Contes et nouvelles – Tome IV – La Sonate à Kreutzer suivie de Pourquoi ?

XVII

 

– C’est ainsi que nous avons vécu. Nosrapports devenaient de plus en plus hostiles, pour en arriver aupoint que ce n’étaient plus nos divergences d’opinion quiprovoquaient l’hostilité, mais bien la permanence de notrehostilité qui suscitait la divergence. Quel que fût son dire, apriori j’opinais autrement ; elle de même.

À la quatrième année de notre mariage, il futtacitement décidé que nous étions incapables de nous comprendre.Nous nous entêtions obstinément dans notre opinion tous deux, quelque fût le sujet, surtout sur la question des enfants, sans essayerde nous convaincre. Elle trouvait sans doute qu’elle avaitentièrement raison contre moi : moi, je me prenais pour unvrai saint auprès d’elle. En tête à tête, nous étions réduits ausilence, ou à des propos que certainement les animaux peuvent tenirentre eux :

« Quelle heure est-il ? – Il esttemps d’aller se coucher. – Quel est le menu du dîner ? – Oùirons-nous aujourd’hui ? – Quoi de nouveau dans lejournal ? – Il faut envoyer chercher le docteur, Micha a mal àla gorge. »

Dès que nous sortions, pour si peu que ce fût,de ce cercle étroit à l’extrême de nos entretiens habituels,l’orage éclatait.

Les querelles, la haine naissaient à propos ducafé, de la nappe, d’une voiture, d’une faute au jeu, d’un tas devétilles sans importance ni pour l’un ni pour l’autre. Pour mapart, je la haïssais parfois de toute mon âme. Je la regardais severser le thé, remuer le pied, porter la cuillère à sa bouche,souffler pour refroidir le liquide, et enfin l’avaler, et pourcela, comme pour de mauvaises actions, je la haïssais.

Je n’avais pas remarqué la corrélation quiexistait entre les périodes de haine et les périodes de ce que nousappelions amour. Toujours l’une suivait l’autre. Une périoded’amour plus intense entraînait une plus longue période dehaine ; après un amour de courte durée, la colère s’apaisaitvite. Nous ne comprenions pas alors que cet amour et cette haineétaient engendrés par le même sentiment, mais qu’ils en étaient lesdeux pôles. Si nous avions bien vu le fond de notre situation,notre vie eût été terrible ; mais nous étions complètementaveuglés, nous ne comprîmes pas.

C’est en cela précisément qu’est la punitionet le bonheur de l’homme, en ce qu’il peut, par sa façonirrégulière de vivre, s’illusionner sur la tristesse de sasituation.

C’est ce qui nous arriva. Elle cherchait às’oublier en de nombreuses occupations, les soins du ménage, sapropre toilette, la toilette, l’instruction et surtout la santé desenfants. Ces diverses occupations ne répondaient pas à un besoindirect, et cependant sa vie entière et celle de ses enfantssemblaient dépendre du degré de cuisson des petits pâtés, desrideaux changés, des robes finies, des devoirs faits, des leçonssues et des remèdes pris à l’heure. Mais il ne m’échappait pas quetout cela n’était que moyen d’oublier, une sorte d’ivresse dans legenre de celle que je trouvais de mon côté dans mes fonctions auZemstvo, dans la chasse, le jeu. Tous les deux nous sentions queplus nous étions occupés, chacun de son côté, plus nous avions ledroit d’en vouloir l’un à l’autre, nos scènes de ménage troublantnos occupations.

Les théories nouvelles sur l’hypnotisme, lesmaladies mentales, l’hystérie, ne sont point des conceptionsinoffensives ; elles sont au contraire pernicieuses etdangereuses. Le docteur Charcot, j’en suis sûr, aurait trouvé mafemme hystérique, moi-même anormal, et aurait voulu nous donner dessoins. Et cependant il n’y avait rien à soigner en nous :notre maladie mentale découlait de l’immoralité de notreexistence.

Cette brume dans laquelle nous vivions nousmettait dans l’empêchement absolu de voir notre situation sous sonvrai jour. Et sans la catastrophe qui se produisit par la suite,j’aurais ainsi atteint ma vieillesse et, à mon lit de mort,j’aurais cru avoir mené une existence morale, pas plus mauvaise,tout au moins, que celle de mes semblables. Je n’aurais pasl’intuition de l’abîme de souffrance et de mensonge vil dans lequelje me débattais.

Nous étions comme deux galériens rivés à lamême chaîne, qui se haïssent, empoisonnent mutuellement leur vie etfont tous les efforts pour ne point s’en apercevoir. Je ne savaispas alors qu’il en était de même dans les quatre-vingt-dix-neufcentièmes des ménages et que cette situation est fatale ; jene le savais ni par les autres, ni par moi-même.

 

Elles sont surprenantes, les coïncidences quise rencontrent dans la vie régulière et même irrégulière !

Quand la vie est ainsi devenue impossibleentre les parents, il se trouve que le moment est venu d’aller dansune ville pour l’éducation des enfants. C’est ce que nousfîmes : nous allâmes habiter la ville.

Pozdnychev se tut ; il fit entendre deuxou trois fois le bruit singulier qui, cette fois, me parut comme unsanglot comprimé.

Nous approchions d’une station.

– Quelle heure est-il ? demanda moncompagnon.

Je consultai ma montre : il était deuxheures.

– Vous n’êtes pas fatigué ?fit-il.

– Non, mais c’est vous qui êtesfatigué.

– Je suis oppressé. Excusez, j’irai faireun tour et boire un verre d’eau.

Il traversa le wagon en chancelant. Jedemeurai seul et fus tellement absorbé par mes réflexions sur cequ’il m’avait dit que je ne l’ai pas vu rentrer par la porteopposée.

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