Contes et nouvelles – Tome IV – La Sonate à Kreutzer suivie de Pourquoi ?

I

C’était au commencement du printemps. Nousavons passé deux jours et une nuit en chemin de fer.

Aux arrêts du train, des voyageurs montaientou descendaient. Trois personnes, cependant, étaient restées, commemoi, dans notre wagon depuis le départ du train : une femmeentre deux âges, assez laide, la cigarette aux lèvres, les traitstirés, coiffée d’une toque, revêtue d’un manteau d’alluremasculine ; à côté, son compagnon fort loquace, d’environquarante ans, entouré d’objets de voyage tout neufs ; puis, setenant à l’écart, à l’aspect nerveux, de petite taille, un hommejeune encore, mais aux cheveux précocement grisonnants, aux yeuxbrillants et sans cesse attirés par un nouvel objet. Il portait unpardessus usagé à col d’astrakan, de bonne coupe et un bonnet de lamême fourrure ; sous son pardessus, on apercevait unjustaucorps de moujik et une chemise à broderies russes. Autresingularité de ce monsieur : il faisait entendre par momentdes sons étranges, ressemblant à un toussotement ou à un rirebref.

Durant le trajet ce monsieur n’avait liéconversation avec personne, paraissant éviter avec soin de se créerdes relations. Tantôt il lisait et fumait, tantôt il se faisait unetasse de thé, ou mangeait des tartines qu’il tirait d’un vieux sac.Si on lui parlait, ses réponses étaient brèves et sèches et sonregard allait se perdre sur le paysage qui défilait.

Je m’aperçus, néanmoins, que la solitude luipesait, et, quand nos regards se croisaient, – fréquemment, puisquenous nous trouvions placés presque vis-à-vis l’un de l’autre, – ilse détournait comme pour se soustraire à toute conversation.

À la fin du deuxième jour, lorsque le trains’arrêta à une grande gare, le monsieur nerveux descendit pourchercher de l’eau bouillante pour son thé tandis que le monsieuraux objets neufs, – j’appris plus tard que c’était un avocat –allait prendre du thé au buffet avec la dame quil’accompagnait.

Durant leur absence, de nouveaux voyageursmontèrent dans le wagon et, parmi eux, un vieillard de hautestature, le visage fraîchement rasé, le front sillonné de rides, unmarchand évidemment, drapé dans une vaste pelisse en putoisaméricain et coiffé d’une casquette à grande visière. Il s’assit enface de la banquette que venaient de quitter l’avocat et sacompagne et lia conversation avec un jeune homme qui venaitégalement de monter et qui paraissait être un employé decommerce.

Je me trouvais tout près d’eux et, dansl’immobilité du train, je pus, pendant le silence des autresvoyageurs, percevoir quelques bribes de leur entretien. Ilsparlèrent d’abord du prix des marchandises, de commerce, puis de lafoire de Nijni-Novgorod. Le commis conta les orgies faites à lafoire par un riche marchand que tous deux connaissaient. Mais levieillard l’interrompit pour entreprendre le récit de cellesauxquelles il avait, autrefois, à Kounavino, pris lui-même une partactive. Ce n’était pas sans une certaine fierté qu’il évoquait sessouvenirs, et il raconta avec orgueil qu’un jour, à Kounavino,étant saoul, il s’était livré à une débauche telle qu’il ne pouvaitla conter qu’à l’oreille.

Le commis, à cette histoire, fut secoué d’unfou rire, tandis que le vieillard, qui riait aussi, montrait deuxdents jaunes.

Cette causerie était sans intérêt pour moi, etj’allais descendre à mon tour pour me promener un peu en attendantle départ. À la portière, je rencontrai l’avocat et la dame quiparlaient tous deux avec animation.

– Pressez-vous, me dit l’avocat, on vasonner le second coup.

En effet, à peine étais-je arrivé à la queuedu train, que la cloche retentit. Quand je remontai, l’avocatcontinuait à parler avec la même animation à sa compagne. En faced’eux, le marchand gardait maintenant le silence et remuait leslèvres d’un air désapprobateur.

