Contes et nouvelles – Tome IV – La Sonate à Kreutzer suivie de Pourquoi ?

V

 

– Oui, c’est ainsi ; puis cela allade plus en plus loin. Dieu ! Quand le souvenir de toutes mesvilenies de cette sorte me revient, je frissonne d’épouvante, ensongeant surtout aux railleries que mon innocence m’attirait de lapart de mes camarades. Et quand je pense à ce qu’on raconte de lajeunesse dorée, des officiers, des Parisiens ! Quand je penseà l’air d’innocence que nous avons tous, viveurs de trente ans, laconscience pleine de mille crimes envers la femme, lorsque nouspénétrons dans une salle de bal, dans un salon, rasés de frais,dans la blancheur éclatante de notre linge, en habit ou enuniforme ! Quel emblème de pureté ! Quel rêve !…

Réfléchissons un instant sur ce qui est et surce qui devrait être. Lorsqu’un de ces débauchés s’approche de masœur ou de ma fille, moi, qui connais son genre de vie, je devraisle tirer à l’écart et lui dire : « Ami, je connais ta viede débauche, je sais en quelle compagnie tu passes tes nuits ;ta place n’est donc pas ici, ce sont d’innocentes jeunes filles quise trouvent ici. » Voilà ce qu’on devrait dire !Qu’arrive-t-il, au contraire ? Lorsqu’un de ces messieurs seprésente et danse avec ma sœur ou ma fille en enlaçant sa taille deses bras, nous sourions de plaisir, si le jeune homme est riche etbien apparenté. Peut-être daignera-t-il honorer, après Rigolboche,ma fille aussi. Même s’il garde quelques traces du mauvais mal, cen’est rien : on peut aujourd’hui en guérir ! J’en connaisplusieurs exemples de ces mariages entre avariés et des jeunesfilles du grand monde. Oh, quel dégoût ! Mais le jour viendrabien où toutes ces lâchetés et tous ces mensonges seront enfindémasqués !

De nouveau et à plusieurs reprises, il fitentendre son bruit étrange, puis reprit de son thé, horriblementfort, l’eau bouillante lui manquant pour l’affaiblir. Agitémoi-même par les deux verres que j’en avais bu, je me rendaiscompte combien le thé devait agir sur Pozdnychev, car il paraissaitde plus en plus excité. Sa voix s’accentuait et prenait unsingulier relief. Il changeait de position à tout instant, ôtait etremettait son bonnet et, dans la demi-obscurité qui nous entourait,son visage changeait étrangement d’expression.

Il reprit :

– Je vécus de la sorte jusqu’à trenteans, poursuivi sans cesse par l’idée du mariage et de la famille.J’observai alors les jeunes filles qui auraient pu me convenir.Vicieux et débauché, j’osais chercher celle dont la pureté serait àla hauteur de la mienne. J’en ai rejeté plusieurs, précisémentparce que je ne les ai pas trouvées assez pures pour moi.

Je jetai enfin mon dévolu sur une des deuxfilles d’un propriétaire terrien de Penza, riche autrefois, maisruiné par la suite.

Une nuit, au retour d’une promenade en bateau,par un beau clair de lune, comme nous étions près d’arriver,j’étais assis près d’elle et je ne pouvais distraire mon regard desa taille svelte, de ses formes moulées par un jersey collant, desboucles blondes de ses cheveux ; je le comprissubitement : c’était elle.

Il me semblait que mes pensées et messentiments élevés trouvaient en elle un écho. En réalité, j’étaisséduit par sa taille et par ses cheveux, et l’intimité de toute lajournée avait fait germer en moi le désir d’une intimité plusgrande encore.

Fait étrange ! On s’imagine souvent quela beauté est synonyme de bien ! Une jolie femme dit desbêtises, et on croit entendre des choses intelligentes. Elle seconduit mal, et l’on n’aperçoit que son aspect charmant. Etlorsqu’elle ne dit point de bêtises ni ne se conduit mal, elleapparaît comme une merveille de moralité et d’intelligence.

Je rentrai chez moi, l’âme débordantd’exquises impressions, et, convaincu qu’elle était la perfectionmême, je la jugeai immédiatement digne d’être ma femme. Je fis mademande le lendemain.

Comme les choses sont embrouillées ! Surmille fiancés, dans le peuple comme chez nous, on aurait peine à entrouver un seul qui n’ait été marié une dizaine, une centaine,voire un millier de fois avant son mariage officiel.

Il existe, paraît-il, aujourd’hui des jeunesgens chastes qui comprennent et savent que ce n’est pas là uneplaisanterie, mais une chose éminemment sérieuse. Que Dieu lesprotège ! À mon époque, il n’y en avait pas un sur dixmille.

Tous le savent et ils agissent comme s’ilsl’ignoraient. Dans les romans, on dépeint jusqu’au plus légerdétail les sentiments des héros, les ruisseaux, les buissons, lesfleurs qui leur servent de cadre. Lorsqu’on décrit leur grand amourpour une jeune fille, pas un mot n’est dit sur leur vieantérieure ; rien sur leurs visites dans les maisonspubliques, sur les soubrettes, les cuisinières, les femmes desautres. S’il en est de ces romans inconvenants, on ne les laissepas entre les mains de celles qui auraient le plus de profit à leslire : les jeunes filles.

Tous les hommes cachent leur pensée àeux-mêmes comme aux jeunes filles. On croirait, à les entendre, àla non-existence de cette vie corrompue des grandes villes et desvillages mêmes, de cette débauche dans laquelle tous se roulentavec volupté. Ils le disent avec une apparence de conviction tellequ’ils finissent par s’en persuader eux-mêmes. Et les pauvresjeunes filles, elles, y croient sérieusement. C’était le cas de mamalheureuse femme.

Je me souviens que, étant fiancé, je luimontrai un jour mon journal intime, la mettant ainsi au courant demon passé, particulièrement de la dernière liaison que j’avais eueet que je croyais de mon devoir de lui faire savoir ; elleaurait pu, en effet, l’apprendre par d’autres.

Quand elle eut compris ma révélation, safrayeur et son désespoir furent si grands que je vis le moment oùelle renonçait à moi. Quel bonheur c’eut été pour tousdeux !

Pozdnychev se tut, et avala une gorgée dethé.

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