Contes et nouvelles – Tome IV – La Sonate à Kreutzer suivie de Pourquoi ?

V

Migourski était autorisé à vivre en dehors dela caserne. L’empereur Nicolas exigeait que les Polonais dégradésnon seulement supportassent tout le poids de la rude vie de soldat,mais encore toutes les humiliations auxquelles, à cette époque,étaient en butte les simples troupiers. Heureusement, la majeurepartie de ses sous-ordres comprenaient la malheureuse situation dudégradé et, en dépit des dangers auxquels ils s’exposaient, ne seconformaient pas, lorsqu’ils le pouvaient, à la volonté suprême. Lecommandant du bataillon où était incorporé Migourski, soldatdemi-lettré, sorti du rang, se rendait parfaitement compte de lasituation faite à ce jeune homme instruit, riche, qui avait toutperdu ; aussi en avait-il pitié et était-il très tolérant àson égard. Migourski, de son côté, appréciait la bonhomie ducommandant aux favoris blancs coupant son visage de soldat bouffi,et, pour s’acquitter de ses bons procédés à son égard, donnait desleçons de mathématiques et de français à ses fils qui sepréparaient à l’École militaire.

La vie de Migourski à Ouralsk, qui durait déjàdepuis six mois, n’était pas seulement monotone et triste, maisfort pénible. En dehors du commandant de bataillon, envers lequelil observait une attitude réservée, il n’avait de relations qu’avecun Polonais déporté, peu instruit, désagréable et trop dégourdi,qui faisait le commerce de poissons. Ce qui lui pesait le plus,c’était son manque d’endurance devant les privations. Laconfiscation de ses biens lui avait enlevé toutes ses ressources etil ne pouvait joindre les deux bouts qu’en vendant les quelquesbijoux qui lui restaient.

L’unique, la grande joie de sa vie était sacorrespondance avec Albine, dont l’image poétique et charmante,restée vivace dans son cœur depuis sa dernière visite à Rojanka,devenait de plus en plus radieuse dans son exil. Dans une de seslettres, la jeune fille lui avait demandé, entre autres choses, ceque signifiaient ces paroles d’une de ses anciennes missives :Quels que fussent mes plans et mes rêves. Il lui avaitrépondu que rien maintenant ne l’empêchait plus d’avouer que sonrêve le plus cher était de faire d’elle sa femme. Elle lui réponditqu’elle l’aimait. Il lui écrivit alors qu’elle aurait mieux fait dene pas le lui dire, tellement il lui était pénible de penser cequ’aurait pu être sa vie, alors qu’elle était maintenant devenueimpossible. Elle répondit que non seulement c’était chose possible,mais chose certaine. Il refusa un sacrifice qu’il ne sauraitaccepter dans la situation où il se trouvait.

Peu après cette correspondance, il reçut unmandat de deux mille ducats. Par le timbre de la poste et parl’adresse, il comprit que c’était un envoi d’Albine ; il sesouvint que dans l’une de ses premières lettres, il lui décrivaitd’un ton badin combien il était heureux de pouvoir gagner par sesleçons l’argent qui lui était nécessaire pour s’acheter du thé, dutabac et même des livres. Replaçant le mandat dans une autreenveloppe, il le lui renvoya et, en quelques mots, la pria de nepas troubler leurs pures relations par un envoi d’argent ; ill’assurait, du reste, qu’il avait tout ce qu’il lui fallait etqu’il était des plus heureux de se savoir une amie comme elle.

Sur ce, leur correspondance cessa.

Un jour de novembre, Migourski était occupéchez le lieutenant-colonel, commandant le bataillon, à donner laleçon à ses deux enfants, quand le tintement d’une clochette deposte se fit entendre et un traîneau s’arrêta devant le perron dela maison. Les enfants se précipitèrent pour voir qui arrivait.Migourski, seul dans la chambre, regardait la porte en attendantles enfants ; ce fut Mme la colonelleelle-même qui entra.

– Il y a une dame qui vous demande,fit-elle. Elle doit être de votre pays, car elle a tout à fait latournure d’une Polonaise.

Si l’on avait demandé à Migourski :« Considérez-vous comme possible l’arrivée l’Albineici ? », il eût répondu que c’était une chimère, etpourtant, au fond de son âme, il l’attendait.

Le sang lui afflua au cœur et, haletant, ilcourut jusqu’à l’entrée. Il y avait là une grosse femme grêlée quidénouait un fichu de sa tête : derrière venait une autrefemme. Entendant des pas derrière elle, elle se retournavivement ; sous un capuchon, les yeux d’Albine, aux cilsengivrés, brillaient pleins de bonheur. Le jeune homme était commepétrifié, il ne savait que faire et que dire.

– José ! s’écria-t-elle, l’appelantdu nom que lui donnait son père et qu’elle lança involontairement,puis elle l’entoura de ses bras, appuya son visage froid etempourpré contre celui de Migourski et se mit à rire et àpleurer.

Ayant appris qui était Albine et pourquoi elleétait venue, la bonne colonelle l’accueillit chez elle et exprimal’intention de la garder jusqu’au jour de son mariage.

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