– Elle déclara donc nettement à son mariqu’elle ne pouvait ni ne voulait continuer à vivre avec lui, parceque…, disait en souriant l’avocat pendant que je passais devanteux.

Je ne pus entendre, la suite : leconducteur passait, de nouveaux voyageurs entraient, un facteur lessuivait.

Quand le silence fut rétabli, j’entendis denouveau la voix de l’avocat, et il me parut que la conversationavait passé d’un cas particulier à des considérationsgénérales.

L’avocat fit observer que la question dudivorce intéressait aujourd’hui l’opinion publique de l’Europeentière, et, qu’en Russie, les cas de divorce devenaient de plus enplus fréquents.

– Il n’en était point de même dans le bonvieux temps, n’est-il pas vrai ? dit-il au vieillard avec unsourire, en s’apercevant qu’il était le seul à parler.

Le train se mettait en branle : levieillard se découvrit d’abord, se signa trois fois, murmurant uneprière.

L’avocat détourna les yeux et attenditpoliment.

Quand le vieillard eut fini, il enfonça à fondla tête dans sa casquette, prit contenance et dit :

– Cela arrivait bien autrefois aussi,dit-il, mais plus rarement. Aujourd’hui, ses choses-là sontforcées : on est trop féru d’instruction.

Le train augmentant sans cesse de vitesse, lebruit de ferraille m’empêcha d’entendre. Intrigué, je merapprochai. La conversation semblait également intéresser monvoisin, le monsieur nerveux, car, sans se déranger, il tenditl’oreille.

– En quoi est-ce la faute àl’instruction ? demanda la dame en esquissant un sourire.Vaudrait-il mieux se marier comme jadis, quand les fiancés nes’étaient même pas vus avant le mariage ? ajouta-t-elle,répondant, comme le font très souvent les dames, non aux argumentsinvoqués, mais à ceux qu’elle escomptait. – S’aimaient-ils ?pourraient-ils s’aimer ? ils ne le savaient pas : lesfemmes épousaient le premier venu et se créaient ainsi un tourmentpour toute leur existence. À votre avis, était-ce préférable ?poursuivit-elle, s’adressant plus à l’avocat et à moi qu’au vieuxmarchand.

– On est trop savant de nos jours, répétale vieillard, ne répondant pas à la question de la dame et enjetant sur elle un regard dédaigneux.

– Il serait intéressant que vous nousdisiez quel rapport vous voyez entre l’instruction et la désuniondu ménage, dit l’avocat en réprimant un sourire.

Le marchand allait répondre, mais la damel’interrompit :

– Non, ces temps sont passés !

– Laissez donc monsieur développer sapensée, je vous en prie, dit l’avocat.

– Parce que toutes les sottises viennentde l’instruction, dit le vieillard d’un ton résolu.

– On marie des personnes qui ne s’aimentpas, et l’on s’étonne de les voir vivre en désaccord. Il n’y a queles animaux qui s’accouplent au gré du propriétaire. Les hommes, aucontraire, sont poussés par leur sympathie, leurs inclinations,acheva la dame en lançant un regard sur l’avocat, sur moi et mêmesur le commis qui, debout, appuyé sur le dossier de la banquette,suivait en souriant la conversation.

– Erreur, madame, dit le vieillard,l’animal est un animal, tandis que l’homme vit d’après leslois.

– Cependant, comment vivre avec un hommelorsque l’amour est absent ? répliqua la dame, croyant émettredes idées très neuves.

– Il n’était point question de tout celaautrefois, dit le vieillard d’un ton pénétré ; c’estaujourd’hui seulement que c’est entré dans nos mœurs. À la pluslégère bagatelle, la femme se hérisse et dit à son mari qu’elle vale quitter. Il n’est pas rare aujourd’hui de voir les paysannes,elles-mêmes, jeter aux pieds de leurs maris les chemises et lescaleçons pour voler à celui qui a des cheveux plus bouclés. Alors,de quoi parler ? La femme doit d’abord éprouver de la craintepour l’homme.

