Contes et nouvelles – Tome IV – La Sonate à Kreutzer suivie de Pourquoi ?

XXI

 

– Telle fut la nature de nos rapportsquand cet homme survint.

Dès son arrivée à Moscou, cet homme – ils’appelait Troukhatchevsky – nous rendit visite. C’était un matin,je le reçus. Dans le temps, nous nous étions tutoyés. Il variait duvous au tu, revenant le plus souvent autu, mais je n’employais que le vous et il en fitautant sans difficulté. Il me déplut fort dès la première vue.Mais, chose étrange ! une force fatale, invincible me porta àne point le congédier et à l’admettre au contraire chez moi. Ilm’eût été aisé de n’échanger avec lui que quelques mots, del’éloigner par ma froideur et ne point le présenter à ma femme.Mais non ! Comme à dessein, je me mis à lui parler de son jeude violoniste. Il répliqua en disant qu’on avait tort d’affirmerqu’il avait abandonné le violon, qu’il en jouait avec plus d’ardeurqu’auparavant. Il me rappela qu’autrefois je jouais aussi duviolon ; je lui dis que j’y avais renoncé, mais que ma femmeétait, une bonne musicienne.

Mes relations avec Troukhatchevsky furenttelles, dès le premier moment, qu’elles pouvaient être seulementaprès tout ce qui s’était passé entre ma femme et moi. J’attribuaisà chaque mot, à chaque expression de lui ou de moi une importanceparticulière.

Je le présentai à ma femme. La conversationroula aussitôt sur la musique et il proposa ses services. Ma femmeétait, comme tous ces derniers temps, très élégante et d’une beautétroublante. Troukhatchevsky lui plut visiblement du premier regard.Elle se montra, en outre, enchantée d’avoir un accompagnateur pourson piano. Elle en avait tellement plaisir qu’elle avait loué unvioloniste de l’orchestre d’un théâtre, et son visage exprima ceplaisir. Quand elle eut jeté un regard sur moi, elle comprit mapensée et changea d’expression. Alors reprirent nos mensongesmutuels. J’eus un sourire aimable et feignis de goûter fort cettenouveauté.

Il regarda ma femme comme tous les viveursregardent une jolie femme ; il feignit de s’intéresseruniquement à notre conversation, précisément à ce qui avait lemoins d’intérêt pour lui. Elle fit tout pour paraître indifférente,tandis qu’elle était excitée par la malignité du regard duvioloniste et par l’expression de jalousie que je m’efforçais decacher dans un sourire, mais qu’elle voyait sur mon visage.

Je remarquai, dès le premier moment, que lesyeux de ma femme brillaient d’un éclat particulier et que majalousie provoquait en eux je ne sais quel courant électrique quidonnait même expression à leur regard et à leur sourire.

Il fut question, à cette première entrevue, demusique, de Paris, de mille futilités. Il se leva pour prendrecongé, nous regardant tous deux, se dandinant, le chapeau sur lahanche et comme attendant quelque chose. Je me rappelle cetteminute justement parce que je pouvais fort bien ne pas le prier derevenir. Je n’avais qu’à ne pas l’inviter et rien ne serait arrivé.Je regardais ma femme, puis Troukhatchevsky. » Ne te figurepas que je puisse être jaloux de toi », dis-je mentalement àma femme, ou « que j’aie peur de toi », en m’adressant demême à lui, et je l’invitai à revenir un prochain soir avec sonviolon pour faire de la musique avec ma femme.

Elle me regarda avec surprise et devintsubitement rouge comme en une sorte de frayeur. Elle chercha à serécuser, disant qu’elle ne jouait pas assez bien. Ce prétextem’excita plus encore. Je me rappelle le sentiment étrange quim’envahit lorsque je contemplai, tandis qu’il quittait le salon deson pas léger et sautillant, son cou blanc, encadré par ses cheveuxnoirs retombant, des deux côtés. La présence de cet homme, je nepouvais me le dissimuler, m’était une torture. « Il ne dépendque de moi, me disais-je, de m’arranger pour ne plus jamais lerevoir. Mais aurais-je peur de lui, moi. Ah ! certes,non ! Ce serait trop humiliant ! » Dans levestibule, sachant que ma femme pouvait parfaitement entendre, denouveau, je le priai instamment de venir, et le soir même avec sonviolon. Il me le promit et partit.

