Contes et nouvelles – Tome IV – La Sonate à Kreutzer suivie de Pourquoi ?

VII

Ce fut dans ces pénibles moments qu’arriva àOuralsk un Polonais du nom de Rosolovski, qui avait participé àl’élaboration du projet hardi poussant à la révolte et à l’évasiondes déportés sibériens, organisées à cette époque par un prêtreexilé du nom de Sirotsinski. Comme l’avait été Migourski et lesmilliers d’autres déportés, dont le seul crime était de vouloirrester ce qu’ils étaient, c’est-à-dire Polonais. Rosolovski futfustigé et incorporé dans le bataillon où était Migourski.

Le nouvel arrivé, ancien professeur demathématiques, était un homme long, légèrement voûté, maigre. Ilavait les joues caves et le front rembruni. Dès le premier soir deson arrivée, assis devant une tasse de thé, chez les Migourski, ilse mit naturellement à conter de sa voix basse, lente, l’affairepour laquelle il avait si cruellement souffert. L’abbé Sirotsinskiavait formé une société secrète dont les ramifications tenaienttoute la Sibérie et dont le but était de soulever les soldats, lesforçats et les déportés à l’aide des Polonais incorporés dans lesrégiments de cosaques et de fantassins, de s’emparer, à Omsk, del’artillerie et de libérer tout le monde.

– Était-ce donc possible ? demandaMigourski.

– Très possible. Tout était prêt, fitRosolovski, fronçant les sourcils.

Il développa tranquillement tout le plan ettoutes les mesures qui avaient été prises pour le saut desconspirateurs au cas où la tentative échouerait. Le succès eût étécertain si deux scélérats ne les avaient trahis. À en croireRosolovski, l’abbé était un homme de génie et d’une grande forced’âme ; aussi était-il mort en héros et en martyr.

Rosolovski continua le récit, de sa voiximpassible, en donnant tous les détails du supplice auquel il dutassister, sur l’ordre des autorités, avec tous ceux quiparticipèrent au complot.

– Deux bataillons placés sur deux rangsformaient un long couloir. Chaque soldat était muni d’un bâtonflexible, de la grosseur d’un tiers de canon de fusil, dont lemodèle avait été approuvé par le tsar. Le premier amené fut ledocteur Chakalski. Deux soldats le tenaient, tandis que les autresfrappaient de leurs bâtons son dos nu au moment où il passait àleur niveau. Je n’eus conscience de ce châtiment qu’au moment oùl’infortuné s’approcha de l’endroit où je me tenais ;jusqu’alors je n’entendais qu’un roulement de tambour et ne comprisla torture qu’au moment où j’entendis le sifflement des bâtons etle bruit qu’ils faisaient en frappant la chair. Je vis les soldatsle traîner à l’aide de leur fusil, tandis qu’il marchait entressaillant et en tournant la tête tantôt d’un côté, tantôt del’autre. Lorsqu’il arriva devant nous, j’entendis un médecin russedire au soldat : » Ne le frappez pas trop fort, ayezpitié. » Mais il frappait toujours ; lorsqu’il revintdevant moi il ne marchait plus, on le traînait. Son dos étaithorrible à voir, je fermais les yeux ; il tomba, on l’emporta.Puis ce fut le tour du deuxième, du troisième, du quatrième. Toustombaient et étaient emportés, les uns morts, d’autres à peinevivants, nous étions obligés de rester là et de regarder.L’exécution dura pendant six heures, de huit heures du matinjusqu’à deux heures. Le dernier était Sirotsinski lui-même. Il yavait longtemps que je ne l’avais vu ; je ne l’aurais pasreconnu tellement il avait vieilli. Sa face glabre était touteridée et d’une couleur verdâtre, son corps mis à nu était maigre,jaune, ses côtes faisaient saillie. Comme les autres, iltressaillait à chaque coup et relevait la tête ; il nepoussait aucun gémissement, mais priait à haute voix :Miserere mei, Deus, secundum magnam misericordiamtuam.

– Je l’ai entendu de mes propresoreilles, fit vivement Rosolovski.

Et, les lèvres closes, il se mit à souffler dunez.

Ludovique, assise près de la fenêtre,sanglotait.

– Quelle nécessité de conter tous cesdétails !

– Des bêtes fauves ! s’écriaMigourski en jetant sa pipe.

Il se leva brusquement et, d’un pas rapide,passa dans la chambre à coucher noyée dans l’obscurité. Albinerestait les yeux fixés, comme pétrifiée.

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