Contes et nouvelles – Tome IV – La Sonate à Kreutzer suivie de Pourquoi ?

XII

Le cosaque Danilo Lifanov était originaire deStrieletsk. Il avait trente-quatre ans, et allait terminer sonservice dans un mois. Sa famille se composait d’un grand-père dequatre-vingt-dix ans qui se souvenait encore de Pougatchev, de deuxfrères, de la femme de son frère aîné, qui avait été déportée enSibérie à cause de sa croyance à la vieille foi de ses pères, de safemme, à lui, de ses deux filles et de ses deux fils. Son pèreavait été tué à la guerre contre les Français : aussi était-ildevenu le chef de la famille. Il y avait à la maison seize chevaux,deux douzaines de bœufs ; la famille possédait enfin une assezgrande étendue de terres ensemencées de blé. Danilo avait d’abordservi à Orenbourg, puis à Kazan. Il restait fermement attaché à savieille croyance, ne fumait pas, ne se servait pas pour manger etboire des ustensiles de ceux qui n’avaient pas la même foi que lui,et observait rigoureusement le serment de fidélité juré au tsar.Dans tout ce qu’il faisait, il était ferme, lent etcirconspect ; il exécutait les ordres de ses supérieurs avectoute l’attention dont il était capable, sans s’écarter un instantde ce qu’il croyait être son devoir.

Cette fois, il avait reçu l’ordred’accompagner jusqu’à Saratov deux Polonaises et deux cercueils,afin que rien ne leur arrivât de fâcheux en route et pourqu’elles-mêmes se conduisissent bien. Il devait les remettre àSaratov aux autorités « en tout bien, tout honneur ».

C’est ainsi qu’il les avait conduites jusqu’àSaratov, elles, leur petit chien et leurs cercueils. Les deuxfemmes étaient douces aimables et, quoique Polonaises, n’avaientrien fait de mal. Or, le soir, à Pokrovskaïa, il avait vu le petitchien sauter à l’intérieur de la voiture, aboyer, agiter sa queueet entendu une voix sortir de dessous les sièges. L’une desPolonaises la plus âgée, apercevant le chien dans la voiture, se montra inquiète,saisit la bête et l’emporta.

« Ce n’est pas naturel », songea lecosaque, et il se mit aux aguets.

Lorsque la jeune Polonaise s’approcha de lavoiture, il fit semblant de dormir et entendit nettement une voixd’homme sortir de la caisse. De bon matin il se rendit au poste etdéclara que les femmes qu’on lui avait confiées ne se conduisaientpas comme elles le devaient et qu’elles emportaient un être vivantdans la caisse aux cadavres.

Lorsque Albine arriva devant l’auberge,certaine de la fin de leurs misères et de leur prochainedélivrance, elle fut surprise de voir près de la porte stationnerune élégante voiture accompagnée de deux cosaques. Une foule sepressait devant la porte cochère, cherchant à voir ce qui sepassait dans la cour.

Elle était si pleine d’espoir et d’énergie quela pensée ne lui vint même pas du rapport qu’il pouvait y avoirentre cette foule, cette voiture et elle. Elle entra dans la cour,aperçut des gens pressés autour de sa voiture et entenditl’aboiement violent de Trésor. Il était arrivé justement ce dontelle avait surtout eu peur. Devant la voiture se tenait un homme,au port majestueux, aux favoris noirs, sanglé dans un uniforme dontles boutons dorés éclataient au soleil, chaussé de bottes vernies.Il lançait des ordres brefs, de sa voix enrouée et impérieuse.Devant lui, entre deux soldats, vêtu en paysan, des brins de foindans les cheveux, était son José qui haussait ses puissantesépaules comme pour se demander ce qui se passait autour de lui.Trésor, ne se doutant pas qu’il était la cause de tout ce malheur,aboyait furieusement contre le chef de la police.

Apercevant Albine, Migourski tressaillit, fitun mouvement pour s’élancer vers elle. Les soldats l’enempêchèrent.

– Ce n’est rien, Albine, ce n’est rien,fit Migourski avec son doux sourire.