Le soir, il vint, en effet, avec son violon etils jouèrent. Mais d’abord l’ensemble ne marcha pas bien ; ilsn’étaient pas dans le même ton, et ma femme n’était pas assezmusicienne pour transposer à première vue. J’aime passionnément lamusique, je pris intérêt à leur jeu, je les aidai dans leursrecherches et ilspurent jouer quelques morceaux : des chansons sans musique etune petite sonate de Mozart. Il jouait à la perfection ; ilpossédait au suprême degré ce qu’on appelle le ton, un goût sûr etfin, ce qui ne cadrait nullement avec son caractère.

Il était évidemment bien plus fort que mafemme ; il lui donna quelques conseils, d’un ton simple etnaturel, louant en même temps son jeu avec courtoisie. Ma femmesemblait se donner tout entière à la musique : elle étaitnaturelle et charmante.

– Moi-même, durant toute la soirée, jefeignis, et je fus pris à ma propre feinte, de m’intéresseruniquement à la musique. En réalité, la jalousie me torturait. Dèsla première minute où je vis leurs regards se croiser, je comprisque la bête qui était en eux, bravant les apparences mondaines,interrogeait : « Peut-on ? » et aussitôt laréplique : « Oh, oui ! » Je remarquai qu’il nes’était pas attendu à trouver en ma femme, dame de Moscou, unefemme si attirante, et qu’il en était fort heureux ; car iln’avait aucun doute qu’elle consente. Il importaitseulement que l’insupportable mari ne vînt pas toutcompromettre.

Si j’avais été pur, je n’aurais pas scruté sespensées, mais j’agissais de même à l’égard des femmes ; je lecompris et j’en souffris beaucoup. Ce qui me faisait surtoutsouffrir, c’est que j’avais l’assurance qu’elle n’avait pour moiqu’un sentiment d’irritation, interrompu de temps en temps par lasensualité habituelle, et, d’autre part, je voyais que cet hommedevait lui être agréable par ses façons élégantes, par sanouveauté, par son incontestable talent musical, par lerapprochement qu’exigeaient ces duos, par l’excitation que produitla musique, le violon particulièrement, chez les naturesimpressionnables. Non seulement, il devait lui être agréable, maisil devait la subjuguer sans peine et faire d’elle ce qu’ilvoudrait. Il m’était impossible de ne pas le comprendre et de nepas en souffrir horriblement.

Malgré cela, à cause de cela peut-être, uneforce invincible me poussait à être poli, aimable même à son égard.Je ne sais si j’agissais pour faire voir à ma femme que je ne leredoutais pas ou pour me tromper moi-même. Pour étouffer l’envieque j’avais de le tuer, j’étais contraint d’user de courtoisieenvers lui.

À table, je lui versai à boire, je me montrairavi de son jeu, je lui parlai de la façon la plus aimable dumonde. Puis je l’invitai pour le dimanche suivant. On ferait de lamusique et j’inviterais quelques amis amateurs pour l’entendre. Surcela il prit congé de nous.

Pris d’émotion, Pozdnychev changea deposition, fit entendre son hoquet particulier, puis reprit, aprèsun effort pour se maîtriser :

– La présence de cet homme agissait surmoi d’une façon étrange. Deux ou trois jours plus tard, je rentraià la maison, quand, tout à coup, dans le vestibule, je sentis, sansme rendre compte au juste de ce qui en était, comme un lourdfardeau s’appesantir sur mon cœur. Quelque chose dans l’antichambrem’avait rappelé Troukhatchevsky. Ce ne fut que dans mon cabinet queje compris ce qui en était ; je revins au vestibule pourvérifier le bien-fondé de ma supposition. C’était bien son manteau,je ne m’étais pas trompé. J’étais, inconsciemment, un observateurtrès fin pour tout ce qui se rapportait à lui. Je m’enquis :il était là, en effet.

Au lieu de passer par le petit salon pour merendre dans le grand, je traversai la chambre des enfants. Lisaparcourait un livre ; la nourrice amusait avec un couverclequelconque le dernier-né qu’elle tenait dans ses bras. J’entends,venant du salon, dont la porte était fermée, des arpèges lents etleurs voix, à elle et à lui. Les sons du piano assourdissaient,sans doute exprès, les paroles – des baisers peut-être… GrandDieu ! Quels sentiments, quelles pensées s’emparèrent demoi ! Je ne puis songer sans effroi à la bête déchaînée en moià ce moment. Mon cœur se serra, s’arrêta, puis se remit à battrecomme un marteau.

