Contes et nouvelles – Tome IV – La Sonate à Kreutzer suivie de Pourquoi ?

XI

Sans entrer à Saratov, Albine donna l’ordre des’arrêter sur la rive gauche de la Volga, dans le bourg dePokrovskaïa juste en face de la ville. Elle espérait avoir letemps, durant la nuit, de converser avec son mari et même de lefaire sortir de la caisse. Malheureusement, pour passer cettecourte nuit de printemps, le cosaque s’était installé tout prèsdans un chariot vide placé sous un abri. Ludovique, qui, surl’ordre d’Albine, était restée dans leur voiture, certaine que lecosaque ne s’éloignait pas à cause d’elle, clignait des yeux, riaitet couvrait de son fichu son visage grêlé. Mais Albine ne riaitplus et devenait de plus en plus inquiète de l’étrange attitude ducosaque.

À plusieurs reprises, durant cette nuitclaire, Albine sortit de la chambre d’auberge par la porte dederrière. Mais le cosaque ne dormait toujours pas et demeuraitassis dans le chariot vide. Ce ne fut que vers l’aube, alors queles coqs commençaient à se répondre, qu’Albine put échangerquelques paroles avec son mari. Étendu dans le chariot, le cosaqueronflait. Elle s’approcha doucement de la voiture, heurta lacaisse.

– José ! fit-elle.

Pas de réponse.

– José ! José ! reprit-elleplus haut inquiète.

– Quoi ? qu’y a-t-il ? fit lavoix endormie de Migourski.

– Pourquoi ne réponds-tu pas ?

– Je dormais, fit-il.

Au tremblement de sa voix, Albine compritqu’il riait.

– Eh bien, faut-il sortir ?

– Impossible, le cosaque est là.

En prononçant ces paroles, elle regarda lecosaque.

Chose singulière, le cosaque ronflait mais sesbons yeux bleus étaient grands ouverts : il la regardait et cene fut qu’au choc de ce regard qu’il abaissa les paupières.« Est-ce une illusion, ou ne dort-il pasréellement ? » se demanda Albine, et aussitôt :« Non, c’est une idée », se dit-elle, et, se retournantvers la caisse :

– Prends patience encore un peu,fit-elle. As-tu faim ?

– Non, mais je voudrais bien fumer.

Albine jeta de nouveau un regard aucosaque.

Il dormait.

« Certainement, c’était une idée »,songea-t-elle.

– Je vais aller immédiatement chez legouverneur.

– Allons, va ; bonnechance !

Albine prit dans sa valise une de ses robes etrentra à l’auberge pour se changer.

Ayant revêtu sa plus belle robe, elle traversala Volga. Sur le quai, elle prit une voiture et se fit conduirechez le gouverneur. La jeune et jolie veuve polonaise, toutesouriante, parlant admirablement le français, plut beaucoup auvieux beau qu’était le gouverneur.

Il lui accorda toutes les autorisationsqu’elle voulut et la pria de revenir le lendemain pour recevoirl’ordre écrit à l’adresse du chef de la ville de Tsaritsyn.

Heureuse du succès de sa requête et del’impression qu’elle avait produite sur le gouverneur, Albine,pleine d’espoir, descendit la côte qui conduisait au port. Lesoleil surplombait déjà les arbres de la forêt voisine et sesrayons jouaient sur la large nappe d’eau. À droite et à gauche, surles collines, on voyait les pommiers tout en fleurs, tels de petitsnuages blancs. Une forêt de mâts hérissait le fleuve et les voilesbattaient au vent.

Arrivée dans le port, la jeune femme fitcauser son cocher pour savoir si on pouvait louer un bateau pouraller à Astrakan. À ces mots, une dizaine de bateliers luioffrirent gaiement leurs services. Elle retint un de ceux qui luiinspirèrent le plus de confiance et se fit montrer le bateau.Celui-ci était pourvu d’un petit mât à voile qui permettaitd’utiliser le vent. Pour le cas où il n’y aurait pas de brise, deuxsolides rameurs devaient y suppléer. Le brave pilote donna leconseil de conserver la voiture et de la placer sur le bateau aprèsavoir ôté les roues.

– Elle tiendra juste et vous y serez plusà l’aise. Si grâce à Dieu, le temps est propice, nous serons danscinq jours à Astrakan.

Albine convint du prix et dit au batelier devenir à l’auberge du bourg de Pokrovskaïa pour voir la voiture etrecevoir les arrhes. Tout s’arrangeait mieux qu’elle ne l’avaitespéré. Toute à son bonheur, elle traversa la Volga et revint àl’auberge.

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