Contes et nouvelles – Tome IV – La Sonate à Kreutzer suivie de Pourquoi ?

XIV

 

– C’est ainsi que j’ai vécu comme unporc, moi aussi, continua-t-il d’une voix plus posée. Ce qu’il yavait de plus fort, c’est que je croyais mener une vie de familleexemplaire parce que je ne cédais pas aux séductions des autresfemmes ; je me croyais moral, et les scènes qui se passaiententre ma femme et moi, je les attribuais exclusivement à soncaractère.

Naturellement, je me trompais, elle étaitcomme toutes, comme la majorité. Son éducation avait été conformeaux exigences de notre monde, semblable à celle de toutes lesjeunes filles de classe aisée, telle qu’elle doit leur être donnéeà toutes.

On parle d’une nouvelle éducation féminine.Vaines paroles. L’éducation de la femme est ce qu’elle doit êtresuivant la conception, que l’homme se fait de la destination de lafemme.

Nous savons quelle est cette conception :« La Femme, le Vin, la Chanson », comme chantent lespoètes. Considérez toute la poésie, toute la peinture, toute lasculpture, les poèmes d’amour, les Vénus et les Phryné toutes nues,partout la femme apparaît comme instrument de plaisir. Elle l’estdans les bas-fonds comme dans le grand monde.

Et notez cette ruse diabolique : siencore on disait que la femme est un plaisir, un morceau de choixet que, du moins, on l’entendait ainsi. Eh bien, non !Primitivement, messieurs les chevaliers assuraient qu’ils adoraientla femme ; aujourd’hui, ils affirment qu’ils respectent lafemme. Les uns lui cèdent leur place, ramassent son mouchoir ;d’autres lui reconnaissent le droit d’occuper toutes les fonctionsadministratives, de participer au gouvernement, etc. Mais l’idéequ’on se fait de la femme demeure la même : instrument deplaisir. Et elle le sait.

C’est de l’esclavage, car l’esclavage n’estrien d’autre que l’utilisation du travail du grand nombre parquelques-uns. Aussi, pour faire disparaître l’esclavage, il fautque les hommes considèrent l’utilisation du travail forcé desautres comme un péché ou comme une honte. En réalité, on a aboli laforme extérieure de l’esclavage, on a supprimé la vente et l’achatflagrants des esclaves, et l’on s’imagine que l’esclavage n’existeplus, alors qu’il est plus que jamais en vigueur, puisque leshommes continuent à jouir du travail des autres et estiment celaparfaitement juste ; et l’institution étant considérée commejuste, il se trouve toujours des hommes qui, plus forts ou plusrusés, savent en tirer profit.

Il en est de même de l’émancipation de lafemme. L’esclavage de la femme est uniquement dans le désir deshommes d’en faire un instrument de jouissance, désir qu’ilsestiment parfaitement justifié. On émancipe la femme, on luioctroie des droits égaux à ceux de l’homme, mais on l’envisagetoujours comme un moyen de plaisir. Elle est élevée dans cette idéedepuis l’enfance, et l’opinion générale l’y confirme. C’est ainsiqu’elle continue à demeurer une esclave soumise et dépravée, tandisque l’homme reste l’éternel maître débauché.

On émancipe la femme en lui facilitant l’accèsà l’Université, au Parlement, mais on continue à la traiter enobjet de volupté. Apprenez-lui, comme on le fait, à croire qu’ellel’est, et elle demeurera toujours un être inférieur. Ou bien, parles soins de misérables médecins, elle empêchera la conception,sera une prostituée, descendue non pas au degré de l’animal, mais àl’état d’objet ; ou bien elle sera ce qu’elle est dans laplupart des cas : une hystérique, une malheureuse, inapte àtout progrès moral.

Toutes les hautes études des femmes nesauraient modifier cette situation. Seule la modification de l’idéeque l’homme se fait de la femme et de celle-ci sur elle-mêmepourrait y apporter un changement. La situation changera quand lafemme verra dans son état de virginité un état supérieur. Tant quecela n’est pas, l’idéal de toute jeune fille, quelle que soit soninstruction, sera de charmer le plus grand nombre possible demâles, afin de pouvoir mieux choisir parmi eux.

Le fait que l’une est plus forte enmathématique et que l’autre sait mieux jouer de la harpe ne changerien à la situation. La femme trouve son plus grand bonheur quandelle réussit à séduire un homme. C’est là son but suprême. Ce futet ce sera toujours ainsi.

Il en est ainsi pour les jeunes filles et pourles femmes mariées. Chez les premières, c’est nécessaire pourpouvoir choisir ; chez les secondes, c’est un moyen de dominerle mari.

Une seule chose vient interrompre cette façonde vivre, ce sont les enfants, à la condition que la femme soitbien portante et les nourrisse elle-même. Mais ici encorereparaissent les médecins.

Ma femme, qui voulait nourrir elle-même sesenfants, tomba malade à la naissance du premier ; mais elle apu nourrir les cinq autres. Les médecins la déshabillèrentcyniquement, la tâtèrent partout – ce pourquoi je dus leur adresserde grands remerciements et les payer grassement, – et déclarèrentqu’elle ne pouvait nourrir. Elle se trouva ainsi privée, dès ledébut, de la seule diversion possible à sa coquetterie.

Nous prîmes une nourrice, c’est-à-dire quenous exploitâmes la pauvreté, le besoin, l’ignorance d’une femme,nous la volâmes à son propre enfant au profit du nôtre et nous laparâmes d’un kokoschnik [5] à galonsd’argent… Mais il ne s’agit pas de cela. Ce que je voulais dire,c’est que cette liberté momentanée réveilla chez ma femme, en luidonnant une force nouvelle, la coquetterie féminine un peu endormiependant la période qui avait précédé. Alors naquit en moi unejalousie telle que jamais auparavant je n’en avais soupçonnél’existence. Dieu ! que de souffrances ! D’ailleurs cesentiment est général à tous les maris qui vivent comme je vivaisavec ma femme, c’est-à-dire immoralement.

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