Le sentiment dominant, comme à toutes mesheures d’irritation, était une grande pitié pour moi-même. Enprésence de mes enfants, pensai-je, en présence de la nourrice,elle me déshonore ! J’avais sans doute un air terrible, carLisa me regardait avec des yeux étranges. Que faire ? medemandai-je. Entrer ? Impossible : je me livrerai àquelque esclandre. Mais je ne puis non plus m’éloigner. La nourriceme regardait comme si elle comprenait mon état. Il fallait entrercependant. J’ouvris brusquement la porte. Il était assis au pianoet faisait des arpèges avec ses longs doigts recourbés. Elle étaitdebout au coin du piano, devant les cahiers ouverts. Elle m’avaitvu ou entendu la première et jeta un regard sur moi. Fut-elle ounon saisie, ou fit-elle semblant de ne pas l’être ?… Ce quiest certain, c’est qu’elle ne tressaillit pas, elle ne bougeapas ; elle rougit un peu seulement, mais plus tard.

– Que je suis heureuse que tu soisvenu ! Nous ne savons encore ce que nous jouerons dimanche,dit-elle sur un ton qui ne lui était pas habituel dans nostête-à-tête.

Ce ton, ce « nous », m’indignèrent.Je le saluai froidement. Il me serra la main avec un sourire qui meparut railleur. Il m’expliqua ensuite qu’il avait apporté despartitions afin de se préparer pour le dimanche, mais qu’ilsn’étaient point d’accord sur ce qu’ils joueraient. Serait-ce unesonate de Beethoven, des morceaux classiques et quelque peudifficiles, ou bien quelque chose d’une exécution plusfacile ? Tout cela était si simple, si naturel que je nepouvais vraiment me fâcher. Cependant, je voyais, je sentais quecela n’était qu’hypocrisie et qu’ils étaient d’accord sur lamanière de me tromper.

 

Le plus grand tourment pour un jaloux – et quin’est jaloux dans notre monde ? – vient de ces conventionsmondaines qui, sous des prétextes divers, précipitent l’un versl’autre en une intimité dangereuse un homme et une femme. Ondeviendrait la risée de tous si on voulait s’opposer à cesrapprochements au bal, aux relations des médecins avec leursmalades, des artistes entre eux, des peintres et surtout desmusiciens.

Deux personnes s’occupent de musique, le plusnoble des arts, et cette occupation exige un rapprochement quid’ailleurs ne peut paraître blâmable qu’aux yeux d’un sot jaloux.Un mari de bonne éducation ne doit pas avoir de ces pensées etsurtout ne doit pas s’immiscer à ces affaires. Et tout le mondesait cependant que ce sont des occupations de cette nature, de lamusique particulièrement, qui font naître dans notre société laplupart des adultères.

Le silence que je gardai pendant quelquesinstants les avait visiblement gênés. J’étais comme une bouteillerenversée dont l’eau ne coule plus parce qu’elle est trop pleine.Je voulais lui jeter une insulte à la face, le chasser, mais jen’en fis rien. Au contraire, je m’estimais coupable de les avoirdérangés. J’eus l’air de tout approuver, et ce sentiment qui medominait me porta à être aimable au possible avec lui, malgré lemartyre que me causait sa présence. Je répondis que je m’enrapportais à son goût et que ma femme si elle voulait suivre monconseil, agirait de même.

Il resta juste autant qu’il était nécessairepour effacer la mauvaise impression produite par ma brusque entréeet ma figure épouvantée. Puis il s’en alla, paraissant satisfaitdes décisions prises pour le lendemain. J’avais la conviction,quant à moi, que cette question de musique était de beaucoupsubordonnée à leur autre préoccupation.

Je l’accompagnai jusqu’au vestibule avec laplus grande courtoisie, – comment ne pas accompagner un homme quivient chez vous pour troubler la paix et anéantir le bonheur detoute une famille ! – et je serrai avec une vive affabilité samain blanche et douce.

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