Le commis regarda l’avocat, la dame et moi,réprimant un sourire et tout prêt à donner son approbation ou àridiculiser les paroles du marchand, selon notre attitude.

– Quelle crainte ? demanda ladame.

– Celle-ci : la femme doit craindreson mari. Voilà la crainte !

– Ah ! mon cher monsieur, ces tempssont passés ! dit la dame avec quelque humeur.

– Point si passés que vous pourriez lecroire, madame. Ève, la première femme, est née d’une côte del’homme, et cela restera vrai jusqu’à la fin des temps.

Le vieillard secoua la tête d’un tel air detriomphe et de gravité que le commis, lui décernant décidément lapalme de la victoire, éclata d’un rire sonore.

– C’est bien là votre façon de juger,vous, hommes, dit la dame sans céder et en se tournant vers nous.Vous vous donnez toute licence et vous voudriez cloîtrer la femme.Vous-mêmes, n’est-ce pas, vous pouvez tout vouspermettre ?

– Personne ne saurait le soutenir ;seulement la mauvaise conduite de l’homme au dehors n’augmente passa famille, tandis que la femme, l’épouse, c’est un vase bienfragile, dit sévèrement le vieillard.

Son ton sentencieux paraissait entraîner laconviction des auditeurs ; mais la dame, bien que fortementembarrassée, ne voulut point encore se rendre.

– Cependant la femme est aussi unecréature humaine, elle a des sentiments comme l’homme. Quepourra-t-elle faire si elle n’aime pas son mari ?

– Ne pas aimer son mari ! fit lemarchand d’une voix forte. Eh bien, on le lui apprendra !

Le commis fut particulièrement charmé de cetteréponse inattendue et il fit entendre un murmure approbateur.

– Mais non, on ne pourra pas le luiapprendre, dit la dame, l’amour ne vient pas de force.

– Et si la femme trompe son mari, que sepassera-t-il ? interrogea l’avocat.

– Elle ne doit pas le tromper, dit lemarchand. On y veille.

– Et s’il en est ainsi cependant ?Car enfin cela arrive.

– Dans un certain monde, c’est possible,mais pas chez nous, dit le vieillard.

On se tut. Le commis fit un mouvement et, nevoulant pas être en reste avec les autres, commença, toujourssouriant :

– Un de mes bons amis a été mêlé à unscandale assez compliqué. Sa femme, licencieuse à l’excès, ne tardapas à se lancer. Lui, était un homme intelligent et sérieux.D’abord, ce fut avec le comptable. Le mari chercha à la ramener àla raison par la persuasion, elle n’en continua pas moins. Ellevola de l’argent à son mari : il se mit à la battre ;elle n’en devint que pire. Elle se donna à un mécréant, à un Juif(sauf votre respect). Que faire ? Il la laissa partir, etdepuis il vit en célibataire, tandis qu’elle continue àtraîner.

– C’est un imbécile ! dit levieillard. S’il avait su la brider dès le début, elle serait encoreavec lui. Il faut toujours tenir les rênes en main, dès le départ,et ne pas les abandonner à sa femme dans la maison plus qu’à soncheval sur une grande route.

À ce moment le conducteur entra, demandant lesbillets des voyageurs pour la prochaine station. Le marchand remitle sien.

– Ah ! oui, il faut savoir mater lesfemmes à temps, autrement tout est perdu.

– N’avez-vous pas raconté cependant toutà l’heure comment les hommes mariés se divertissent avec les joliesfilles de Kounavino ? ne pus-je me retenir de luidemander.

– C’est tout différent, répliquafroidement le vieillard sans rien ajouter.

Bientôt un sifflement retentit et le trains’arrêta. Le marchand se leva, retira de dessous la banquette sonsac, s’enveloppa dans sa fourrure, souleva sa casquette etdescendit.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer