Contes et nouvelles – Tome IV – La Sonate à Kreutzer suivie de Pourquoi ?

IV

Il alluma une cigarette et, posant ses coudessur ses genoux, il reprit :

– Oui, ce n’est qu’après mes épreuves etmes souffrances que j’ai compris où était la cause, de tout,comment les choses doivent être, et j’ai aperçu l’horreur de ce quiest.

Voici comment et quand a commencé ce qui m’aconduit à mon épisode.

Le début en remonte à mes seize ans ;j’étais au collège, mon frère étudiait à l’Université. Je neconnaissais pas encore la femme, mais, comme tous mes malheureuxcamarades, je n’étais plus innocent. Depuis plus d’un an, j’étaisperverti par mes camarades ; ce n’était pas la pensée d’unefemme qui me poursuivait, c’était la femme en général, les femmes,un être doux : l’idée de la femme nue m’obsédait. Je memettais au supplice, comme le font lesquatre-vingt-dix-neuf-centièmes de nos garçons. Vivant constammenten une sorte d’effroi, je priais, mais je retombais toujours. Bienque perverti en imagination et en réalité, je n’avais pas fait ledernier pas. J’allais seul à ma ruine, sans avoir jusque-là touchéà un autre être humain. Mais arriva un ami de mon frère, unétudiant joyeux, un bon garçon, comme on dit, le pire des vaurienspar conséquent. Il nous apprit à boire et à jouer aux cartes ;puis profita de ce que nous avions bu pour nous entraîner dans unemaison publique. Nous partîmes. Mon frère, innocent comme moi,tomba dans cette même nuit, et moi, enfant de seize ans, je mesouillai, souillant en même temps l’objet de mes rêves, la femme,sans comprendre la portée de mon action, personne parmi les aînésne m’ayant dit que cela était mal. Certes, j’aurais pu l’apprendrepar les Commandements, mais on ne nous les enseignait que pour quenous puissions répondre au prêtre, aux examens, et ils tenaient uneplace bien moindre dans nos études que la règle de l’emploi deut dans les propositions conditionnelles. Jamais aucun demes aînés, aucun de ceux dont je respectais l’opinion, ne m’avaitdit que ce fût mal. Au contraire, des personnes que j’estimaisdisaient que c’était bien.

On m’avait présenté cet acte comme devantmettre un terme à mes tourments. Cette opinion, je l’avais entendueet lue. J’avais même ouï dire de mes aînés que c’était bon pour lasanté ; mes camarades y voyaient comme un mérite, une preuvede virilité, et non quelque chose de répréhensible. Quant auxrisques d’une maladie, c’est prévu. Le gouvernement en prend soin.Il veille au fonctionnement régulier des maisons closes et assureles risques de la débauche pour les collégiens. Des médecins sontrétribués à cette fin. C’est tout naturel, puisqu’ils attestent quela débauche est utile à la santé. Je connais des mères qui prennentsoin à ce point de vue de la santé de leurs fils. Et la scienceleur montre le chemin des maisons de tolérance.

– La science ? Commentcela ?

– Les médecins ne sont-ils pas lespontifes de la science ? Ils pervertissent les jeunes gens enleur donnant de semblables règles d’hygiène, puis, avec une gravitéimpressionnante, soignent la syphilis.

– Et pourquoi ne pas lasoigner ?

– Si l’on avait apporté à la guérison dela débauche la centième partie des efforts employés pour guérir lasyphilis, ce mal aurait depuis longtemps disparu. Or, tous cesefforts concourent, au contraire, à l’extension de la débauche etuniquement à en rendre les conséquences inoffensives.

Mais c’est d’autre chose que je voulaisparler. Je suis tombé ; ce malheur m’est arrivé comme ilarrive aux neuf dixièmes des hommes, non seulement dans notresociété, mais même chez les paysans. Je suis tombé, non séduit parles charmes d’une femme, mais parce qu’on se plaît à voir danscette chose, qui pour moi n’avait été qu’un hasard, les uns unsoulagement légitime et utile pour la santé, les autres unpasse-temps naturel, excusable, innocent même pour un jeune homme.Qu’on pût appeler chute cette action faite de besoin et de plaisir,je ne le comprenais pas. Ma jeunesse s’y laissa aller comme elles’était laissé aller à boire et à fumer.

Et cependant, il y avait dans cette premièrechute quelque chose de particulièrement touchant. Je me rappelleque, dans la chambre même, tout de suite après, une tristesseprofonde m’envahit et que les larmes vinrent presque à mes yeux ensongeant à la perte de mon innocence, à la perte éternelle de mesrelations normales avec la femme. Oui, mes relations avec la femmeétaient à jamais perdues. Impossible dès ce moment d’avoir desrapports purs avec une femme. J’étais devenu ce qu’on appelle unsensuel. Or, être un sensuel, c’est être tombé dans unétat physique semblable à celui d’un fumeur d’opium ou d’univrogne. De même qu’un fumeur d’opium ou un ivrogne ne vivent plusde la vie normale, un homme qui a goûté le plaisir avec plusieursfemmes n’est plus un être normal, il est perverti. Comme onreconnaît, à leur manière d’être, le fumeur d’opium et l’ivrogne,on reconnaît à la sienne un sensuel. Cet homme peut se contraindre,lutter contre ses passions ; les rapports simples, purs etfraternels avec une femme lui sont à tout jamais interdits. Dèsqu’il jette son regard sur une jeune fille, on le reconnaît.J’étais devenu un sensuel et je le suis resté. C’est ce qui m’aperdu.

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