Contes et nouvelles – Tome IV – La Sonate à Kreutzer suivie de Pourquoi ?

XV

 

– Durant tout le temps de ma vieconjugale, je ne cessai d’être en proie à la jalousie et j’ensouffris cruellement.

Il y eut des périodes où mes souffrancesfurent plus intenses. La première remonte à la naissance de notrepremier enfant. Quand nous eûmes pris une nourrice, les médecinsayant défendu à ma femme de le nourrir elle-même, je fusparticulièrement jaloux, d’abord en raison de l’inquiétude de mèreéprouvée par ma femme, à la suite du dérangement apporté à larégularité de sa vie ; puis ma jalousie provint surtout de ceque je vis avec quelle facilité ma femme renonçait à ses devoirs demère, ce qui me faisait conclure, d’instinct et de raison aussi, àla facilité qu’elle aurait à abandonner ses devoirs d’épouse,d’autant plus que sa santé était excellente et que, malgré ladéfense de messieurs les docteurs, elle allaita, avec le plus grandsuccès, les enfants puînés.

– Vous ne me paraissez pas beaucoup aimerles médecins, lui dis-je, ayant remarqué l’expression irritée de saphysionomie et l’altération de sa voix toutes les fois qu’il enparlait.

– Il n’est pas question ici d’aimer ou dene pas aimer ! Ils ont brisé mon existence, comme ils en ontbrisé des milliers d’autres. Je ne puis pas ne pas chercher un lieucommun entre la cause et l’effet. J’admets qu’ils veuillent, commeles avocats, comme d’autres gagner de l’argent ; je leurabandonnerais de grand cœur la moitié de ma fortune – et je suiscertain que tout homme qui se rendrait compte de leur actionagirait de même – s’ils consentaient seulement à se désintéresserde notre vie de famille et ne pas toujours se mêler des choses oùils n’ont que faire.

Je n’ai pas consulté la statistique, mais jeconnais personnellement des dizaines de cas – et il y en ad’innombrables – où tantôt ils ont tué l’enfant dans le sein de lamère en prétendant qu’elle ne pouvait accoucher, tantôt la mère,sous le vain prétexte d’une opération.

On ne tient pas compte de ces meurtres, demême qu’on n’a pas dénombré ceux de l’Inquisition, dans la croyancequ’ils étaient utiles à l’humanité. Les crimes des médecins sontincalculables, encore ne sont-ils rien auprès de la corruptionmorale qu’engendre le matérialisme qu’ils propagent dans le monde,particulièrement à l’aide de la femme.

Je ne m’arrêterai même pas à ce fait que, ensuivant leurs conseils, nous en arriverions inévitablement, de parla force de la contagion, non à l’union, mais à la désunioncomplète. D’après leurs principes, nous devrions passer notretemps, dans le repos et l’isolement, à nous servir d’acide phénique– il est vrai qu’aujourd’hui ils trouvent qu’il ne vaut plusrien ! – Là n’est pas le pis. Leur poison le plus violent estla corruption dans laquelle ils plongent l’humanité, les femmestout particulièrement.

On ne peut plus dire, ni à soi-même ni auxautres, de nos jours : « Tu mènes une vie déplorable,corrige-toi. » Non ! Quand on mène une mauvaise vie,c’est la faute d’une maladie nerveuse ou de quelque chosed’analogue. Alors on va consulter les docteurs ; ils vousprescrivent des remèdes que le pharmacien fournit. On devient plusmalade ; vite au docteur, au pharmacien ! Charmanteinvention en vérité !

Pour revenir au sujet qui nous occupait, jevous dirai que ma femme a fort bien nourri nos enfants, que ceux-ciont beaucoup servi à apaiser les souffrances que m’occasionnait majalousie. Sans eux, la catastrophe serait survenue plus tôt. Lesenfants nous ont sauvés pour quelque temps. Pendant huit ans, mafemme a mis au monde cinq enfants qu’elle allaita elle-même.

– Et où sont actuellement vosenfants ? demandai-je.

– Les enfants ? fit-il d’un aireffrayé.

– Pardon, peut-être vous est-il pénibled’en parler ?

– Non, pas précisément… Ma belle-sœur etson frère se sont chargés des enfants. Je leur ai abandonné mafortune, et cependant, ils ne m’ont pas rendu mes enfants, comme jepasse pour être fou, on m’en a refusé la garde. Je viens de lesvoir ; mais on ne me les rendra pas. C’est malheureux, car jeles aurais élevés de manière à ne pas ressembler à leurs parents…Or, il paraît qu’ils doivent leur ressembler. Enfin, rien à faire.On ne me les confiera pas. Au reste, je ne suis pas certain d’êtrecapable de les élever. Je suis une loque je ne suis plus bon àrien. Mais je sais quelque chose que d’autres, que tous ne saurontpas de si tôt.

Oui, mes enfants vivent, grandissent etdeviendront aussi sauvages que ceux qui les entourent. Je les aivisités à trois reprises. Mais que puis-je pour eux ? Rien. Jem’en vais maintenant chez moi dans le Midi. J’y possède unemaisonnette et un jardinet.

Oui, du temps se passera avant que les hommessachent ce que je sais. On apprend vite quelle quantité de fer etquels autres métaux contiennent le soleil et les étoiles ;mais apprendre ce qui dénonce notre vilenie, c’est bien autrementdifficile.

Vous, au moins, vous écoutez ; et je vousen suis reconnaissant.

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