize, pour châtier les traîtres àla République !

Après le passage de Lavobourg, le tumulte nefit que grossir.

Le bruit courait que la liste des suspectsserait lue du haut de la tribune.

Quand les groupes conservateur et agrarientraversèrent la salle, une véritable huée les accueillit et toutesles bouches crièrent : « Vive laRépublique ! »

Ah ! la séance promettait d’êtrechaude ! Les extrémistes ne cachaient plus leur dessein :Tous en prison ! grondaient-ils. Si la Chambre ne reculait pasdevant son devoir, elle nommerait une commission d’enquête àlaquelle elle donnerait tous les pouvoirs judiciaires. Coudry nevoyait pas d’autre moyen de sauver la République !

Cependant, pour que toutes ces extravagancesfussent, même en partie, justifiées, il fallait que Carlierapportât à la tribune des preuves ; il avait à nouveaudisparu, s’était enfermé avec Mulot.

Enfin ce dernier réapparut et cria à tous ceuxqui l’entourèrent aussitôt : « Laissez-moi… je n’ai rienà vous dire ! Je n’ai rien à vous dire ! »

Coudry finit par le chambrer dans le moment oùtous ses collègues se bousculaient vers la salle des séances pourassister au début de l’interpellation.

Mulot tremblait d’énervement. Il avait lu lespapiers de Carlier, les papiers que l’on avait chipés chezLavobourg. C’était quelque chose et ça n’était rien ! Desprojets de nouvelle Constitution ! Tout le monde avait ledroit d’en faire ! Il n’était pas défendu de songer à réviserla Constitution !

Mais le coup d’État, où était-il ? Et lesnoms des conjurés sur la liste compromettante ! Carlier lesattendait encore ! Allait-on les lui apporter ? Il juraitque oui !

Il en était tellement sûr qu’il ne demanderaitpas le renvoi de son interpellation ! Ce renvoi eût produit uneffet désastreux. Il avait, du reste, avec les papiers Lavobourg,de quoi garder la Chambre en haleine… en attendant laliste !

– Où est-elle, cette liste ? demandaCoudry.

– Eh ! répliqua l’autre, enregardant autour de lui s’il n’était pas espionné… elle était chezle commandant et elle a disparu !

– C’est donc cela que la belle Sonia estsi pâle ! Je l’ai vue, tout à l’heure, dans la tribune, moncher, on dirait une statue !

– Oh ! elle essaie de tenir le coup,comme son ami Lavobourg ! Mais c’est la figure de Subdamounqu’il faudra voir et elle ne se montre pas vite.

– Il est peut-être déjà enfuite !

– Il faudrait demander ça àCravely ! Le voilà justement, Cravely !

Un personnage d’aspect encore assez vigoureux,malgré ses cheveux blancs, s’avançait, les mains dans les poches,le regard fureteur derrière les lunettes. M. le directeur dela Sûreté générale était sorti du rang. Et il avait toujours l’aird’être « sur la piste du crime » comme aux jours déjàlointains où il donnait la chasse aux plus fameux criminels.

– Eh bien ! monsieur le directeur,c’est aujourd’hui que l’on sauve la République ? fitCoudry.

– Elle est donc en danger ? répliqual’autre, et s’approchant de Mulot : Vous avez vuCarlier ?

– Oui.

– Lui a-t-on apporté le morceau qu’ilattendait ?

– Pas encore. Mais c’est vous, le chef dela Sûreté, qui me demandez ça ?

– Je suis venu ici pour m’instruire.

Et il passa, en sifflotant. Mulot haussa lesépaules.

Ils entrèrent en séance pour entendreLavobourg qui disait, d’une voix que l’on ne lui connaissait pas etd’un ton que l’on jugea peu naturel :

– Messieurs, j’ai reçu de M. Carlierune demande d’interpellation sur les mesures que compte prendrele gouvernement contre les ennemis de la République, conjurés dansle dessein avoué de renverser nos institutions par un véritablecoup d’État.

Ce fut une explosion de cris, de riresnerveux, de réflexions cocasses au centre et à droite, pendant quetoute l’extrême-gauche, debout, applaudissait à tout rompre.