– Ah ! voilà la petite dameelle-même, fit le chef de la police. Approchez donc ! Sont-celà les cercueils de vos enfants, hein ? fit-il en désignantMigourski.

Albine ne répondit rien, mais, les deux mainscrispées sur sa poitrine, la bouche ouverte, elle regardait avecterreur son mari.

Comme cela arrive toujours dans les momentsdécisifs de la vie, elle revécut dans ses souvenirs, en uneseconde, un abîme de sentiments et de pensées, tout en n’arrivantpas encore à comprendre l’étendue de son malheur.

Le premier sentiment fut celui qu’elleconnaissait depuis longtemps déjà : sa fierté offensée, à lavue de son mari, de son héros humilié devant ces hommes grossierset barbares qui le tenaient en leur pouvoir.

« Comment osent-ils mettre la main surlui, qui est le premier de tous les hommes ? »songea-t-elle d’abord.

La deuxième sensation fut la conscience dumalheur accompli. Elle raviva le souvenir du plus grand malheur desa vie : la mort de ses enfants.

Pourquoi ? Pourquoi ses enfants luifurent-ils ravis ? Pourquoi le malheur accable-t-il maintenantson mari, le plus aimé et le meilleur des hommes ? Alors ellese rappela le châtiment avilissant qui l’attendait et dont elleétait seule la cause.

– Qu’est-il pour vous ? votremari ? demanda le chef de la police.

– Pourquoi ? pourquoi ?cria-t-elle.

Et prise d’un rire hystérique, elle tomba surla caisse jetée à côté de la voiture.

Toute secouée de sanglots, le visage inondé delarmes, Ludovique accourut :

– Ma petite maîtresse, ma chère petitemaîtresse ! Par Dieu, il n’y aura rien ! répétait-elle,les yeux hagards, en la caressant.

On enchaîna Migourski et on l’emmena. En levoyant partir ainsi, Albine se précipita vers lui.

– Pardonne ! Pardonne-moi !C’est moi seule qui suis coupable.

– On verra bien où est le coupable !fit le chef de la police en l’écartant de la main.

Migourski fut conduit vers le fleuve, tandisqu’Albine, sans se rendre compte de ce qu’elle faisait, le suivait,malgré les prières de Ludovique.

Pendant ce temps, le cosaque Danilo Lifanov setenait auprès de la voiture et jetait de sombres regards, tantôtsur le chef de la police, tantôt sur Albine, tantôt sur sespieds.

Quand Migourski fut parti, Trésor resté seulse mit à se frotter contre le cosaque en agitant sa queue ; ils’était habitué à lui durant le voyage. Soudain, le cosaques’éloigna de la voiture, arracha son bonnet, le jeta avec violencesur le sol, écarta Trésor du pied et s’enfuit au cabaret. Là, ildemanda de l’eau-de-vie, but toute la journée et toute lanuit ; il y laissa tout ce qu’il avait sur lui. La deuxièmenuit seulement, recueilli dans un fossé, il avait cessé de penser àla question qui le torturait : Avait-il bien fait de dénonceraux autorités le mari de la Polonaise ?

Migourski fut jugé et condamné pour sonévasion à mille coups de bâton comme l’avaient été les Sibériens.Ses parents à lui, ainsi que Wanda, qui avaient de grandesrelations à Pétersbourg, réussirent à obtenir une commutation de lapeine. Il fut déporté à perpétuité en Sibérie, Albine lesuivit.

Quant à Nicolas 1er, il étaitheureux d’avoir écrasé l’hydre de la révolution non seulement enPologne, mais encore dans toute l’Europe : il était fier den’avoir pas transgressé les traditions de l’autocratie russe etd’avoir soumis la Pologne pour le plus grand bien de sa patrie. Etdes hommes, chargés de constellations, chamarrés de broderies, lecouvraient de tant de louanges qu’il croyait sincèrement qu’ilétait un grand homme, que sa vie avait donné le bonheur àl’humanité en général et aux Russes en particulier, alors qu’ilavait employé toutes ses forces à leur corruption et à leurabrutissement.

FIN

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