Contes et nouvelles – Tome IV – La Sonate à Kreutzer suivie de Pourquoi ?

III

 

– Je vais vous raconter… Mais cela vousintéresse-t-il vraiment ?

Je lui réitérai mon vif intérêt.

Il se tut, passa sa main sur le front etcommença :

– S’il faut raconter, il faut toutdire : pourquoi et comment je me suis marié, quelle a été mavie jusqu’à mon mariage.

Je suis propriétaire foncier, j’ai terminé mesétudes à l’Université et j’ai été maréchal de la noblesse. J’aimené jusqu’à cette époque la vie de tous les gens de mon monde, unevie déréglée, et, à l’exemple de ceux que je voyais autour de moi,je croyais me conduire en honnête homme, être un brave garçon etmener une vie morale.

Je n’étais pas un don Juan ; sans goûtscontre nature, je ne faisais pas de la débauche le but principal dema vie, à l’exemple des jeunes gens de mon monde. Je prenais mesplaisirs en temps voulu, décemment, pour ma santé. J’évitais cesfemmes qui, par la naissance d’un enfant ou par simple affection,pouvaient lier mon avenir ; d’ailleurs, y eût-il des enfantsou des attachements, je faisais semblant de ne pas m’en apercevoir.C’est pour cela que je croyais à ma moralité, que j’en tirais mêmeorgueil.

Il s’arrêta et fit entendre le hoquet qui luiétait particulier et qu’il émettait visiblement quand une idéenouvelle lui venait.

– C’est là précisément la vileniefoncière ! s’écria-t-il. Je ne comprenais pas que la débauchene consiste pas simplement en des actes physiques, qu’une abjectionphysique n’est pas forcément la débauche et qu’à proprement parler,la débauche est cet affranchissement de rapports moraux vis-à-visde la femme avec laquelle on a des rapports sexuels. Et c’est decette liberté que j’étais fier !

Je me rappelle ce que j’ai souffert un jour dene pouvoir payer une femme qui s’était donnée à moi par amour,probablement. Je ne fus tranquille que lorsque, par un envoid’argent, j’eus coupé tout lien moral avec elle…

Inutile de m’approuver par des signes detête ! s’écria-t-il subitement. Tous, vous aussi, monsieur, àmoins que vous ne soyez un oiseau rare, vous avez les mêmes idéesque j’avais. Du reste, qu’importe ? Excusez-moi,continua-t-il ; mais croyez-m’en, c’est effroyable,effroyable !

– Qu’est-ce qui est effroyable ?

– Cet abîme d’erreurs où nous vivonsquant à nos relations avec la femme. Je ne puis en parler aveccalme… Et non pas parce qu’il m’était arrivé cet épisode,comme dit l’autre, mais parce que, depuis, mes yeux se sont ouvertset j’ai vu tout sous un autre jour. À l’envers ! Entièrement àl’envers !

Je ne distinguais point, dans l’obscurité, sonvisage ; à travers le bruit du train, – me parvenait sa voixseule, au timbre agréable et au ton grave.

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