Lavobourg agita sa sonnette d’un mouvementsaccadé. Il essayait de se montrer calme, impartial et lointain,presque indifférent. La vérité était qu’il présidait comme en unrêve, ne pensant qu’au coup qui allait le frapper tout à l’heure,car il savait, non seulement qu’il avait été volé, mais surtout quela fameuse liste en tête de laquelle il se trouvait avait étédérobée chez le commandant.

Bien qu’il s’en défendît, son regard allaitmalgré lui à sa belle amie Sonia, la grande artiste qui l’avaitjeté follement dans cette aventure. Elle dressait sa beauté demarbre entre le baron et la baronne d’Askof, ne portant pas plusd’attention à Lavobourg que s’il n’avait pas occupé le fauteuil dela présidence, adressant la parole par-dessus son épaule à un jeunehomme qui n’était autre qu’un camarade de Jacques, le lieutenantFrédéric Heloni.

Mais Jacques, lui était toujoursabsent !

Et cependant avec quelle énergie il avaitrassuré le matin même les plus affolés d’entre ses amis !« Rien n’était perdu ! » prétendait-il, mais on nel’avait pas revu et tous commençaient à regarder sa placevide !

Elle était tout là-haut, la place de l’absent,au dernier rang de la gauche, à la hauteur du président. Lecommandant Jacques n’appartenait cependant à aucun groupe, pas mêmeà celui des indépendants !

Soudain, comme le président du Conseil selevait à son banc et disait :

– Le gouvernement est à la disposition dela Chambre pour la discussion immédiate de l’interpellation deM. Carlier, Jacques apparut.

Aussitôt des huées partirent del’extrême-gauche : « À bas Subdamoun ! »

– À la Haute Cour ! À la HauteCour !

– Au dépôt, Jacques Ier.Décrétez-le d’accusation !

Et la voix perçante de Coudry :« Guillotinez-le ! »

Tout un groupe réclamait le silence, suppliaitles énergumènes de se taire, d’écouter Carlier qui était monté à latribune.

Quant au commandant Jacques, il passa droitson chemin, écartant doucement mais d’une main sûre les députés quigrouillaient dans l’hémicycle et gravit les degrés jusqu’à saplace, sans avoir l’air d’entendre les menaces ni les injures.

Il était cependant d’aspect faible, presquefragile, mais une énergie indomptable se lisait dans son jeuneregard noir, enfoncé sous l’arcade sourcilière et qui brillait parinstant d’un insoutenable éclat. Il avait un fond de teint brûlépar les soleils d’Afrique et d’Extrême-Orient. Ses joues étaientcreuses, le profil d’une aristocratie romaine, le visage sans unpoil de barbe, les cheveux courts, la mèche en bataille. Ilparaissait très jeune.

Sa taille moyenne était prise étroitement dansune redingote militaire boutonnée jusqu’au menton. Une âme de feule soutenait, et, perçant à travers la grêle enveloppe, mettaitautour de lui comme une splendeur !

– Messieurs ! gronda Carlier d’unevoix d’airain qui, mieux que la sonnette du président, commanda lesilence. Messieurs ! Je vous demande de sauver aujourd’hui laRépublique ! Une poignée de factieux a juré de larenverser !

– Vive la République ! hurla Coudry.Je demande la parole !

Mulot eut toutes les peines du monde à lefaire asseoir.

Carlier, à la tribune, s’était croisé lesbras. On lui criait de l’extrême-gauche :« Continuez ! Continuez ! » Mais il n’avaitpoint l’air de presser le mouvement.

Il s’attardait aux interruptions, attendait unsilence impossible, bref, semblait vouloir gagner du temps. On s’enaperçut et, de tous les coins de la Chambre, des voix impatientesou apeurées lui crièrent : « Des noms ! Desnoms ! »

Il se retourna brusquement vers la gauche etlui jeta :

– Je les donnerai, moi, les noms !Je n’attendrai pas la commission d’enquête ! Du reste, vousqui réclamez les noms, vous les connaissez comme moi ! Voussavez quels sont les misérables qui, trahissant le mandat qu’ilsont reçu de la nation, sont prêts à mettre le pays à feu et à sangpour réaliser leur rêve monstrueux de dictature, derrière un soldatfactieux que l’armée a rejeté de son sein !

Son doigt n’avait pas besoin de désignerJacques pour que tous les yeux se tournassent vers le jeune homme,Allait-on entendre le son de sa voix ? Mais Jacques nebronchait pas. Une pareille impassibilité finit par exaspérer sesamis eux-mêmes.

