Contes et nouvelles – Tome IV – La Sonate à Kreutzer suivie de Pourquoi ?

XIX

Pozdnychev se leva soudain et s’assit près dela fenêtre.

– Excusez-moi, fit-il, puis demeura troisminutes, le regard fixé dehors.

Ses traits s’altérèrent ; son regardterne prit une expression piteuse, et un étrange sourire plissa seslèvres. Il soupira profondément, puis se rassit en face de moi.

– Oui, reprit-il, après avoir allumé unecigarette, dès qu’elle cessa de concevoir, elle commença à prendrede l’embonpoint et sa maladie – ses inquiétudes constantes pour sesenfants – passa. Le fait important ne consista pas dans ladisparition de cette maladie, mais, en ce qu’elle se réveilla commed’une torpeur, qu’elle vit un monde rempli de joies sans nombre, unmonde qui lui était resté caché jusque-là, dans lequel elle n’avaitpas appris à vivre, qu’elle ne comprenait pas.

« Il faut jouir du moment, le temps passeet ne revient plus. »

Voilà, je crois, quelles étaient ses penséesou plutôt ses sentiments. D’ailleurs, elle ne pouvait ni sentir nipenser autrement. Son éducation lui avait implanté l’idée qu’uneseule chose est ici-bas digne d’attention : l’amour. Elles’était mariée, avait un peu goûté de cet amour, mais moins bienqu’elle ne l’avait espéré ; et que de déceptions, que desouffrances ! Et ce martyre inattendu, les enfants !

Ce martyre l’avait exténuée. Par l’obligeancede messieurs les docteurs, elle apprend un beau jour que l’on peutparfaitement se passer d’enfants. Cela lui avait causé une vivejoie que l’expérience ne fit qu’accroître et elle continua à vivrepour la seule chose qu’elle connût, pour l’amour. Mais l’amour pourun mari souillé de jalousie et de haine n’était plus son idéal.Elle rêvait d’une autre tendresse, nouvelle, plus pure, c’était dumoins l’idée que je me faisais d’elle.

Elle épiait de tous côtés, comme si elleattendait quelque chose. Je le remarquai et une anxiété profondem’envahit.

Partout et toujours, quand elle causait avecmoi par l’intermédiaire de tiers, c’est-à-dire quand elle parlaitavec des étrangers, mais avec l’intention de me le faire entendre,elle répétait bravement, oubliant qu’une heure avant elle avait ditle contraire, elle répétait, moitié en plaisantant, moitiésérieusement, que les soucis maternels étaient une erreur et qu’ilne valait pas la peine de donner la vie à des enfants tant qu’onest jeune et qu’on peut jouir de la vie.

Dès lors, elle s’occupa moins des enfants, nefaisant pas preuve à leur égard du même dévouement qu’autrefois,mais, par contre, plus préoccupée d’elle-même, de son extérieur,bien qu’elle cherchât à le dissimuler, de ses plaisirs et même deson perfectionnement en certaines choses. Elle se remit avecenthousiasme au piano qu’elle avait complètement négligé. Ce fut làl’origine de la catastrophe.

Pozdnychev tourna de nouveau son regardfatidique vers la vitre, puis, ayant fait un effort sur lui,reprit :

– À ce moment parut l’homme…

Pozdnychev s’arrêta et fit entendre deux outrois de ses singuliers reniflements. Je pensai qu’il lui étaitpénible de nommer cet homme et de se ressouvenir. Mais il fit ungeste énergique comme pour écarter l’obstacle qui obstruait saroute et continua d’un ton décidé :

– C’était un vilain monsieur, à monsens ; non par le rôle qu’il a joué dans ma vie, mais parcequ’il était réellement tel. Ce fait, d’ailleurs, que c’était unvaurien m’amène à conclure à l’irresponsabilité de ma femme encette action. Si ce n’avait pas été lui, c’eût été un autre.

Il se tut un moment, puis :

– C’était un musicien, un violoniste. Nonun musicien de profession, mais mi-homme du monde, mi-artiste. Sonpère, propriétaire d’importants domaines et voisin du mien, s’étaitruiné. Les enfants, trois garçons, s’étaient débrouillés toutseuls. Notre homme, le cadet, fut envoyé chez sa marraine, à Paris.Il entra au Conservatoire ; il faisait preuve d’un certaintalent musical, en sortit violoniste et joua dans des concerts.C’était un homme…

Sur le point de dire du mal de cet homme,Pozdnychev se retint, puis, après une légère pause, continuabrusquement :

– En vérité, j’ignore quelle était savie. Je sais seulement qu’en cette année-là, il revint en Russie etfut introduit chez moi. Il avait des yeux humides, fendus enamande, les lèvres rouges et souriantes, de petites moustachesretroussées, une coiffure à la dernière mode. Il étaitjoli, mais d’un visage commun ; en un mot, ce queles femmes appellent un beau garçon, une taille fine, presque unetaille féminine bien proportionnée cependant ; son bassinétait très développé, comme chez une femme, comme chez lesHottentots, dit-on. Ils sont aussi très musiciens, prétend-on.

Assez promptement familier, mais sachant seretirer à la moindre froideur et conserver sa dignité, il avait unje ne sais quoi de parisien, avec ses bottines à boutons, sescravates aux couleurs claires, et faisait une excellente impressionsur les femmes, par ce quelque chose de particulier et de nouveauqu’il portait sur toute sa personne. Ses manières étaient d’unegaieté factice. Il parlait par allusions, par phrases inachevées,comme si son interlocuteur eût été au courant de tout et qu’il eûtvoulu plutôt l’aider lui-même à se ressouvenir que lui faire unrécit.

C’est cet homme, avec sa musique, qui futcause de tout. Aux assises, on a tout mis sur le compte de majalousie. Cela n’était pas exact, du moins complètement. Aujugement, on décida que j’avais été trompé, que je l’avais tuéepour venger mon honneur outragé – c’est bien là leur langage,n’est-ce pas ? – et je fus acquitté. Je voulais leur expliquerle vrai motif, ils crurent que j’avais l’intention de réhabiliterl’honneur de ma femme. Du reste, ses rapports avec le musicien,quels qu’ils aient été, furent sans importance, pour moi comme pourelle. La seule chose importante est ce que je vous ai raconté,savoir ma turpitude.

Tout le drame vient de l’arrivée de cet hommechez nous où nous étions plongés dans la plus déplorable confusion,dans cette haine mutuelle dont je vous ai parlé, au moment où lamoindre goutte d’eau devait suffire à faire déborder le vase. Nosdisputes, terribles vraiment dans les derniers temps, avaient cetteconséquence étonnante qu’elles provoquaient en nous des excès depassion bestiale.

Si cet homme n’était venu, c’eût été un autre.Si je n’avais pas eu la jalousie comme prétexte, j’en aurais trouvéun autre. Je suis profondément convaincu que tous les hommes quivivent de la vie conjugale dont je vivais, doivent se livrer à ladébauche, ou divorcer, ou se tuer, ou tuer leur femme comme j’aifait moi-même. Celui auquel cela n’arrive pas est un oiseau rare.Avant le dénouement, j’ai été plus d’une fois sur le point de mesuicider, plus d’une fois ma femme a tenté de s’empoisonner.

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