Contes et nouvelles – Tome IV – La Sonate à Kreutzer suivie de Pourquoi ?

XXV

Le conducteur entra, et, s’apercevant que labougie de la lanterne était au bout de sa mèche, l’éteignit sans enmettre une nouvelle. Le jour commençait à poindre. Pozdnychev setut, soupirant péniblement durant la présence du conducteur, et nereprit son récit que lorsque le conducteur fut sorti. L’onn’entendit plus que la trépidation des vitres du wagon en marche etle ronflement rythmique du commis.

Dans la pénombre de l’aube, je ne distinguaisplus du tout les traits de Pozdnychev je n’entendais que sa voix deplus en plus émue et douloureuse.

– J’avais trente-cinq verstes à faire envoiture et huit heures de chemin de fer. Le voyage en voiture futcharmant. On était en automne.Il faisait froid, mais le soleil brillait ; lesroues traçaient une ornière sur la route bien unie. Le soleil étaitclair, la brise fraîche. Le tarantass était confortable,et dans ma contemplation des chevaux, des champs et des passantsj’oubliai complètement où j’allais.

À moitié route, je fus distrait par unincident. Une pièce du tarantass se brisa ; il fallutla remplacer. Cet incident eut pour suite le fait que je suisarrivé à Moscou, non à cinq heures du soir, comme j’avais compté,mais à minuit et je n’arrivai chez moi que vers une heure du matin.La recherche d’un abri, les réparations, le paiement, le thé àl’auberge, la causette avec le portier, tout cela fut pour moi unediversion agréable. Le soir, une fois tout terminé, je repris monvoyage plein de nouveaux attraits.

La lune était à son premier quartier, ilgelait un peu, les chemins étaient bons, les chevaux vifs, lepostillon bavard. J’allais ainsi, le cœur content, peu préoccupé dece que j’allais trouver. Peut-être aussi en avais-je l’intuition etma gaieté venait-elle de ce que j’allais dire adieu aux plaisirs dela vie. Mais ce calme, cette absence de préoccupations, cessèrentdès que je descendis de voiture.

À peine monté en wagon, ce fut tout autrechose. Ces huit heures de chemin de fer furent pour moi vraimentterribles : je ne les oublierai pas de ma vie. Cela venait-ilde la pensée qu’en montant en wagon je me figurais d’être déjàrentré chez moi, ou de la trépidation excitante du train ?Toujours est-il que, dès que je fus en wagon, il me devintimpossible de maîtriser mon imagination. Elle m’emporta à traversdes images plus cyniques les unes que les autres, toutes distinctesquoique de même nature, faisant défiler devant ma jalousie portéeau comble toutes les scènes qui se passaient là-bas en mon absence.Je brûlais d’indignation à la vue de ces images. La rage et je nesais quelle ivresse de ma propre humiliation m’étreignaientfortement, et toujours ces images que je ne pouvais chasser,toujours là, devant moi, me hantant. Plus je les voyais, plus jecroyais à leur réalité, oubliant qu’elles étaient sans consistanceaucune.

Je ne voulais pour preuve de leur existenceque la précision que j’y voyais. On eût dit que, malgré ma volonté,un démon inventait et me soufflait les fictions les pluseffrayantes.

Il me revint en mémoire une conversation,depuis longtemps oubliée, que j’avais eue un jour avec un frère deTroukhatchevsky. Je me torturai le cœur avec enivrement enrapportant cette conversation au cas du violoniste et de ma femme.Oui, elle datait de longtemps mais je m’en souvenais bien. Le frèrede Troukhatchevsky, auquel j’avais demandé s’il fréquentait lesmaisons publiques, me répondit qu’un homme qui se respecte ne vapas dans les endroits sales et vils où on risque d’attraper desmaladies, alors qu’il peut trouver une femme honnête.

Et son frère, le musicien, l’avait trouvée lafemme honnête : plus de la première jeunesse, il est vrai,avec une dent de moins sur le côté, devenue un peu épaisse, mais,bah ! on prend ce qu’on trouve ! Il lui fait une faveuren la prenant pour maîtresse ; et, du reste, elle ne menacepas sa chère santé…

Non, c’est impossible ! reprenais-je aveceffroi, rien de tel ne s’est passé. Je n’ai aucun motif pour lesupposer. Ne m’a-t-elle pas dit que la seule pensée que je pouvaisêtre jaloux était une honte pour elle ? Elle l’a dit, maiselle mentait, criait une voix intérieure ; et la lutterecommençait…

Il n’y avait que deux voyageurs dans le wagonoù je me trouvais : une vieille dame et son mari, tous deuxpeu causeurs. Ils descendirent bientôt, d’ailleurs, et melaissèrent seul. J’étais comme une bête fauve en cage. Tantôt je melevais brusquement, je m’approchais de la fenêtre, tantôt jemarchais d’un pas incertain, comme si j’avais espéré augmenter parmes efforts la vitesse du train. Ce wagon, avec ses banquettes etses vitres, tremblait sans cesse, tout comme celui-ci…

À ces mots, Pozdnychev se dressa, parcourutfiévreusement le wagon et, de nouveau, se rassit.