– Mais répondez ! Répondezdonc !

Tranquillement il prenait des notes, avec uncrayon d’or sur un petit calepin.

Au-dessus de lui, dans les tribunes publiquesoù l’on s’écrasait, mille têtes étaient penchées… Mais dans aucunede ces tribunes l’angoisse n’était plus grande que dans celle oùvenait de s’asseoir, au premier rang, une femme dont les admirablescheveux blancs encadraient une figure belle encore malgré lesannées. Ce profil qui avait conservé toute sa pureté première étaitcelui de la marquise du Touchais, de la mère du commandant Jacques,de celle que les Dieppois appelaient autrefois la belle Cécily,lorsqu’elle était dans sa patrie d’origine et que maintenant lahaute société parisienne entourait d’un respect profond.

À son côté, était assise sa dame de compagnie,qu’elle appelait « ma bonne Jacqueline » et qu’habillaitun costume mi-religieux, mi-civil comme il convenait à l’ex-sœurSainte-Marie-des-Anges, qui avait tant pleuré sur ce monstre deChéri-Bibi, son redoutable frère.

Avec les deux vieilles dames était entrée unejeune fille, d’un charme troublant, que Sonia, placée dans latribune, en face, ne quitta plus des yeux. C’étaitMlle Lydie de la Morlière, que l’on disait fiancéeau commandant Jacques.

Celui-ci écrivait toujours.

On criait de plus en plus à Carlier :

– Vos preuves ! Vos preuves !Vos preuves !

Il ouvrit sa serviette pour faire prendrepatience à la Chambre, cependant qu’il regardait de plus en plusfréquemment à sa gauche, du côté de la porte par où lui devaitvenir l’argument suprême. On lui avait dit : « Vous aurezla liste à trois heures ! » et il était trois heuresdix ! Il commençait à avoir chaud.

– Messieurs ! fit-il, en retirant undossier de son maroquin, Messieurs ! des passions ennemies denotre Constitution, des opinions subversives de l’ordre socialactuel et de détestables souvenirs d’un despotisme néfaste ont jetél’inquiétude dans les esprits !

– Assez de phrases, despreuves !

Soudain un huissier montait les degrés de latribune et lui remettait un pli qu’il décacheta aussitôt et lut. Ilmontra une figure rayonnante :

– Des preuves, j’en avais, tonna-t-il,mais on vient de m’apporter la plus décisive de toutes ! Jedemande une suspension de séance de dix minutes !

Cette déclaration fut accueillie par des criset par le tintamarre des pupitres.

Mais Hérisson se levait et demandait lui-mêmeà la Chambre qu’elle accordât la suspension ! La majoritédésertait déjà les banquettes. Lavobourg se couvrit de son chapeauhaut de forme. Il n’avait même pas eu à dire : « Laséance est suspendue ! » Et il descendait en s’appuyant àla rampe comme s’il était déjà blessé à mort !

Carlier avait quitté la séance. Traversant lasalle des Pas-Perdus et le vestibule, on l’avait vu courir à un deces petits bureaux-parloirs dans lesquels les députés pouvaients’enfermer avec l’électeur en visite, recevoir leurs amis et leursconfidences.

Il fut bientôt rejoint par un individu que nulne connaissait (pas même Cravely qui se trouva comme par hasard surson passage, mais qui sournoisement faisait son métier) : ungrand diable d’aspect sévère et presbytérien dans sa longueredingote noire. Cet homme, comme Carlier, avait sous le bras uneserviette en maroquin. La porte du parloir se referma sur eux etl’on attendit, dans une atmosphère de tempête.

L’impatience atteignit à l’exaspération quandon sut que le mystérieux commissionnaire à la redingote de quakeravait quitté le parloir depuis cinq minutes et que Carlier neréapparaissait toujours point.

Il devait finir de ranger ses notes, prendreles dernières dispositions pour la suprême bataille.

Mais on trouva qu’il se recueillait troplongtemps et des amis vinrent frapper à la porte du parloir. On nerépondit pas.

Alors Malot prit sur lui d’ouvrir laporte.

Il recula d’horreur. Carlier était étendu surla table, les vêtements défaits, le gilet ouvert, uncouteau-poignard dans le cœur !

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