– Ah ! comme je redoute les wagonsde chemins de fer ! L’épouvante me saisit… Je voulais songer àautre chose, au maître de l’auberge où j’avais pris le thé, parexemple. À mes yeux apparaissait le portier, avec sa grande barbeet son petit-fils qui était de l’âge de mon petit Vassïa. Mon petitVassïa ! mon petit Vassïa ! Il verra le violonisteembrasser sa mère ! Que se passera-t-il dans sa pauvre petiteâme ? Mais que lui importe à elle ! Elle aime !…

Et de nouveau les images défilaient.

Non, non !… Je vais penser à ma visite àl’hôpital. Oui, hier, un malade s’est plaint du médecin, de celuiqui a des moustaches comme celles de Troukhatchevsky… Et aveceffronterie, il… tous deux me trompaient quand il disait qu’ilpartait !… Et cela recommençait… Je souffraishorriblement.

Mes tortures venaient surtout de monignorance, de mes doutes ; je ne savais s’il fallait la haïrou l’aimer.

Je souffrais, à ce point que, finalement, jene savais plus que faire. Une idée me vint qui me plut : mejeter sous les roues du train et en finir une bonne fois. Une seulechose arrêta l’exécution de mon plan, ce fut la pitié quej’éprouvai pour moi-même, pitié qui fit naître une haine acharnéecontre elle. Je n’avais envers lui qu’un sentiment étrange de monhumiliation et de sa victoire ; mais, elle, je lahaïssais.

« Non ; je ne la laisserai pas, parma disparition, libre d’elle-même. Il faut qu’elle souffre aussi,qu’elle se rende compte des souffrances que j’aiendurées… »

Je sortais à tous les arrêts pour me distrairede mes pensées.

À une gare, comme je vis qu’on buvait aubuffet ; j’allais absorber un verre de vodka. À côté de moi,un juif buvait. Il se mit à me parler, et, pour ne pas remonterseul dans mon wagon, je le suivis dans sa troisième classe, pleinede fumée, sale, le plancher jonché de pelures de graines detournesol.

Je pris place à ses côtés et il me raconta desanecdotes. J’écoutai, mais sans suivre son récit, absorbé quej’étais par mes pensées. Il s’en aperçut et voulut de nouveauattirer mon attention. Je me levai alors et remontai à monwagon.

Je voulais réfléchir et voir si vraimentj’avais raison de me tourmenter. Je m’assis, pour être plus calme,mais immédiatement mon raisonnement s’envola et les mêmes images sesuccédèrent devant mes yeux. Combien de fois je m’étais déjà mis àla torture dans mes accès antérieurs de jalousie, et toujours sansle moindre motif, pour rien ! Sans doute, il en est de mêmeaujourd’hui, sûrement, pensais-je ; je vais la trouverendormie, elle se réveillera et sera heureuse, et par ses paroles,par ses regards, je me convaincrai qu’il n’est rien arrivé, que mesinquiétudes étaient vaines. Oh ! que ce serait beau !– » Non, il en a été trop souvent ainsi, insinue une voix,aujourd’hui c’en est fait… » et mon supplice recommençait.

Quel martyre ! Ce n’est pas dans unhôpital de syphilitiques que je conduirais un jeune homme pour ledégoûter des femmes, mais dans une âme troublée comme la miennepour qu’il voie quels démons la déchirent. La chose horrible,c’était que je me reconnaissais sur son corps un droitindiscutable, comme si elle eût été ma propre chair, et cependant,je sentais que je ne tenais pas ce corps en mon pouvoir, qu’il nem’appartenait point, qu’elle en pouvait disposer à sa volonté etque sa volonté n’était pas conforme à mes désirs.

J’étais désarmé envers lui et plus encoreenvers elle.

Si elle n’a pas failli, mais si elle en a ledésir, et je sais qu’elle en a, c’est bien pire !… Mieuxvaudrait que la faute fût commise et que je sorte enfin de ce douteaffreux.

Je ne pouvais pas formuler ce que jesouhaitais ; j’aurais désiré qu’elle ne voulût point cequ’elle devait forcément vouloir. C’était pure folie.

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